Les bibliothèques auraient-elles encore une histoire à nous raconter ?

p. 24-25

Texte

Directeur du SCD-BU de l’Université de Nice Sophia Antipolis, actuellement en congé de formation, Louis Klee prépare, dans le cadre d’un travail de recherche universitaire, un ouvrage sur le rôle de la bibliothèque dans la société de l’information et de l’IST. Une occasion offerte à Arabesques pour l’interroger sur sa recherche en cours et sur le choix de son titre.

D’après vous, la position essentielle de la bibliothèque aujourd’hui est celle d’un « média froid ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

Le rapport Miquel sur les Bibliothèques universitaires, où la culture du « cuit » (répèter ce que dit le maître, copier) était opposée à la culture du « cru » (rechercher soi-même sur la base des analyses, des conseils, des encouragements du pédagogue) m’a inspiré.

Les médias chauds, de l’image et de l’émotionnel, auraient-ils définitivement englouti les médias froids du commentaire, de l’écriture et de la distanciation ? La lassitude de la vitesse, l’impossibilité de s’approprier la colossale mine d’informations, la modeste demande d’une compréhension minimale, le désir de relativisation et de contextualisation des événements ne feraient-ils pas émerger une complémentarité somme toute assez raisonnable ?

La place serait donc chaude pour les médias froids, dont la bibliothèque ferait partie. Mais le ticket d’entrée reste celui de l’invention et de la créativité de « nouveaux » services pour être perçu comme un acteur de la société de l’information. Pari difficile pour un métier condamné à une évolution perpétuelle.

Dans quels contextes se construit cette société de l’information ?

De nouveaux modèles économiques émergent (pour le meilleur et le pire) dont celui de « l’économie de l’attention ». L’important ne serait plus de publier mais d’être vu. D’un côté, les éditeurs commerciaux pratiquent la valorisation économique par la « servicialisation »de l’accès aux ressources (moteur de recherche, alerte personnalisée, hiérarchisation et visualisation des contenus) et, de l’autre, les organismes de recherche et les universités (via entre autres leurs BU et leurs systèmes d’information) défendent une mission de fabrication, de transmission, d’explication, de diffusion, de conservation, de signalement des savoirs (pour lire en priorité les documents de qualité).

L’omniprésence de la télévision, elle‑même battue en brèche par Internet, les réseaux sociaux, la lutte au couteau pour conquérir « des temps de cerveau disponible », le déficit des lectures de loisirs comme érudites, la « majordomisation » de toute recherche par Google mènent-ils à cette « bibliothèque délaissée », décrite par Terry Weech lors du colloque Horizon 2019 ? Ou au contraire ne vit-on pas une inversion de cette tendance en raison de la nouvelle offre des services ? La bibliothèque est devenue un refuge, un havre de paix, « alma mater », face une information jugée trop invasive.

Dans notre société de l’information, la polysémie de la compréhension et de l’interprétation de l’écrit et de l’oral est permanente. Corriger l’écrit s’avérait jusqu’à présent un exercice plus complexe, sauf sur le web, que de corriger à l’oral, en écoutant, en précisant, en arrangeant, en démentant puis en oubliant. Et puis patatras ! L’émergence des « décodeurs de l’information » fait une apparition remarquable durant la campagne présidentielle et donne là encore un nouvel élan à tous ces médias froids que l’on croyait en perte de vitesse.

La bibliothèque me semble être un des vecteurs de cette complémentarité contradictoire et féconde de l’écrit et de l’oral. Elle fut, sur un temps long, gardienne et sans doute prisonnière du Livre (et de son circuit) et la voilà qui s’évade avec le net. Dans le coffre, hors du coffre ! De Pandore ?

L’absence de « culture documentaire » est-elle un mal français ?

Si l’on compare les pratiques des USA et de l’Europe du Nord, il n’y aurait pas photo. La France reste un pays un peu brouillé avec l’information et la transparence, un pays du « cuit » plus que du « cru » où il y aurait moins de place pour la bibliothèque dans son volet « statue du commandeur ».

Mais la pauvreté de la culture documentaire est aussi devenue une tendance mondiale. Pouvons-nous continuer à produire à jet continu une information que nul ne peut plus absorber ? Qui lit encore tous ses courriels ? Pouvons-nous continuer à confondre information (les les sources) et communication (la mise en scène) sans remettre en cause le modèle démocratique ? La transmission des savoirs reste une activité ardue, qui demande des enseignants mais aussi des bibliothécaires et des étudiants bien formés. Le succès du concept de learning centre réside sans doute aussi dans la volonté de reprise en main par le monde académique des conditions d’appropriation et de transmission des connaissances.

L’étanchéité entre le monde des professionnels de la documentation et celui des chercheurs fait que la recherche et la réflexion sur les bibliothèques ne se sont guère développées. Les professionnels restent sceptiques et les chercheurs peu intéressés. La réflexion reste trop souvent centrée sur les aspects techniques ou fonctionnels des métiers. L’enjeu politique et sociétal demeure le champ de quelques sociologues ou historiens et de quelques rares revues de réflexion. Blogs et wikis sont ignorés.

L’évolution technologique et les nouvelles pratiques des utilisateurs sont en train de rebattre toutes ces cartes. Les protagonistes deviennent multiples et complémentaires et le réseau favorise une mutualisation équitable, réduisant la place des « maîtres-penseurs » et des amphis producteurs de conformismes académiques.

La journée d’étude du dernier congrès de l’ADBU portait sur « les métiers des bibliothèques universitaires ». D’après vous, quelles seraient les évolutions à prendre en compte prioritairement ?

Les bibliothécaires ne se perçoivent plus comme partie d’un grand tout bibliothéconomique car ils ont perdu, avec la suppression du CAFB, le référentiel fondement de leur communauté intellectuelle. Ils sont trop peu nombreux et trop peu engagés dans la vie de leurs associations professionnelles, qui elles-mêmes ne convergent guère. Un vrai village gaulois ! Enfin l’évolution technologique peut lasser et démobiliser.

Yves Alix, dans la synthèse de cette journée, disait avec raison « Il faut réinventer la nécessité et la spécificité du bibliothécaire ». Le bibliothécaire « ADBU » se rassurerait de son utilité et de sa respectabilité par un affichage « administration et management », ce qui est tout à fait cohérent en tant qu’association de personnels de direction.

Or de nombreuses BU rendent déjà ces « nouveaux » services si appréciés des étudiants et demandés par la CPU (renseignement en ligne, accueil attentif et chaleureux, assistance personnalisée, tutorat, formation à la recherche d’information, expositions et conférences leur permettant d’élargir leur vision du monde). Ce travail discret, presque furtif, mérite d’être mieux connu et évalué. En contrepartie nous devons apprendre à mieux externaliser certaines tâches, à redéployer en conséquence, à intégrer dans nos équipes de cadres des non bibliothécaires, bref à fendre l’armure d’une organisation disparue : plus d’instructions de 62, plus de DBMIST, mais l’adaptation à la LRU, au RCE et à l’évolution technologique.

En termes de formation, comment prendre en compte ce nouveau contexte ?

Par une adaptation permanente de la formation initiale comme continue aux métiers des bibliothèques, menée sous la houlette de l’enssib et de l’IGB. Le conservateur doit être en même temps un expert en recherche d’information (autant pour l’étudiant et l’enseignant chercheur que pour le développement des collections sur tout support), en communication scientifique et pédagogique, en bibliométrie et en animation culturelle. C’est sur ces domaines que la formation doit s’amplifier.

Si nous voulons sauver le soldat Naudé, le doctorat de n’importe quelle spécialité académique, dont éventuellement les SIB, me semble désormais un sésame pour rejoindre la communauté universitaire et être écouté et entendu. Le renforcement des relations École des Chartes/Enssib avec les universités ou les écoles développant des formations documentaires de qualité s’inscrirait dans cette démarche.

Et l’intégration de la bibliothèque dans une véritable réflexion sociétale ?

Une bibliothèque s’ouvrant massivement change presque de nature. À Nice, la nouvelle BU multidisciplinaire de St-Jean d’Angely, en centre‑ville (80 h semaine, 7 j./7 durant l’année universitaire et 9h- 17h le reste de l’année, mois d’août inclus) a changé le regard sur la BU, devenue le perpétuel recours du travail académique pour tous les usagers, dont les étudiants, de milieu modeste ou aisé. À mon sens, toute BU devrait proposer au moins une implantation sur ce modèle, car c’est celui sur lequel fonctionne nos étudiants.

Une autre activité d’intégration sociétale est l’animation culturelle autour de la bibliothèque sous forme d’expositions ou de conférences leur permettant de comprendre de manière différente la complexité de notre monde contemporain.

La bibliothèque, une autre petite musique ! La bibliothèque comme interface de renseignement et de démarrage de procédure pour certains services publics serait un concept à creuser. On pourrait imaginer qu’ils y fassent des permanences d’information.

Les bibliothèques sont souvent oubliées par les médias. Pourquoi ?

Bousculée, comme bien d’autres institutions, par l’évolution technologique et les nouvelles pratiques, la bibliothèque semble en effet absente dans le grand concert médiatique. Et pourtant elle continue à être massivement utilisée. Nous sommes un métier de l’information qui n’aime pas trop la communication, or, nous devons être plus attentifs à cet aspect. Faire le buzz n’est pas le créneau communication de la bibliothèque mais elle peut néanmoins avoir un plan com. Le Grand prix des bibliothèques de Livres Hebdo y contribue. Nous disposons de ressources humaines remarquables, de réalisations sur le terrain plébiscitées par nos usagers, nous sommes les fondateurs du consortium Couperin, nous tenons à bout de bras et avec des moyens bien modestes l’organisation documentaire des universités mais nous restons une « structure absente » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Umberto Eco. Une bonne partie de la réflexion sur les bibliothèques se trouve sur les réseaux sociaux, blogs et portails et non dans la recherche. Alors à l’attaque, avec une université d’été par exemple !

Citer cet article

Référence papier

Louis Klee, « Les bibliothèques auraient-elles encore une histoire à nous raconter ? », Arabesques, 69 | 2013, 24-25.

Référence électronique

Louis Klee, « Les bibliothèques auraient-elles encore une histoire à nous raconter ? », Arabesques [En ligne], 69 | 2013, mis en ligne le 29 août 2019, consulté le 19 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=1155

Auteur

Louis Klee

louis.klee@unice.fr

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