Canal Psy : Que recouvre concrètement le terme de grands somatisants ?
Marie-Claire Célérier : Pour moi les grands somatisants sont des personnes qui ont des maladies anormalement graves ou anormalement précoces par rapport à la moyenne. On peut envisager la psychosomatique sur le même modèle que celui que Freud a donné pour penser les relations entre la névrose et la normalité. Freud a décrit des névroses en étudiant des névrosés caricaturaux pour dire que nous étions tous des névrosés normaux. Nous sommes aussi tous des somatisants potentiels, avec des maladies bénignes. Certaines personnes présentent des maladies anormalement précoces et graves et chez elles, on repère mieux les particularités du fonctionnement psychique, qui sont caricaturales.
Canal Psy : Quelle compréhension proposez-vous des problématiques en cause ?
Marie-Claire Célérier : J’insiste plus particulièrement sur les relations entre somatisations et problématiques d’attachement et d’emprise. Ce qui m’est apparu, au fil du temps, c’est que les facteurs psychiques déclenchant la maladie renvoient aux problèmes de séparation et à des conflits avec des personnes particulièrement investies. Ces problématiques se transfèrent dans le monde médical où les personnes se trouvent pour se faire soigner. Elles découlent d’une fragilité constituée très précocement dans les premières relations affectives. Le fonctionnement des grands somatisants est marqué par la tendance à la résolution des problèmes par des actes plutôt que par des élaborations fantasmatiques. Les affects connaissent une répression. À l’arrière-plan de ce fonctionnement, l’École Psychosomatique de Paris place une dépression dite essentielle. Pour ma part je la vois comme une conséquence d’une perturbation très précoce des processus identificatoires qui, normalement, aboutissent à la reconnaissance de la séparation et de l’altérité. Il en résulte une dépendance manifeste ou masquée par une volonté d’emprise. Ce sont deux réponses qui renvoient toutes les deux à l’emprise initiale exercée sur l’enfant soit par un milieu cause de carence, où l’enfant se sent trop radicalement autre, soit par une famille qui se veut idéale, à l’abri de tous conflits et de toute altérité. Les deux autres problématiques sont plus connues. On tombe malade quand on se sent coupable de quelque chose qu’on ne peut assumer. Les maladies sont souvent plus bénignes, fonctionnelles et renvoient à une organisation névrotique. Dans les maladies de la honte, les personnes sont blessées narcissiquement. Elles ne se sentent pas à la hauteur d’une image idéale. En se laissant envahir par la maladie, elles trouvent une solution car la maladie peut excuser leurs défaillances, elles n’ont plus à faire leur preuve.
Canal Psy : La notion de bénéfice secondaire de la maladie pose la question de ce qui, dans la maladie grave, serait ou ne serait pas effectivement causé par le psychisme. Quel est votre point de vue ?
Marie-Claire Célérier : Il n’est pas celui de beaucoup de somaticiens. Pour moi, la cause essentielle de la maladie est physique. Le « choix d’organe » est une faiblesse corporelle. Ceci dit, notre corps passe son temps à se défendre contre les maladies. C’est la mise en œuvre de ces défenses qui ne se fait pas bien dans le cas où le psychisme a sa propre causalité et intervient beaucoup. La causalité psychique a pour effet de donner un feu vert à la maladie, elle entrave la mise en œuvre des défenses organiques. Les somatisations graves résultent de la conjonction de ces deux causalités.
Canal Psy : Comment s’effectue la prise en charge ?
Marie-Claire Célérier : Certains patients me sont adressés parce que les médecins les trouvent trop angoissés ou trop déprimés. Au cours du premier entretien, je me présente comme quelqu’un qui s’occupe du moral parce que leur maladie est difficile à supporter et j’en arrive à leur demander s’ils ont une idée de ce qui a pu déclencher la poussée de leur maladie. Ils invoquent alors souvent des événements de la vie, ce qui n’implique pas dans leur esprit qu’on puisse y faire quelque chose. Mes interventions ultérieures s’établissent à deux niveaux. J’aide les patients à porter un nouveau regard sur les événements de leur vie en prenant conscience de leur dépendance excessive ou de l’emprise excessive qu’on a exercée sur eux et contre laquelle ils se révoltent. En ce qui concerne les équipes soignantes, je les sensibilise aux problématiques des patients pour les aider à mieux les supporter et à pouvoir s’y adapter. L’objectif est d’éviter rejet et épreuve de force que les comportements des patients pourraient induire parce qu’ils réactivent justement leur problématique (d’attachement et d’emprise) et risquent d’aggraver leur maladie.
Canal Psy : Quels sont maintenant vos projets ?
Marie-Claire Célérier : Je me suis lancée plus complètement dans l’approche anthropologique. Je voudrais étudier les facteurs culturels en jeu dans la maladie, dans la façon de la traiter comme aussi dans ce qui la déclenche. L’idée est aussi de me décentrer par rapport à un certain imaginaire propre à ma culture car, malgré la réflexion que je peux avoir sur le monde soignant, j’en fais partie et j’y participe.