Contes et récits de la vie quotidienne

Interview de Odile Carré

p. 16

Editor's notes

Nous avons rencontré Odile Carré, maître de conférences en psychologie sociale à l’université Lumière Lyon 2, pour qu’elle nous présente son dernier ouvrage analysant le trajet que des femmes immigrées ont effectué dans le cadre d’une formation aux contes. Odile Carré, Contes et récits de la vie quotidienne. Pratiques en groupe interculturel, L’Harmattan, 1998, 200 p., 110 F. Propos recueillis par Monique Charles.

Text

Canal Psy : Comment est né le projet de former des femmes immigrées à la pratique du conte ?

O. Carré : Ces groupes de mamans conteuses ont été mis en place à un moment où l’on avait déjà beaucoup travaillé dans les quartiers avec les femmes immigrées à partir de différents objets de relations, dont les pratiques de la vie quotidienne. La présence de Nadine Decourt, spécialiste des cultures de tradition orale, a permis de construire dans des conditions satisfaisantes ce nouveau projet centré sur le conte. En effet, on pouvait travailler ainsi à la fois sur la mémoire du groupe et avoir les moyens théoriques de positionner les contes dans l’ensemble des connaissances disponibles. De cette collaboration avec Nadine Decourt est née la formation d’un groupe de mamans conteuses proposant aux femmes immigrées un objectif pratique : travailler ensemble pour pouvoir diffuser les contes de tradition orale dans les écoles. La formation a comporté six cents heures réparties sur trente semaines. La pédagogie adoptée faisait alterner des stages pratiques dans les quartiers dont les stagiaires étaient originaires, ceci dans le but de favoriser leur insertion, et un regroupement hebdomadaire.

Canal Psy : Quel a été le parcours de ce groupe ?

O. Carré : Un certain nombre de phases sont repérables dans l’évolution du groupe. Les femmes qui avaient envie de raconter des contes ne les ont pas retrouvés immédiatement. Les contes sont venus au début sous forme de bribes, ils se sont construits au fur et à mesure que le groupe évoluait, et par le biais des échanges qui s’effectuaient au sein du groupe. Une première phase était polarisée sur le conte lui-même et sur le travail de mémoire qu’il médiatisait au sein du groupe. Une deuxième phase s’est centrée autour d’autres apprentissages et en particulier celui de la langue. Les onze participantes étaient d’origine algérienne, laotienne, tunisienne, et appartenaient à une première génération d’immigration. Toutes ces femmes ont fait un retour vers leur langue d’origine avant de nous parler des contes et de les traduire en français. Par ce biais s’est effectuée une réactualisation de leur enfance et de leur histoire ainsi qu’une reprise de tout une série de données relatives à la construction de leur identité.

Canal Psy : Le lecteur est impressionné par la profondeur et l’intensité du travail qui s’est effectué. Comment l’expliquez-vous et quels sont les facteurs en jeu ?

O. Carré : Le groupe a fonctionné comme un espace intermédiaire entre culture d’origine et culture d’accueil. Par la médiation du groupe et du conte, les femmes ont travaillé sur des éléments identitaires relatifs à leur culture d’origine qui se dévoilent seulement quand on entre dans un pays étranger. Elles ont aussi travaillé sur des éléments identitaires mis en cause par la culture d’accueil et, en particulier, sur les modifications qui interviennent dans les relations familiales, et les représentations des rôles masculins et féminins. Un autre aspect du travail psychique a porté sur les séparations et les deuils. Les femmes ont évoqué la souffrance provoquée par l’absence de leurs parents, celle qu’engendre le fait de ne pouvoir communiquer dans leur langue d’origine. Dans le travail élaboratif qui s’est effectué, il faut souligner l’importance qui revient au groupe et au conte. À travers le conte, les femmes se reconnaissaient à la fois semblables et différentes. À partir de ce moment-là, les échanges à l’intérieur du groupe n’étaient plus perçus comme dangereux. Le conte permettait d’établir le groupe comme un espace intermédiaire ouvert à un jeu collectif. L’aspect ludique des échanges facilitant la construction de relations interculturelles.

Canal Psy : Quelles sont les retombées concrètes de votre étude ?

O. Carré : Ce livre s’adresse aux étudiants et chercheurs, aux praticiens sociaux et à tous ceux qui, dans leur pratique, sont confrontés à des pratiques interculturelles. Il y a, en effet, des lieux où l’on essaye d’utiliser le conte, je souhaitais donner des pistes aux personnes qui travaillent sur cette question. J’insiste en particulier sur l’importance du dispositif car le travail de réflexion sur la manière dont les formateurs encadrent le groupe est essentiel. Le dispositif instaurait une forme d’alternance qui favorisait l’élaboration de ce qui était vécu sur le terrain. À partir de la médiation du conte, une élaboration des nouveaux liens sociaux qui étaient en construction a pu s’effectuer, cela a permis aux femmes de mieux s’intégrer dans leur environnement. Le travail psychique n’a donc pas seulement été individuel ; il a été collectif, il a accompagné l’instauration de nouvelles modalités de liens sociaux et a permis leur appropriation. Ainsi, à l’issue du groupe, des femmes qui n’étaient jamais entrées dans une librairie ont pu le faire pour aller acheter des livres pour leurs enfants. Elles ont participé aux activités sociales de leurs quartiers ou trouvé du travail. Une femme, qui ne savait ni lire ni écrire au départ, écrit aujourd’hui des contes. Elle est devenue conteuse. Ces exemples donnent à penser que ce travail sur le conte a permis à chacune d’accroître son autonomie, sa liberté d’expression et d’améliorer sa participation à la vie sociale.

References

Bibliographical reference

Odile Carré and Monique Charles, « Contes et récits de la vie quotidienne », Canal Psy, 35 | 1998, 16.

Electronic reference

Odile Carré and Monique Charles, « Contes et récits de la vie quotidienne », Canal Psy [Online], 35 | 1998, Online since 16 juillet 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2180

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Odile Carré

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