Définir et s’approprier la sobriété numérique : enjeu émergent pour l’Enseignement supérieur et la recherche, cap stratégique pour les bibliothèques

DOI : 10.35562/arabesques.3409

p. 4-5

Plan

Texte

Bien qu’encore insuffisamment identifiées dans ce domaine, les bibliothèques impulsent depuis des années un couplage entre résilience numérique et enjeux environnementaux sur le terrain des données, du design de services, et constituent un réseau de ressourceries techniques et médiatiques en devenir.

D’année en année, en France comme aux quatre coins de la planète, les coups de semonce écologiques et climatiques retentissent plus fort. Si la reconnaissance scientifique et publique de « l’événement anthropocène »1 s’accompagne de la mise en lumière de ses causes majeures, l’existence des pollutions et de l’extractivisme numériques est une découverte souvent récente, à rebours des discours longtemps dominants sur la « dématérialisation » (expression frappée d’inconsistance par les réalités matérielles que sous-tend le numérique, les économies de papier permises par les échanges numériques ne représentant de gains écologiques que dans le cadre de certains usages administratifs et communicationnels bien circonscrits), et sur une numérisation du monde supposément vertueuse. De fait, estimer et caractériser l’empreinte environnementale du numérique est complexe. L’analyse des cycles de vie associés est aussi plurielle (par exemple, l’indice de réparabilité puis durabilité introduit par la loi AGEC du 10 février 2020) que les besoins et phénomènes causaux (travail et optimisation organisationnelle, communications, commerce, divertissement) sont intriqués, mais les constats d’ensemble sont très clairs et se sont popularisés depuis 20182. De leur fabrication représentant à elle seule la grande majorité des impacts induits (un simple ordinateur de 2 kg nécessite l’extraction et l’usage de 800 kg de minerais, ressources fossiles et eau douce, et la phase de production des terminaux concentrerait environ 70 % de l’empreinte carbone du numérique en France) jusqu’à une fin de vie à très faible degré de circularité et hâtée par des niveaux d’obsolescence (technique, logicielle, psychologique) records dans l’histoire des artefacts, les dizaines de milliards d’équipements numériques déjà produits de par le monde représentent un coût socio-écologique énorme, très loin de se limiter à la phase des usages que nous prenons de plus en plus le temps d’en faire et participant pleinement au dépassement en cours des neuf limites planétaires3. Ces réalités physiques de plus en plus tangibles, ces trajectoires de mieux en mieux mesurées, se conjuguent à la production de « communs négatifs »4 immatériels (désinformation et bulles socio-numériques, cyberdépendance, ultraconsumérisme audiovisuel, usages addictifs des écrans, mal- et sur-information engendrant une fatigue informationnelle…) et de fractures sociétales et géopolitiques qui composent aussi la face sombre du numérique. L’ambivalence d’un pharmakon5, franchissant une série d’effets de seuil, ne rend pas entièrement compte du nœud gordien écologique que représente le fait numérique : secteur-clé du système économique actuel, il imprègne tous les pans de la société comme véhicule informationnel et medium organisationnel. Telle qu’elle s’exprime, cette transversalité constitue un facteur d’impact, en ce qu’elle participe jusqu’à présent d’une propension systémique à l’accélération, au technosolutionnisme, aux effets rebonds6.

Le numérique : une ressource qui pourrait être épuisée au milieu du XXIe siècle

Au fondement de la sobriété numérique réside le constat irréfragable d’un faisceau d’externalités et de dégâts, mais aussi une projection : au rythme actuel des cycles de vie du secteur, la ressource numérique pourrait être épuisée d’ici au milieu du XXIe siècle. Il s’agit donc d’éviter la désorganisation que représenterait la raréfaction brutale (ou même subie par paliers) de l’épine dorsale du technotope actuel (environnement et système techniques conjoints dans lesquels l’humain évolue en permanence), en définissant collectivement besoins et priorités. En effet, en tant que réponse littérale aux excès d’un état « d’ébriété » (ici technologique), la sobriété vise l’adhésion à des perspectives désirables en puisant aux sources philosophiques de la frugalité et du bien commun7. En tant que voie d’action, elle appelle une politique allocative de ressources en considération de leur rareté ou de leur finitude, se distinguant résolument de l’austérité (réaction par ajustements restrictifs sans changement de cap général) par l’assomption d’une équité globale. Accoler l’épithète numérique à la sobriété ne peut ressortir que d’une vision stratégique et d’un pilotage du long terme : elle ne saurait donc être abordée sous le seul angle des « écogestes » (néanmoins indispensables sous une forme organisée, partagée et située) et de la limitation des flux énergétiques de fonctionnement, et elle confère une portée programmatique (éventuellement planificatrice) aux notions de numérique durable ou (éco)responsable8.

La sobriété numérique : l’affaire de tous

Au-delà de ce panorama d’ensemble, devant lequel toute organisation est tôt ou tard amenée à se positionner, en commençant par désamorcer les biais d’hypocrisie et les excuses à l’inaction environnementale, les enjeux de sobriété numérique ont des résonances spécifiques dans le champ des bibliothèques et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Projeter dans ces contextes des limitations et révisions (résumables en matière technologique et d’économie circulaire par une série de verbes en « R » : ralentir et réduire, renoncer, réparer, réutiliser, recycler) au substrat quasi-monopolistique des pratiques informationnelles, scientifiques et culturelles contemporaines, est sous-tendu par le haut degré d’exemplarité attendu de la fonction publique9, par une capacité d’exploration et d’imagination indépendante des paradigmes financiers et communicationnels dominants, par la négociation partagée de valeurs s’inscrivant aussi bien dans les projets que dans le quotidien de travail. Devant de tels défis, la tentation de plaider l’exception compétitive ou éducative peut émerger, d’autant que l’ESRI reste peu identifié par les trains de mesure écologiques pris ces dernières années. Son rôle en matière d’intégration des enjeux écologiques aux apprentissages et à la sensibilisation sociétale est cependant évident et reconnu10 ; il se prolonge vers de nouveaux modèles comme la low-technicisation, permettant d’inclure des dimensions informatiques à un postulat d’innovation frugale et ouverte, et à une nouvelle vision des stratégies d’excellence11.

Les bibliothèques, clés de voûte de la socialisation de la sobriété numérique

Concernant les bibliothèques, leur pilotage « éconumérique » dépend bien sûr grandement de leur intégration aux politiques des tutelles et, comme pour d’autres composantes fortement équipées et virtualisées, d’une bonne articulation avec les schémas directeurs informatiques locaux. Les bibliothèques impulsent depuis des années un couplage entre résilience numérique et enjeux environnementaux par l’ouverture des données, la promotion de l’interopérabilité et du libre, le design et l’écoconception de sites et de services. En tant que centres d’apprentissage et de médiations, actrices centrales de l’inclusion, vitrines ou motrices de « campus verts »12, et plus encore (au regard de la part d’impact majeure que représentent la production et le renouvellement de matériel) en tant que ressourceries numériques ou objethèques (prêt, médiation, mise à disposition collective d’infrastructures, terminaux et ressources), elles sont ou doivent devenir des clés de voûte de la sobriété numérique et de sa concrétisation auprès de publics (notamment étudiants13) de plus en plus en demande.

Pour conclure, en tant qu’acteurs publics, faire nôtre la sobriété numérique doit nous mener bien au-delà d’une constante lucidité critique et d’une disposition à l’abstentionnisme opérationnel : nous sommes convoqués au réinvestissement de politiques publiques des TIC et des données, participant à inféoder cet appareil à un projet de société écologique.

ABF

L’Association des Bibliothécaires de France s’est dotée depuis l’été 2022 d’une nouvelle commission exploratoire sur les enjeux environnementaux, la Commission Bibliothèques Vertes

https://www.abf.asso.fr/4/210/981/ABF/bibliotheques-vertes

Le numérique a toute sa place parmi les axes de travail de cette commission constituée d’une quinzaine de professionnel(le)s de la lecture publique et de l’ESR. Les contenus relatifs à la sobriété numérique sont disponibles ici :

https://bib.vertes.abf.asso.fr/category/sujets-cles/numerique

Notes

1 Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, publié au Seuil en 2013 www.seuil.com/ouvrage/l-evenement-anthropocene-jean-baptiste-fressoz/9782021135008 Retour au texte

2 Date de publication du rapport du Shift Project « Pour une sobriété numérique » : https://theshiftproject.org/article/pour-une-sobriete-numerique-rapport-shift L’expression a été forgée dès les années 2000 par le collectif GreenIT.fr. Retour au texte

3 Cf. Frédéric Bordage, Tendre vers la sobriété numérique, Actes Sud, 2021. Pour davantage d’informations chiffrées sur ces impacts, voir la Fresque du numérique et ses sources www.fresquedunumerique.org/sources.html et les éléments fournis par le consortium NégaOctet https://ecoresponsable.numerique.gouv.fr/posts/publications-donnees-negaoctet Retour au texte

4 Voir les éclairages de Lionel Maurel sur https://scinfolex.com/2018/06/10/le-zero-dechet-et-lemergence-des-communs-negatifs Retour au texte

5 Pour reprendre un concept de Bernard Stiegler (La technique et le temps) pointant la capacité de la technique à constituer un remède ou un poison, un exutoire ou un bouc émissaire. Retour au texte

6 Voir par exemple les travaux de Fabrice Flipo www.idref.fr/079002919 Retour au texte

7 Pour une analyse lexicale approfondie, voir notamment le rapport de l’ADEME sur la notion de sobriété (2019) https://librairie.ademe.fr/dechets-economie-circulaire/489-panorama-sur-la-notion-de-sobriete.html Retour au texte

8 L’association INR – Institut du numérique responsable parle également de numérique « régénérateur », non seulement éthique et inclusif, mais aussi circulaire, relocalisé, frugal https://institutnr.org/inr-numerique-responsable Retour au texte

9 Cf. la circulaire « Services publics écoresponsables » de février 2020 www.legifrance.gouv.fr/download/pdf/circ?id=44936 Retour au texte

10 Voir la LPPR (Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche – déc. 2020) et son annexe CSTI (médiation de la Culture Scientifique, Technique et Industrielle), ainsi que le volet éducation de la loi REEN (Réduction de l’Empreinte Environnementale du Numérique – nov. 2021). Retour au texte

11 Voir, par exemple, le programme de l’Université technologique de Compiègne consacré aux basses technologies numériques : https://lownum.fr Retour au texte

12 Voir les actions et ressources portées par le CIRSES - Collectif pour l’Intégration de la Responsabilité Sociétale et du développement durable dans l’Enseignement Supérieur (plateforme Persées.org et site ESResponsable) www.cirses.fr/article28.html Retour au texte

13 Voir les actions et la stratégie de plaidoyer du Réseau Étudiant pour une Société Écologique et Solidaire (RESES) https://le-reses.org/wp-content/uploads/2021/11/GUIDE-n%C2%B02-PLAIDOYER-RESES-nov-2021-WEB.pdf Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Feurtet, « Définir et s’approprier la sobriété numérique : enjeu émergent pour l’Enseignement supérieur et la recherche, cap stratégique pour les bibliothèques », Arabesques, 109 | 2023, 4-5.

Référence électronique

Jean-Marie Feurtet, « Définir et s’approprier la sobriété numérique : enjeu émergent pour l’Enseignement supérieur et la recherche, cap stratégique pour les bibliothèques », Arabesques [En ligne], 109 | 2023, mis en ligne le 12 mai 2023, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/arabesques/index.php?id=3409

Auteur

Jean-Marie Feurtet

Service Accompagnement des réseaux de l’Abes

Pour la commission « Bibliothèques vertes » de l’ABF

feurtet@abes.fr

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