Introduction
Notre étude1 sera consacrée principalement à un cas particulier d’énallage2 où un nom personnel3 (Np) est utilisé par le locuteur à la place de la première personne (P1) sans pour autant porter préjudice au processus de décodage par l’allocutaire. Très peu étudiée jusqu’à présent, la substitution de je par la troisième personne (P3) qui aboutit ainsi plus ou moins à un dédoublement énonciatif du locuteur est un phénomène en fait assez flou, dont on ne peut caractériser le fonctionnement d’une façon simple. Il convient donc de voir tout d’abord les différents schémas qui peuvent être classés dans cette catégorie ainsi que la différence qu’ils introduisent par rapport aux schémas neutres (avec une P1 du locuteur). Puis, nous nous interrogerons sur les raisons de ce dédoublement. Pour parler de l’énallage consistant en un remplacement du pronom de P1 par des formes nominales, nous utiliserons le terme d’autodélocution4, pour la distinguer de l’auto-iloiement qui est réalisé au moyen du pronom personnel de la P3. Effectuée à travers un corpus constitué de situations d’interaction (interviews), de discours devant un auditoire et de publications sur les réseaux sociaux, notre étude tentera d’éclairer comment des personnalités désireuses de produire un certain effet sur le public auquel elles s’adressent utilisent ce procédé. Il conviendra de voir, enfin, s’il existe, à ce niveau, une différence perceptible entre la réaction des médias, auditeurs ou lecteurs français et russes face à ce procédé qui s’écarte de l’usage ordinaire.
1. Les différents schémas d’énallage de personne et les schémas qui s’en écartent
1.1. Auto-iloiement : substitution de je par il
L’auto-iloiement par le pronom personnel de la P3 n’existe que très peu. Par ailleurs, pour que le processus de décodage fonctionne, il faut que le pronom, se rapporte anaphoriquement à un nom personnel désignant le locuteur, qui apparait lui-même dans un discours représenté, réel ou fictif, portant sur le locuteur, comme dans les exemples (1 et 2) où les pronoms personnels de la P3 sont des anaphores ayant pour référents respectivement le prénom Nataša et le nom Korbax, et le rapport est explicité par le commentaire pro sebja slovami tret’ego lica/ o sebe v tret’em lice :
(1) «Что за прелесть эта Наташа5! — сказала она опять про себя словами какого-то третьего, собирательного мужского лица. — Хороша, голос, молода, и никому она не мешает, оставьте только ее в покое». [Л. Н. Толстой. Война и мир] |
(2) Товарищ Корбах6, мы из посольства. […] Его везут в отель «Крийон», на три дня он гость студии «Антенн-2». Поощрительные взгляды западных «специалистов». Ничего, ничего, он придет в себя, у него сейчас просто культурный шок. Да-да, он вылечится, думает он о себе в третьем лице. Можно хорошо его вылечить утюгом по голове. [Василий Аксенов. Новый сладостный стиль] |
Ce type de commentaire « à son propre sujet à la troisième personne » étant pratiquement indispensable à la cohérence du contenu, les exemples de remplacement de je par il/elle que l’on peut trouver sont issus essentiellement des œuvres littéraires et se présentent sous forme d’un dialogue fictif où l’énoncé est produit par un locuteur-énonciateur imaginaire et adressé à un tiers imaginaire (comme dans (1)) ou d’une autodialogisation (2) où l’énoncé est produit par soi-même et adressé à soi-même. Dans des interviews, il y a très peu d’exemples de ce type, car c’est une façon de parler fort incongrue.
1.2. Autodélocution : substitution de je par le Np du locuteur
1.2.1. Référence au point de vue d’autrui
C’est un des cas où la substitution par le Np du locuteur est la marque que l’affirmation est une reprise de paroles d’autrui, autrement dit on a ici une différenciation locuteur/énonciateur(s)7, ce qu’on trouve de façon plus ou moins nette dans l’exemple suivant tiré d’un tweet de Donald Trump du 28 février 2020 où il accusait le camp démocrate de manœuvres de déstabilisation face à sa décision de suspendre temporairement l’entrée aux États-Unis pour certains ressortissants étrangers :
(3) So, the Coronavirus, which started in China and spread to various countries throughout the world, but very slowly in the U.S. because President Trump closed our border, and ended flights, VERY EARLY, is now being blamed, by the Do Nothing Democrats, to be the fault of “Trump”8. [C01] |
Ainsi, dans (3), il y a la dissociation entre un énonciateur 1 coïncidant avec le locuteur qui est à l’origine de tout l’énoncé et un énonciateur 2 (ou plusieurs autres énonciateurs) qui est l’adversaire démocrate qui exprime un point de vue négatif « Trump closed the border » et « the fault of Trump » que l’énonciateur 1 (Trump) reprend à son compte pour le retourner (« spread very slowly because », « is now being blamed »).
1.2.2. Sans référence au point de vue d’autrui
Ce cas est plus difficile à interpréter. La substitution se fait sans qu’il n’y ait aucune référence à une parole d’autrui, comme dans l’exemple d’une déclaration de Staline, évoquée par le maréchal Konev :
(4) Именно тогда он позвонил на Западный фронт с почти истерическими словами о себе в третьем лице : «Товарищ Сталин9 не предатель, товарищ Сталин не изменник, товарищ Сталин честный человек, вся его ошибка в том, что он слишком доверился кавалеристам, товарищ Сталин сделает все, что в его силах, чтобы исправить сложившееся положение». Вот тут И. С. Конев почувствовал крайнюю растерянность Сталина, отсутствие волевого начала. [C02] |
Quel est le sens de cela ? Nous aborderons ce point plus loin.
1.3. Autodélocution par une fonction, un statut ou un rang
Ce type d’autodélocution permet l’insistance sur la fonction de la personne, comme dans l’exemple suivant où le président biélorusse Aleksandr Lukašenko se vante de sa cote de popularité en Russie :
(5) Это наша Россия, это наши люди, которые нас уважают, и где рейтинг президента Беларуси10 в многонациональной России — за 60%.» [C03] |
Il est à noter que, dans (5), la fonction de président, dont le locuteur est pourtant le titulaire n’apparaît pas comme une substitution équivalente de la P1. En effet, il ne serait pas forcément plus naturel ici d’utiliser moj rejting car, dans cet énoncé, il paraît tout à fait légitime de mettre en avant précisément la fonction du locuteur. Ce sont nos connaissances du monde qui nous permettent d’associer « le président biélorusse » à la personne du locuteur à ce moment particulier, mais ce n’est pas un trait permanent de sa personne, comme l’est son Np, d’où une possibilité de dissociation : on désigne le titulaire de la fonction qui, incidemment, coïncide avec le locuteur. Il est à noter que cet emploi est un emploi dit attributif, c’est-à-dire qu’il est référentiel à partir du moment où l’on est capable d’associer quelqu’un à la description à un moment donné, sinon c’est le président, quel qu’il soit.
Dans l’exemple qui suit, l’autodélocution par la fonction sert au locuteur à se désolidariser de certaines décisions sur le plan personnel, autrement dit, ce n’est pas la personne concrète qui est en question, mais ses différentes faces officielles. Il s’agit de la ministre de la Culture Roselyne Bachelot qui est interrogée par Jean-Jacques Bourdin le 11 décembre 2020 au sujet de la fermeture des lieux culturels dans le contexte de la crise sanitaire. Voici le début de sa réponse11 :
(6) Alors / d’abord / je vais vous dire que je suis que c’est un crève-cœur \ (.) je crois c’est un crève-cœur pour le milieu de la culture \ c’est un crève-cœur pour la (.) la ministre de la Culture […]. [C04] |
La répétition du segment « c’est un crève-cœur » s’accompagne du geste d’implication de soi suivant : la ministre ramène ses mains vers elle-même. Cependant, elle n’utilise pas la P1, mais l’autodélocution par sa fonction ministérielle : c’est un crève-cœur pour Roselyne Bachelot en tant que ministre de la Culture, ou même, peut-être pour une personne qui occupe le rôle de ministre de la Culture (emploi attributif) mais cette ministre de la Culture est une ministre du gouvernement entrant dans un système qui l’oblige à aller au-delà de ses états d’âmes du point de vue de la raison d’État et sanitaire. En plus, il ne faut pas oublier qu’elle avait été ministre de la Santé, autre hypostase de sa personnalité.
Dans cet exemple, il suffirait de mettre non pas un article défini (la), mais un indéfini (une) pour que le phénomène d’autodélocution disparaisse, car on passerait d’un emploi attributif (la personne qui se trouve être ministre de la Culture et qui se trouve être la locutrice elle-même à un emploi générique (toute personne qui se trouverait à ce poste et dans cette situation). En russe ce type de chose ne peut évidemment pas exister.
1.4. Autodélocution « complexe » : titre / fonction + Np
C’est un type hybride entre les deux précédents :
(7) А то, что я говорю "пересидел"… Я это чувствую, многие так говорят. Давайте отвлечемся от личности. Вы бы от Президента Лукашенко12, как избиратель, отказались по каким причинам? [C05] |
(8) [Ющенко] выразил надежду, что его указ о присвоении звания Героя Украины Степану Бандере не будет отменен другим президентом. «Ни у кого рука не поднимется отменить указ президента Ющенко13 в этом вопросе», -- сказал он о себе в третьем лице. [C06] |
Ce type d’autodélocution engage à la fois la fonction et la personne qui l’incarne. Ceci permet au locuteur soit de réduire le propos au cadre de sa fonction (7), soit, au contraire, de souligner l’apport personnel dans l’exercice de la fonction (8). Remarquons qu’à la différence de l’exemple (9), dans (8), la même phrase ne serait pas plus naturelle avec la P1.
1.5. Les schémas où l’autodésignation ne se substitue pas à la P1
1.5.1. Usage autoréférentiel
Les schémas du type pronom de la P1 suivi du Np en fonction d’apposition sont une forme de l’autodésignation qui ne remplace pas la P1 mais la complète. Ici, il ne s’agit pas d’énallage de la personne. La preuve que l’on a un schéma autre est l’accord : si l’on a un nominatif, l’accord se fera à la P1 (я, председатель комиссии, решаю…). Nous nous limiterons à quelques exemples de ces schémas.
1.5.1.1. Explicitation de P1 par Np
Dans (9), l’autodésignation par la forme du Np la plus complète (nom, prénom, patronyme) est employée à la suite du pronom personnel de P1 menja :
(9) Никакого союза (.) тем более с белоленточниками \ (.) никакого союза / с либералами \ быть у Компартии Российской Федерации и у меня / Рашкина Валерия Федоровича \ не может \ это просто исключено \ [C07] |
C’est une sorte de déclaration solennelle qui reprend les codes de certains genres du discours, administratif ou juridique, qui marquent un engagement du locuteur dans sa propre énonciation qui, par la mention de son identité, engage sa responsabilité ou authentifie un acte.
1.5.1.2. Fonction ou Np en position prédicative
Le cas le plus banal est celui de la fonction en position prédicative :
(10) « Вы меня спросили: ваш покорный слуга ‒ друг или не друг? Отношения между государствами строятся немножко по-другому, не как отношения между людьми. Я не друг, не невеста и не жених, я президент Российской Федерации14. 146 миллионов человек – у этих людей есть свои интересы, и я обязан их отстаивать […] », — ответил Путин немецкому изданию Bild на вопрос о сотрудничестве России и западных государств после присоединения Крыма. [C08] |
Avec le Np en tant qu’attribut, les effets sont extrêmement variables suivant la situation. Plus généralement, c’est une simple présentation lors des séquences d’ouverture de l’interaction où le Np correspond plus ou moins à la désignation par la dénomination de la personne15. L’exemple (11) présente un cas différent où le Np fonctionne pratiquement comme un nom commun, car il repose sur des traits stéréotypiques et il se charge d’un sens dénotatif [cf. Kleiber, 2016]. Il s’agit d’un extrait de l’émission « A pogovorit’ » [Youtube] animée par Irina Šixman consacrée à Nikolaj Ciskaridze, danseur étoile de renommée mondiale, recteur de l’Académie Vaganova :
(11) Шихман: Уверен ли ты / если (.) представим / ты станешь директором Большого \ ты не будешь таким козлом для кого-то другого \ (?) Цискаридзе: Я буду козлом всегда для бездарности \ Шихман: Ну слушай \ эти директора также могли сказать про себя / Цискаридзе: Они про меня могут сказать что угодно \ только я Николай Цискаридзе / а они никто \ уже давно \ ни одну эту фамилию не вспомнит никогда… (il est interrompu) [C09] |
Cet exemple sort du cadre de notre étude puisqu’il ne présente pas de substitution à la P1 par le Np. Cependant, il montre comment la réflexion qui conduit à l’attribution au Np de traits stéréotypiques permet de passer ensuite à l’énallage de la personne, comme on le verra plus loin avec le même locuteur. Dans (11), l’argument du locuteur porte sur le renom de Nikolaj Ciskaridze, qui renvoie à un ensemble de traits constituant l’image du danseur étoile, et tout cela malgré le fait que le locuteur, au moment de l’énoncé, ne soit plus danseur.
1.5.2. Distinction entre énonciateur1-locuteur et locuteur représenté dans le discours direct d’un énonciateur2
Dans l’exemple (12), il y a reprise des paroles d’autrui avec mention du locuteur par son nom, mais comme ceci se fait explicitement dans une incise dans le discours direct, on ne peut plus parler d’énallage :
(12) [Алексей Навальный, политик] : У меня же была целая компания/ двадцать смелых человек/ которые должны гордо заявить/ «Мы финансируем Навального16 и не боимся». [Интервью с А. Навальным. Программа Hard Day's Night (т/к "Дождь") (2012)] [Ruscorpora] |
Si on faisait passer ce même propos au discours indirect, on aurait un phénomène d’énallage de la personne.
2. Les raisons d’être de l’autodélocution
Les raisons de l’énallage de la personne sont très variables, mais dans le cadre d’une interview, certaines tendances ressortent nettement. L’interview est un cadre bien particulier pour étudier ce phénomène, car on n’interviewe pas n’importe qui, mais des gens qui ont « un nom » ou qui ont une fonction justifiant l’intérêt de leur prêter un microphone. Cela fait que l’on a des locuteurs dont la personnalité comprend souvent plusieurs faces (cf. les propos de Delon (20)) et ceci facilite évidemment le dédoublement du locuteur. Il convient de voir, d’abord sur un plan formel, comment l’énallage se produit et ensuite, nous traiterons la question liée à la présentation de soi par son discours.
2.1. Autodélocution initiée par l’interlocuteur
Il y a toute une série de cas où l’énallage de la personne par l’autodélocution est en quelque sorte provoquée par l’intervieweur. Prenons par exemple un extrait de l’interview de Jacques Chirac face à Étienne Leenhardt sur la chaine France 2 le 5 septembre 1994 :
(13) Leenhardt : […] Qui nous parle ce soir /( ?) est-ce que c’est le maire de Paris / est-ce que c’est le président du RPR / ou est-ce que c’est le candidat à la prochaine élection présidentielle /( ?) Chirac : C’est Jacques Chirac qui vous parle \ appuyé par (interrompu) Leenhardt : Qui est Jacques Chirac /( ?) Chirac : (en poursuivant) qui est appuyé par une certaine expérience \ je sais que vous êtes un jeune journaliste (sourire) mais je croyais quand même que cette information était parvenue jusqu’à vous \ e-et appuyé sur une certaine expérience / notamment mon expérience de maire de Paris \ [C10] |
Dans cet extrait, la première question ne peut avoir une réponse qu’à la 3e personne. Chirac pourrait répondre : « c’est le maire de Paris qui vous parle », ce qui serait une forme d’autodélocution, mais, voulant éviter cette présentation des choses, qui signifie qu’il a trois faces en quelque sorte indépendantes, il répond « c’est Jacques Chirac qui vous parle ». Il s’agit bien évidemment d’une stratégie politique : souhaitant briguer la présidence de la République, Chirac s’efforce de mettre en avant son expérience de façon indivisible en tant qu’homme politique sans être réduit à telle ou telle autre fonction et surtout sans laisser transparaître l’opportunisme de sa démarche. Même s’il a plusieurs « casquettes », Jacques Chirac est un, monolithique, et ce nom représente quelque chose pour le public.
Ce faisant, il a une posture condescendante vis-à-vis du journaliste (« vous êtes un jeune journaliste mais je croyais quand même que cette information était parvenue jusqu’à vous ») en feignant 1) de répondre littéralement à la question d’identification « Qui nous parle », 2) d’être irrité à cause de l’évidence de la question posée (« quand même », « cette information »). Puis, tout en esquivant la question présupposée : « Lequel des Chirac nous parle ? », il fait valoir son expérience en tant que maire. Il ne pourrait guère répondre : « c’est moi qui vous parle », car « moi » ne peut représenter que le sujet qui s’institue locuteur et, à la différence du Np, ne peut pas se charger de valeurs dénotatives stéréotypées. Il faut remarquer que, dans un autre contexte et un autre type de conversation, « c’est moi qui te le dis » aurait pour but d’inspirer de la confiance (tu connais ma personne, que tu as en face de toi, et tu sais que tu peux me faire confiance en tant que personne).
L’énallage de la personne est également provoquée dans l’exemple que nous empruntons à Ludmila Kastler : le 30 mai 1993, pour la 200e émission de « L’heure de vérité », l’ex-président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev17 en est l’invité exceptionnel. Il est interrogé sur son usage du pouvoir, sur la transformation de l’URSS depuis son départ du pouvoir et enfin sur l’actualité internationale :
(14) Animateur : Nous devons nous adresser à qui : à un homme du passé ou à un homme de l’avenir ? Gorbatchev : Aux deux. Gorbatchev18 vit et fonctionne. Animateur : Est-ce que le Comité central du PCUS savait quel loup il introduisait dans la bergerie ? Gorbatchev : Je pense que Gorbatchev n’est ni loup ni agneau [Kastler, 1998 : 164 sq.]. |
La question de l’intervieweur « nous devons nous adresser à qui : à un homme du passé ou à un homme de l’avenir ? » ne conduit pas naturellement à une réponse à la P1. Cependant, si l’énallage qu’on observe dans la première réplique de Gorbatchev est en quelque sorte provoquée, elle ne l’est plus dans la suivante. D’ailleurs, Kastler ajoute le commentaire suivant : « Contrarié par cette façon de parler de M. Gorbatchev, l’animateur de TF1 P. Poivre d’Arvor, n’a pas pu se retenir lors de l’entretien avec son interlocuteur et de lui répliquer : “On va arrêter de parler de vous à la troisième personne” » [Kastler, 1998 : 165].
Ici, contrairement à (13) où Chirac veut être vu comme une personne intégrale chapeautée par le Np de Jacques Chirac, on a l’impression que dans le cas de Gorbatchev c’est une forme habile de dissociation : je ne parlerai qu’à travers l’évocation de mon double officiel comme si c’était une personne extérieure. Cela permet d’ailleurs à Gorbatchev de moins s’engager dans ses réponses.
Voici encore un autre exemple avec Ksenija Sobčak, journaliste, présentatrice et ex-candidate à l’élection présidentielle de 2018 qui fait sa première apparition à la télévision d’État depuis sa défaite électorale dans un long format intitulé « Ksenija Sobčak : “Ja ne bojus’ načat’ žit’ zanovo. Èkskljusiv” » qui est fait sur mesure pour elle. Durant une heure quarante-deux minutes, Sobčak répond aux questions de Dmitrij Borisov qui recourt à l’énallage vis-à-vis de son interviewée dans la séquence d’ouverture, alors que la façon la plus neutre de s’adresser à un interlocuteur serait la P2 et non pas la P3 :
(15) Борисов: Как \ (.) вообще / живется Ксении Собчак \ (?) Собчак: Ну вот какой (?) (.) Настоящей / или бренду / Ксении Собчак \ (?) [C11] |
Il y a dans cette séquence une coconstruction par des interlocuteurs fondée sur l’énallage : Sobčak reprend la P3 utilisée par le journaliste et elle le motive par l’existence d’une marque de fabrique, d’ailleurs complexe : journaliste engagée, journaliste « people », candidate aux élections, autrement dit, d’une représentation stéréotypée de sa personne. En cela, elle demande si elle doit suivre ce décentrement d’elle (juste la figure publique, plus précisément, elle en tant que personne voulant jouer un rôle public, et, d’un autre côté, elle en tant que personne privée ayant des ressentis, ou même elle en tant que personne complète).
2.2. Autodélocution auto-initiée : les raisons qui la motivent
Nous allons nous arrêter sur quelques exemples où figurent des commentaires qui semblent motiver le recours à l’autodélocution. Ici, le dédoublement discursif du locuteur est conscient, c’est le produit d’une réflexion sur ses propres rôles, représentations ou réalisations qui sont attachés à son propre nom, c’est une sorte de jeu de miroir avec soi-même.
2.2.1. Np substantivé
Dans une interview du 26 septembre 2020, accordée à Dmitrij Bykov sur sa chaîne Youtube « ŽZL », Ciskaridze parle de ses réflexions au moment où il s’était retrouvé à l’hôpital suite à une blessure :
(16) Цискаридзе: Я / понял одну вещь что мне / за карьеру Николая Цискаридзе в качестве / (.) артиста балета не стыдно \ (.) вот это мне кажется самое-самое / важное \ когда тебе за свою-ю карьеру… Быков: То есть в своем деле / вы делали максимум \ Цискаридзе: Не просто максимум \ я стал (.) именем нарицательным \ (.) вот это / (.) уже очень большой как бы ну как бы ну-у да \ (.) и вот выйдя со сцены / Дим \ (.) я вычеркнул это \ (.) я того человека не знаю \ (.) я стал другим потому что другое дело / что имя сочетание оно живёт / (.) оно как бы принадлежит мне но это не я \ давно \ [C12] |
Ciskaridze explique que depuis qu’il a quitté la scène, il est désormais une autre personne, mais que son nom est passé dans la catégorie des substantifs et continue de vivre de façon quasi autonome. On observe également que Dmitrij Bykov réagit à la substantivation du nom Ciskaridze lui demandant avec quoi il associe alors « le terme de Ciskaridze » selon lui. Mais Ciskaridze lui retourne la question et Bykov y répond : « la tragédie et la passion folle » :
(17) Быков: Ну кстати / к вопросу об имени нарицательном \ (.) что мы имеем ввиду говоря Цискаридзе (?) я могу себе представить / что такое Лиепа / что такое Васильев / что вкладывается знатоками в понятие Цискаридзе (?) какой (….) Цискаридзе: А вы что вкладываете (?) сначала вы / скажите \ а потом как бы я ну как-то Быков: Я вам скажу \ (.) трагедия / страстность / (.) безумная \ [C12] |
Ainsi, tous les deux semblent considérer сe nom propre substantivé non plus dans sa fonction principalement identifiante et distinctive mais classifiante ou caractérisante [Kerstin, 2005 : 67]. L’interrogatif čto en cooccurrence avec ponjatie qu’emploie Bykov porte explicitement sur la représentation stéréotypée qui a le nom Ciskaridze pour support.
2.2.2. Dédoublement argumenté
Le dédoublement volontaire du locuteur peut se fonder sur son Autre artificiel, comme nous pouvons l’observer dans les répliques suivantes de Sobčak qui sont extraites de l’interview citée précédemment :
(18) Если люди хотят видеть такую / Ксению Собчак \ надо дать / им этой Ксении Собчак прямо по полной […] Я и сейчас \ иногда когда что-то происходит не так \ например я говорю так (.) надо включить Ксению Собчак […] Ксения / у нее все нормально с раздвоением личности (.) поэтому если нужно / она может включить Ксению Собчак / уйти из студии / устроить скандал / добиться справедливости /(.) это у меня всегда такое было \ [C11] |
À la manière d’une actrice qui aurait à jouer le rôle d’une diva, Sobčak insiste sur sa capacité à maîtriser son comportement : ses excès sont en fait produits en toute conscience et en parfaite correspondance avec la représentation stéréotypée que le public a d’elle-même. Quel objectif poursuit-elle en procédant ainsi ? Nous essaierons de développer cette réflexion plus loin.
Notons ici l’emploi du prénom avec une position en thème contrastif (Ksenija, elle) qui semble représenter sa personnalité plus complète par rapport à Ksenija Sobčak, cette dernière étant enfermée dans une certaine représentation publique. Ainsi, l’autodélocution reprise par l’auto-iloiement est associée en plus à un dédoublement (sujet Ksenija, elle vs complément d’objet direct Ksenija Sobčak).
2.2.3. Plusieurs « casquettes »
En 1996, sur le plateau de « Bouillon de culture » face à Bernard Pivot, Alain Delon, à qui on a souvent reproché d’avoir un ego surdimensionné à cause de sa propension à parler de lui à la troisième personne, s’en est expliqué ainsi :
(19) Je ne suis pas quelqu’un qui a le culte du Moi \ et je crois que dans dans la profession il y a des des des des mes confrères beaucoup plus en avance que moi sur ce sujet /. [C13] |
Puis, l’acteur explique pourquoi il parle de lui ainsi :
(20) j’avais plusieurs casquettes \ bon\ et je parlais lorsque j’étais producteur et metteur en scène / je parlais de l’acteur Delon que j’avais engagé et j’ai dit on va demander à Delon de faire ça et il le fera bien il est gentil et c’est parti / évidemment c’était tourné en dérision / en ridicule / et maintenant ça permet / d’une certaine façon / et dans un certain domaine / aux « Guignols » d’exister un petit peu avec moi / puis c’est très bien \ je suis chez eux / je fais partie de leur panoplie c’est très bien \ ça c’est les choses (.) caricature […]. [C13] |
Ainsi, c’est l’existence de plusieurs « casquettes » en même temps : celle de producteur, celle de metteur en scène et celle d’acteur, qui serait à l’origine de l’énallage pour Alain Delon.
2.3. Énallage de personne contextualisée : émission éponyme19
Unique protagoniste de son émission intitulée « Vremja Belkovskogo », Belkovskij utilise son propre nom alternant avec la P1 aussi bien du singulier que du pluriel. Voici un exemple d’ouverture de son émission du 29 juin 2019 :
(21) Доброй субботы / дорогие друзья \ (.) это эхо Москвы \ (.) программа Время Белковского \ (.) с вами / Станислав Белковский \ (.) начну несколько нетрадиционно с рубрики Полезные советы Белковского / которой прежде ещё не появлялось в нашей программе / но всё когда-то бывает в первый раз \ (.) [C14] |
La confusion entre le Np de l’animateur, le nom associé à l’émission et à la rubrique produit un effet de dédoublement, car le Np est inhérent aux intitulés. On ne peut pas imaginer l’émission « Vremja Belkovskogo » animée par un autre que Belkovskij. Dans ce contexte, le passage à l’énallage est facilité :
(22) Извиняемся мы за Белковского, автора и ведущего нашей программы, который иногда допускает не вполне корректные высказывания. [C15] |
Ainsi, dans (22), Belkovskij parle à la P1 du pluriel et emploie son Np ce qui brouille les instances locuteur / énonciateur. Cet énoncé participe de l’autodérision et de la stratégie ludique et ironique du journaliste. En effet, la posture que Belkovskij adopte souvent dans sa avtorskaja peredača est une posture de fausse humilité : en l’occurrence, dans le propos cité, il s’excuse devant la lauréate du prix Nobel de littérature 2020, la poétesse américaine Louise Glück qu’il avait traitée à la légère dans une émission précédente. Ces excuses sont factices car dans leur développement Belkovskij continue de fustiger le choix de l’Académie suédoise.
En revanche, la situation dans le cas où le nom propre de la personne est éponyme d’une marque commerciale, la distinction entre les deux référents est bien plus nette : le locuteur peut difficilement être confondu avec sa marque. Voici un exemple dans lequel Karl Lagerfeld parle de sa maison de mode éponyme :
(23) Toute ma vie, j’ai travaillé pour d’autres, je n’ai jamais voulu être gestionnaire. Mais j’ai eu de la chance d’être entouré de gens de qualité chez Chanel et chez Fendi, et pour Karl Lagerfeld, après des années compliquées, maintenant c’est génial. [C16] |
D’ailleurs, la marque peut continuer à exister même après la disparition de son référent, ce qui est impossible dans le cas d’une émission.
3. L’énallage par le prisme de l’éthos discursif
Le cadre d’une interview pour un interviewé est l’occasion de construire une image positive de soi, mettre en évidence ses propres vertus pour rendre son discours crédible, pour avoir la confiance de son auditoire. La notion d’image appliquée à un locuteur relève de l’éthos20, au sens rhétorique, en tant qu’elle intervient dans la présentation de soi manifestée par le discours. L’éthos fait partie de la triade essentielle de la rhétorique d’Aristote avec le logos et le pathos – qui sont les trois « preuves » techniques susceptibles d’assurer la persuasion. À l’instar de Ruth Amossy, nous nous fondons sur l’idée que « la présentation de soi, ou ce que la tradition rhétorique appelle “ethos”, est une dimension intégrante du discours » [Amossy, 2010 : 7].
Bien entendu, nous ne traiterons pas ici la question de l’historique de la notion d’éthos21, ni même la question de la notion à proprement parler, car ce sont les sujets trop vastes pour la présente étude, nous nous limiterons à quelques précisions sur l’éthos, sur la façon dont nous le comprenons. Dans la conception de la rhétorique aristotélicienne du discours qui vise à persuader, l’éthos, qui correspond à l’image que l’orateur projette dans sa parole, joue un rôle déterminant [Amossy, 2012 : 15]. Ainsi, cette image de soi que produit le locuteur par sa prestation oratoire doit inspirer confiance pour contribuer à produire la persuasion. Cependant, nous ne l’envisageons pas uniquement comme un moyen de preuve ou de persuasion, mais comme « un phénomène inhérent au discours, tant écrit qu’oral, pris dans sa dimension dialogique » [Amossy, 2014 : 22]. C’est dans cette vision que cette notion s’est imposée peu à peu dans les travaux d’analyse de discours, avec notamment ceux de Dominique Maingueneau. Pour lui,
l’éthos est une notion discursive, il se construit à travers le discours, ce n’est pas une « image » du locuteur extérieure à la parole :
— l’ethos est foncièrement lié à un processus interactif d’influence d’autrui ;
— c’est une notion hybride (socio/discursive), un comportement socialement évalué, qui ne peut être appréhendé hors d’une situation de communication précise, intégrée elle-même dans une conjoncture socio-historique déterminée [Maingueneau, 2002 :60],
et il « implique à la fois l’ethos dit (ce que le locuteur dit sur lui-même, par exemple qu’il est un homme simple), et l’ethos montré (ce que montre sa manière d’énoncer) » [Maingueneau, 2015 :2].
Nous reprenons le terme d’éthos discursif qui correspond à l’image qu’un énonciateur construit de lui-même à travers le discours.
Dans la rhétorique classique, on considère surtout les dimensions extra-verbales de l’orateur : « 1) sa renommée, sa réputation, c’est-à-dire l’image préalable que sa communauté possède de lui, 2) son statut, le prestige dû à ses fonctions ou à sa naissance, 3) ses qualités propres, sa personnalité, 4) son mode de vie, l’exemple qu’il donne par son comportement » [Amossy, 2012 : 87]. Pour parler de ce type d’éthos, nous utiliserons la notion d’éthos préalable22 comprenant « la représentation sociale qui catégorise le locuteur, sa réputation individuelle, l’image de sa personne qui dérive d’une histoire conversationnelle ou textuelle, son statut institutionnel et social » [2010 : 73]. Ruth Amossy introduit la notion de « retravail de l’éthos » qui correspond à « une reprise » ou à « une modulation d’images verbales préexistantes » [2014 : 24] qu’elle qualifie de « capitale » et qui est en lien direct avec celle d’éthos préalable :
En effet, la construction verbale d’une image de soi se fait toujours à partir de représentations préexistantes qui circulent dans l’interdiscours. C’est l’image de sa personne que le locuteur pense que l’autre se fait de lui en fonction de ses prises de parole passées, et de l’ensemble de ce qui se dit et s’écrit soit sur l’individu lui-même, soit sur la catégorie professionnelle ou sociale à laquelle il appartient. [2014 : 23 sq.].
Nous aurons recours à ces notions pour affiner notre analyse des différentes visées poursuivies dans les séquences sélectionnées de notre corpus d’interactions médiatiques où l’énallage de la personne est produite en l’absence des phénomènes externes qui concourent à son apparition. Ce procédé d’autodélocution nous offre un fait langagier observable, une manifestation concrète qui concourt à la construction d’un éthos.
3.1. Désintéressement mis en avant pour affermir l’autorité
Dans une interview-fleuve d’une heure quarante-huit minutes, accordée le 8 septembre 2020 aux représentants de quatre grands médias russes d’état (Margarita Simon’jan – RT, Anton Vernickij – Pervyj Kanal, Evgenij Rožkov – Rossija 1, Roman Babajan – NTV), Lukašenko développe son point de vue sur la contestation sans précédent dont il fait l’objet dans son pays depuis les élections présidentielles, que l’opposition considère comme frauduleuses. Il déroule sa communication anti-crise et s’impose en tant que dirigeant irremplaçable, tout en mettant en avant son propre désintéressement et l’absence d’alternatives. Il tente de faire quelques concessions en reconnaissant qu’il occupe cette fonction depuis trop longtemps, néanmoins, son argumentaire repose sur son bon état de santé mentale et physique, sur son expérience et son âge, qui est un gage de sagesse :
(24) А то, что я говорю "пересидел"… Я это чувствую, многие так говорят. […] Да, Лукашенко23 долго у власти. А я говорю: знаете, у нас в постсоветских республиках, на Кавказе особенно, была ситуация, когда пришли новенькие, все разрушили, развалили, и та же Армения, Азербайджан и прочие кого позвали? Стариков, которые постарше меня были, и они спасли. Особенно Азербайджан. Вот как надо рассуждать, видя рядом эти примеры24. [C05] |
On observe que Lukašenko se livre à un retravail de son éthos en faisant une analyse comparative avec la situation dans d’autres pays postsoviétiques en qualifiant l’action des nouveaux dirigeants avec des verbes axiologiques négatifs « ont détruit, ruiné ». Il construit un éthos de compétence en avançant notamment l’exemple de l’Azerbaïdjan, dont le « salut » a été assuré par le retour au pouvoir « des vieillards » qui étaient alors même plus âgés que Lukašenko lui-même.
Dans sa posture de père de la nation, Lukašenko infantilise les Biélorusses qui n’apprécient pas à leur juste mesure leur bonheur et les fruits de la stabilité dont Lukašenko serait le garant. Il fait passer les opposants pour des personnes immatures qui voudraient que tout le monde manifeste, s’agite et s’excite (« bastovalo, krutilos’, vertelos’ ») en délégitimant ainsi leurs revendications :
(25) «Нет, так я и имею в виду, что хотелось там им, чтобы это всё бастовало, крутилось, вертелось. Я спокойно себя чувствовал. Ну дело же не во мне. Слушайте, ну сколько можно. Ну всё равно когда-то вместо Лукашенко будет кто-то, если здесь будет президентская республика. Кто-то всё равно придёт рано или поздно. Ну, наверное, нынешнее поколение белорусов… как вы говорите, белорусы непуганые. Особенно украинцы говорят: «А, это белорусы ещё не пуганые. А вот, их попугают — тогда они будут знать, почём фунт лиха». Мне очень бы не хотелось, чтобы мою страну и мой народ начали пугать. А сам себе иногда думаю, оставшись один на один с собой: ну, думаю, наверное, нынешнему поколению белорусов надо что-то пережить, чтобы они поняли систему координат, в которой они живут, и чтобы они поняли и оценили то, что сделано. А раз сравнивать не с чем… Ну да, видим на Украине, ещё где-то там что-то. Но это кажется далеко, не у нас. А это у нас. Поэтому да, я иногда так думаю, что, не дай бог, эта беда и нам придётся испить то, что все постсоветские республики это испили. А ведь все прошли. Вы прошли через Чечню, на Кавказе, война страшная, была втянута вся Россия.» [C05] |
En disant « delo že ne vo mne », Lukašenko oppose son moi comme personne humaine, qui est susceptible d’affect, au personnage qu’il représente. Il est intéressant de voir que la personne affective est présentée comme bien moins importante que le personnage. L’emploi de l’autodélocution vise l’objectivation de son propos pour faire valoir son incarnation dans sa fonction qu’il perçoit de façon impartiale et de montrer que toute sa personne n’est vouée qu’à sa mission de protecteur de la nation. Il choisit pour cela son nom de famille qui est la forme nominale dominante lorsqu’il s’agit de désigner un tiers dans le contexte médiatique [Biktchourina, Kazakevich, 2020 : 32]. Puis, lorsqu’il exprime des inquiétudes, il se représente de nouveau comme P1 humain.
3.2. Se hisser au rang d’une figure emblématique
Le chef de file des communistes moscovites et député à la Douma d’État, Valerij Raškin est interrogé par la chaîne Dožd’ au sujet d’une potentielle alliance politique entre le parti communiste et le leader de l’opposition « hors-système » Aleksej Naval’nyj, ce dernier ayant appelé les électeurs moscovites à voter pour les candidats capables de battre les candidats du parti au pouvoir Russie unie, quelle que soit leur appartenance politique. Il s’est avéré que les communistes étaient largement bénéficiaires de cette campagne de « vote intelligent » (umnoe golosovanie) déployée par Naval'nyj. Tout au long de son interview, Raškin ne tarit pas d’éloges à l’égard de Naval’nyj (« Алексей Навальный, он умница, стратег сам по себе »), il le félicite pour sa stratégie politique et le remercie à trois reprises. Et c’est à côté du nom de Naval’nyi que l’on note l’emploi de l’autodélocution :
(26) Власть ведь смотрите \ как задергалась (!) власть посмотрите вдарила из всех пушек (!) телеканалов \ первый \ второй \ РЕН ТВ \ (.) все завизжали / запрыгали \ потому что поняли \ они проиграют с этой тактикой \ проиграют (!) бьют и Рашкина \ бьют и Навального / бьют и по башке \ и по всему / что попало \ грязь начали / значит лить \ [C17] |
L’énoncé peut être considéré comme opportuniste, voire démagogique puisque si l’on peut constater une réelle campagne de pression à l’encontre de l’organisation politique de Naval’nyj (arrestations, perquisitions, empêchements de ses candidats de se présenter à une élection), Raškin ne subit pas de tels traitements. Néanmoins, les deux séquences anaphoriques « бьют и Рашкина » « бьют и Навального » hissent prétendument les deux responsables politiques au même niveau, en tant que « martyrs » du régime. Une des interprétations possibles de son recours à l’énallage est la volonté de Raškin de compenser son manque de notoriété publique et de gagner des points politiques supplémentaires. Ainsi, il construit son éthos pour se repositionner dans le champ politique. Dans son discours, il se pose en figure de combattant qui conserve sa pugnacité malgré toutes les embûches.
Le support vidéo de l’échange, dans sa séquence de clôture et de remerciement de l’invité Raškin, nous a permis de voir la réaction de la journaliste Anna Mongajt suite aux déclarations du député :
(27) Спасибо большое \ это был Валерий Рашкин (.) (esquisse d’un sourire) депутат Госдумы \ от партии КПРФ (regard descendant vers la fiche) который теперь вот / (.) (regard ascendant vers la caméra, pause, soupir, léger écarquillement des yeux, geste de la main visible partiellement car les mains de la journaliste sont hors caméra) живет / и работает \ рука об руку с Алексеем Навальным \ (lèvres plissées). [C17] |
Les paroles de l’intervieweuse accompagnées d’une mimique et d’autres moyens d’expression extralinguistiques traduisent son attitude circonspecte et ironique vis-à-vis des réponses fournies par son invité : Mongajt est manifestement étonnée aussi bien par le contenu (volte-face politique d’un député communiste qui, selon ses termes, « vit et travaille désormais, main dans la main avec Naval’nyj ») que par la forme de la prestation médiatique de Raškin frôlant la mégalomanie que sa notoriété peine à justifier. Il convient d’ajouter que ces séquences de clôture/remerciement permettent systématiquement aux journalistes, tirant ainsi le résumé de l’interview qui s’achève, sinon d’exprimer un parti pris, du moins de manifester une réaction subjective. La journaliste vedette de la chaîne ne s’en prive pas : de surcroît, son invité n’apparaissant pas dans le studio mais étant interviewé par appel vidéo, il n’est plus possible pour lui d’interagir ou de faire une ultime remarque quant aux termes choisis par son interlocutrice. Dans ce format, c’est la journaliste qui a le dernier mot.
3.3. Objectiver son discours
L’analyse des interventions médiatiques de Raškin démontre que ce responsable politique est un adepte de l’autodélocution. En parlant de ses activités de député, il se limite cette fois, à employer son nom :
(28) Я вижу во дворах \ я хожу практически каждый день на встречи / приходит по двести / триста / человек во двор на встречи с депутатом Госдумы \ встретиться с Рашкиным \ такого раньше не было (!) ну пять \ десять \ пятнадцать приходило / [C17] |
En posant le locuteur en délocuté, c’est-à-dire en effaçant le je qui est précisément la marque directe de soi-locuteur, on construit un autre point de vue, qui confère au locuteur la stature d’un acteur politique de premier plan, dont le nom suffit à faire sens :
« Le locuteur efface son propre statut de personne de l’interlocution, et parle de lui-même comme s’il était un tiers. Ce procédé d’objectivation contribue à lui donner une certaine importance : celle d’un personnage qui serait sur scène et qui serait regardé par les autres, par l’Histoire (comme dans les mémoires de De Gaulle ou de César), ou par Dieu (comme dans les écritures mystiques) » [Charaudeau, 1992 : 146].
Le fait de parler de soi-même à la troisième personne en utilisant son nom propre installe un point de vue extérieur à soi-même. Afin que ce type de discours puisse avoir lieu, il devrait y avoir existence d’une stature forte et reconnue, qui évoquerait quelque chose de significatif aux yeux de la société. Est-ce que c’est le cas du député Raškin ? Rien n’est moins sûr.
L’emploi d’énallage par Porošenko est tout aussi intéressant. Voici deux extraits de l’interview de Petro Porošenko réalisée par Ukrainska pravda le 29 juillet 2019, c’est-à-dire cinq jours après sa défaite à l’élection présidentielle :
(29) [question] : Якби реформи були реалізовані, в нас були би незалежні правоохоронні органи та суди… Порошенко : Я наголошую, що Петро Порошенко25 жодного разу ні в ДБР, ні в будь-які інші правоохоронні органи, ні в поліцію в тому числі, це може підтвердити пан Аваков, ні в суди – не використовував вплив президентського офісу для вирішення питань, в тому числі політичних. |
(30) На жаль, зараз ми маємо іншу ситуацію. Тобто це залежить від політичної волі. Політична воля Порошенка була – забезпечення невтручання. Як воно зараз йдеться – побачимо. [C18] |
Notons que durant cette interview, Porošenko utilise plus de dix fois l’autodélocution par son Np sans que ces emplois soient provoqués par l’intervieweur. Nous constatons que Porošenko feint une polyphonie en faisant passer un point de vue personnel pour un point de vue plus objectif, qui se présente comme une information factuelle afin de produire un effet de vérité, présenter un fait énoncé comme étant établi. L’énonciateur donne l’impression qu’il se retire de l’énonciation, se désengage de l’énoncé, qu’il cherche à objectiver son propos, c’est-à-dire présenter son discours comme une simple description des choses par opposition à la prise de position vis à vis de ces choses26. Il fait comme si l’énoncé était produit par quelqu’un d’autre et le locuteur serait réduit au rôle de rapporteur. Ceci est présenté comme un point de vue externe qui brouille la source énonciative, simule27 la disparition de sa subjectivité.
Voici un autre exemple d’énallage, cette fois-ci produite par Andrej Makarevič, musicien, fondateur d’un des plus anciens groupes de rock en Russie Mašina Vremeni qui explique les raisons de l’annulation des concerts de son groupe à travers le pays suite à ses prises de positions politiques, il donne à entendre une autre voix enchâssée, différente de la sienne :
(31) Макаревич: Звонят товарищи / вот значит (.) либо из местного ФСБ \ либо \ если (.) большая площадка / серьезная / то из Москвы \ и мягко просят \ как свойственно вежливым людям ну-у (.) не проводить / ну не надо \ ну вам же здесь еще работать \ ну зачем / не надо \ щас не надо \ не тот момент (.) давайте куда-нибудь перенесем \ (.) Поско-ку организаторы \ в основном \ коммерчески ориентированы / они понимают / что им здесь еще работать \ у них жены дети \ и они решают не связываться с этой историей (.) а организаторы более настойчивые пытаются перенести в другой зал \ (.) на следующий день звонят в другой зал и гов-рят / ну мы же вас просили / ну зачем вы это делаете \ Желнов: А кто звонит именно (?) Макаревич: Ну они же не представляются / Желнов: Ну как (?) Макаревич: Вот так вот / бумаг нету \ никаких письменных распоряжений (.) запретить там Макаревича или Машину времени не существует \ или это насто-ко закрытое письменное распоряжение / что мы его никогда не увидим \ (.) Желнов: А у вас эта информация откуда / что звонят из Макаревич: От организаторов / естественно \ [C19] |
Le fait d’employer la P3 en s’autodésignant par son nom de famille donne à entendre une autre voix enchâssée, différente de la sienne, et sert à objectiver le propos comme une simple description des choses en éliminant toute trace de sentiment personnel.
Ainsi, en reprenant les termes d’Amossy, « l’ethos s’accommode parfaitement de ce que les sciences du langage appellent “effacement énonciatif”, défini comme le gommage des marques de la présence du locuteur, donnant l’impression que celui-ci s’absente de son discours, comme si celui-ci se dévidait sans source apparente » [2010 : 187]. L’autodélocution est ici au service de l’éthos discursif montré (ce qui se dégage de sa façon de parler) : sa capacité à « s’objectiviser » comme faisant l’objet du discours d’un autre au sujet de sa personne publique.
3.4. Réfuter l’idée d’exclusivité de sa personne
Ljubov’ Sobol’, opposante politique, activiste anti-corruption du camp de Naval’nyj était l’invitée de l’émission « Hard Day's Night » sur la chaîne Dožd’ en pleine période de manifestations estivales de 2019 en Russie pour réclamer le respect des droits électoraux et dénoncer le rejet des candidatures indépendantes en vue des élections municipales.
En tant que candidate indépendante, Sobol’ devait récolter les signatures de 3 % des électeurs de sa circonscription, mais au terme d’une procédure de vérification opaque, la commission électorale de Moscou a invalidé sa candidature au même titre que celles d’une soixantaine d’autres candidats pour vice de forme ou irrégularités. Ainsi, dans cette séquence, Sobol’ a pour objectif de justifier la nécessité de la validation de sa candidature qui serait bénéfique pour les intérêts de tous les électeurs :
(32) Москвичам что нужно / (?) москвичам нужно не Соболь \ (.) москвичам не Соболь там нужна \ не питаю иллюзии / что \ я вот такая прекрасная / что все москвичи хотят именно меня там видеть \ они хотят там видеть представителя их политических прав (….) [C20] |
On constate que Sobol’ réfute l’idée de l’exclusivité de sa personne et la personnification de la représentation politique, elle construit sa personne publique comme une anti-personnalité et sous-entend que n’importe quel représentant du camp libéral à cette élection aurait pu satisfaire une partie des Moscovites. Mettant l’autodélocution au service de l’objectivation, elle promeut la représentation politique des Moscovites et se montre modeste en refusant la personnification de sa candidature (éthos montré).
L’énallage met en avant un point de vue extérieur pouvant éventuellement sous-entendre l’appartenance de Sobol’ à un groupe social distinct : d’un côté l’intelligentsia moscovite (on se rappelle de la même opposition faite par Raškin entre belolentočniki et les ouvriers) et de l’autre, les mineurs de fond symbolisant l’ensemble des ouvriers. Mais Sobol’ balaie cette idée en amont de cette séquence en donnant une caractérisation plus positive de son éthos fondé sur les intérêts convergents de tous ceux qui souffrent (l’éthos dit) :
(33) Это не нужно разделять / что у Соболь одни проблемы / а у шахтера другие \ (.) и от бесправия страдают все в нашей стране \ [C20] |
3.5. Dédoublement maîtrisé
Revenons à l’énallage utilisée par Sobčak [C11] qui insiste sur sa capacité à opérer un dédoublement d’elle-même. Au premier abord, il nous semble douteux que ce jeu de dédoublement puisse servir à renforcer la crédibilité de Sobčak, indispensable pourtant pour assoir sa présence médiatique. Cependant, recourant à l’éthos dit, elle fait comprendre qu’elle tire avantage de sa réputation de diva sur le plan pratique : elle parvient toujours à ses fins tout en intimidant quiconque lui ferait obstacle. Cette même stratégie de communication visuelle est reprise sur sa chaîne Youtube officielle « Ostorožno, Sobčak » notamment dans le générique d’introduction : à côté des talons aiguilles, on voit une chaîne et entend le grondement qui sont les attributs d’un chien méchant.28 De plus, elle cherche à faire comprendre que, même lorsque son comportement est si tapageur que le public pourrait penser qu’il est irréfléchi, ce n’est en fait pas le cas, puisqu’elle choisit d’agir ainsi volontairement pour être en conformité avec les attentes du public.
Par ailleurs, dans ses activités de journaliste intervieweuse, Sobčak a montré plus d’une fois que la question de « plusieurs personnalités » réunies en une seule personne faisait partie de ses préoccupations habituelles (par exemple, dans ses interviews avec l’éditorialiste Oleg Kašin [C21] ou Alla Pugačëva [C22] où elle fait remarquer de manière insistante : « Вас так много »).
4. Comparaison de la réaction en Occident et en Russie à l’énallage de la personne
Nous avons étudié jusqu’ici les stratégies poursuivies par le locuteur pour l’autodélocution (ou autodésignation), nous allons maintenant étudier sa réception, en essayant de montrer les différences entre la Russie et l’Occident
4.1. Usage remarqué et critiqué en Occident
L’énallage de la personne (Np à la place de P1) en tant que procédé, suscite, en général, de vives critiques et des accusations de mégalomanie vis-à-vis de ceux qui en font usage. À ce sujet, Ludmila Kastler remarque que :
Un tel emploi de la troisième personne transgresse évidemment la maxime de modestie […], certains allant jusqu’à y voir la manifestation de la mégalomanie. Mais, au fond, les locuteurs qui parlent d’eux-mêmes à la troisième personne n’ont-ils pas un certain complexe d’infériorité dont ils s’efforcent de se débarrasser par ce moyen ? Si c’est vrai, c’est encore une preuve du fait que trop valoriser sa face positive est mal perçu par les autres [1998 : 165].
En France, et plus largement, en Occident, le fait de parler de soi-même à la P3 est même le « symptôme » principal qui permet, lorsqu’il est récurrent, à l’opinion publique de qualifier quelqu’un de mégalomane. Alain Delon, Zlatan Ibrahimović sont là les exemples les plus marquants en France, notamment grâce aux « Guignols de l’info » de Canal +. Cette façon de parler est quasi systématiquement remarquée et souvent commentée dans les médias. Voici quelques extraits de la presse française et suisse :
(34) Sur sa publication Instagram, Zlatan s’est souhaité à lui-même un bon anniversaire : « Joyeux anniversaire à Zlatan », a-t-il écrit à la troisième personne29, comme le ferait Alain Delon. [C23] |
(35) Il parle souvent à la troisième personne30 du singulier, sort des phrases ahurissantes en conférence de presse comme « il n’y a qu’un seul Zlatan ». [C24] |
(36) PSG : Mbappé fait comme Alain Delon, il parle à la troisième personne31. « Les gens pensent que Kylian a changé. Mais c’est faux. Il joue pour être décisif et important pour son équipe. […] », a indiqué le joueur du PSG… une déclaration qui ne va pas changer la perception de ses détracteurs sur son fameux « boulard ». [C25] |
(37) Signe de son exaspération, peut-être, il parle de lui-même à la troisième personne32 : « Villepin a la tête qui dépasse et ça gêne ! Mais Villepin dit ce qu’il pense dans les lieux de la concertation gouvernementale. Pas ailleurs. Personne n’ignore que Villepin affirme qu’il faut un sursaut politique ! » [C26] |
Parmi les personnalités connues pour parler d’elles-mêmes à la P3 de façon prolifique, il y a aussi Donald Trump qui, par exemple, en 2009, déclarait aux journalistes que les finalistes de Miss univers étaient plus belles que les années précédentes, ajoutant : « In the old days, you got what you got. Now, Trump picks them. It makes a big difference33 » [C27], ou lorsqu’il écrivait dans un tweet du 6 novembre 2012 : « congratulations Donald ! », alors qu’il célébrait le succès de The Apprentice, une émission de télé-réalité dans laquelle il mettait face à toute une série de défis les candidats en compétition pour un emploi dans son entreprise. « This memo totally vindicates “Trump” in probe. But the Russian Witch Hunt goes on and on. There was no Collusion and there was no Obstruction (the word now used because, after one year of looking endlessly and finding NOTHING, collusion is dead). This is an American disgrace!34 [C28] », écrivait-il dans un tweet le 3 février 2018 à la suite de l’acte d’accusation sur l’ingérence présumée de la Russie dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Ce manque de retenue dans l’appréciation de soi-même et l’éloge que Trump fait de sa propre personne transgressent nettement la maxime de modestie. L’autodélocution participe à renforcer cet effet nombriliste et autosatisfait. À ce propos, Elizabeth Ossoff, spécialiste en comportements politiques au St Anselm College, considère que les hommes politiques ne doivent pas abuser de l’utilisation de la P3 en parlant d’eux-mêmes, car les Américains attendent de leurs présidents, érigés sur un piédestal, qu’ils se montrent humbles35. Cependant, Trump est justement devenu populaire auprès d’une partie des Américains par son manque de retenue et son succès vient en partie du fait qu’il ne correspond pas à cette image attendue du président américain. Notons que la presse française n’omet pas de souligner cette façon de parler de Trump :
- Le Figaro, le 3 février 2018 (Titre) : « Enquête russe : Trump parle de lui à la 3e personne » [C29]
- L’Obs, le 3 février 2018 (Titre) : « Donald Trump s’auto-innocente dans l’enquête sur les ingérences russes » [C30]
- BFMTV.com, le 2 février 2018 : s’appuyant sur un document très controversé qu’il a lui-même déclassifié, et en parlant de lui à la troisième personne, le président américain s’est estimé ce samedi désormais « innocenté » dans l’enquête russe. [C31]
- Reuters, le 23 octobre 2020 : « Personne n’a été plus dur à l’égard de la Russie que Donald Trump », dit le président sortant en parlant de lui-même à la troisième personne. [C32]
- « Le républicain est en telle admiration devant son propre nom qu’il a pris l’habitude dans ses discours d’évoquer “Trump” pour se désigner, en utilisant la troisième personne. » [C33]
- Paris Match, le 23 février 2021 : « Le milliardaire achève son texte en parlant de lui à la troisième personne et en s’attaquant à la ville où il a grandi et bâti une partie de sa fortune : “En attendant, les meurtres et les crimes violents sont en hausse à New York avec des chiffres record et rien n’est fait. Nos élus s’en fichent. Ils ne se concentrent que sur la persécution du président Donald J. Trump. Je continuerai de me battre, comme je l’ai fait ces cinq dernières années (avant que je sois élu) en dépit de tous les crimes électoraux qui ont été commis contre moi. Je gagnerai !” » [C34]
- Les Inrockuptibles, le 15 octobre 2020 « Mégalomaniaques, tous deux parlent d’eux-mêmes à la troisième personne et ne souhaitent finalement rien tant que laisser leur empreinte sur le vaste monde, seul gage d’immortalité. » [C35]
Il faut toutefois nuancer ce constat et préciser qu’un emploi non réitéré de l’énallage de la personne et se fondant bien dans l’énoncé peut passer inaperçu. Prenons l’exemple d’un énoncé produit par Jean-Luc Mélenchon qui se retrouve souvent au centre de polémiques médiatiques en raison de ses prises de parole, tout en entretenant des relations tendues avec les journalistes :
(38) Cela me désigne / en permanence /comme si j’étais responsable de ce meurtre \ (.) c’est-à-dire / il y a un trafiquant de drogues qui tire / sur un policier / et à qui s’en prend-t-on /(?) à Jean-Luc Mélenchon \ (.) ai-je jamais assassiné quelqu’un /(?) ai-je jamais approuvé quelque meurtre que ce soit ? (.) [C36] |
Néanmoins, Mélenchon n’est pas repris par ses intervieweurs pour ce cas d’autodélocution ponctuelle. Plusieurs commentateurs de la vie politique accusent ce responsable politique de mégalomanie (p. ex. dans Mediapart : « Monsieur Mélenchon a le melon ! », « L’évolution de “Monsieur Mélenchon” vers une mégalomanie galopante est de plus en plus manifeste. » [C37]), – mais ces critiques sont sans rapport explicite avec l’autodélocution.
4.2. L’autodélocution en Russie : entre indifférence et critique
4.2.1. Absence de réaction
En étudiant les commentaires relatifs à l’interview avec Ciskaridze [C12] qui sont pratiquement tous élogieux à son égard et dont grand nombre versent même dans le pathos, nous constatons que ni l’autodélocution, ni l’affirmation que son nom propre serait devenu désormais un « nom commun » ne soulèvent de remarques particulières. En voici quelques exemples tirés pratiquement au hasard parmi plus de 5 000 commentaires publiés :
Елена Пивнева: Цискаридзе - это уникальный пример того, как можно добиться огромного успеха, оставаясь при этом Человеком.
Елена Решетникова : Прекрасное интервью! Блистательный, умнейший, интеллигентнейший Николай! Спасибо!
Наталья Савенкова: Великий Человек!!!! Великий Подвижник русского искусства - легенда уже сейчас!!! Мы живём в одно время...можем прикоснуться к его искусству! Браво!!!
Certains parviennent même à souligner son absence de snobisme :
Olga Litvine : Гений, лишенный снобизма. Лишний раз убедилась в его совершенстве. Как хорошо, что достался нам).
Il est étonnant de constater qu’après le propos de Ciskaridze cité précédemment (17) Dmitrij Bykov ne relève pas l’autodélocution malgré le fait que ce procédé soit particulièrement significatif pour lui et qu’il le réprouve comme on peut le voir dans cet exemple extrait de son roman Orfografija :
(39) ― Не я ж решаю, верно? Есть решение: иди, товарищ Матухин, и уплотняй. Товарищ Матухин идет и уплотняет. Именно тут Ять заметил главную речевую особенность всего нового начальства: получив самомалейшую власть, эти люди немедленно начинали говорить о себе в третьем лице36, словно председатель домкома не был уже прежним Матухиным, а мгновенно объективировался от него. Был некий Николай, бондаревский рабочий, токарь или слесарь, ― и отдельно от него, как огромная тень, молчал, двигался и разрешал мировые проблемы товарищ Матухин, та душа, которая в древних языческих культах проделывала самые опасные дела за своего носителя, пока он валялся в трансе у ног колдуна. ― Товарищу Матухину сказали, ― продолжал товарищ Матухин, ― он и сделал. Потому решение, так? [Дмитрий Быков. Орфография (2002)] (Ruscorpora) |
On dirait qu’une certaine légitimité se dégage du parcours de Ciskaridze du fait de ses mérites, que personne ne remet en question. Probablement, cette « bienveillance » s’explique également par les domaines dans lesquels exerce l’interviewé : artistique et culturel.
On pourrait supposer qu’inversement, l’autodélocution susciterait davantage de réactions négatives lorsque le discours s’applique au domaine politique qui offre moins de terrain au consensus puisqu’il s’agit d’un discours adressé à l’opinion publique nationale et/ou internationale et non à un groupe d’initiés du ballet comme dans l’exemple précédent. Ce lien direct que les citoyens font entre les responsables politiques et leur propre vie, leurs propres valeurs expliquerait un regard plus critique vis-à-vis de la parole politique et, par conséquent, le recours à l’autodélocution pourrait attirer les foudres des commentateurs.
Pour vérifier cette hypothèse, nous nous tournons vers un responsable politique bien connu des Russes – le président biélorusse Aleksandr Lukašenko, qui use fréquemment du procédé de l’autodélocution. Traditionnellement considéré comme un allié du Kremlin avec qui la Russie forme un État d’union, Lukašenko a longtemps bénéficié d’un a priori positif dans l’opinion russe : il est présenté comme un krepkij xozjajstvennik qui a préservé sa république des dérives du capitalisme en poursuivant la construction de l’économie « soviétique » sur le territoire biélorusse. Lukašenko se vante lui-même de sa cote de popularité en Russie :
(40) Это наша Россия, это наши люди, которые нас уважают, и где рейтинг президента Беларуси в многонациональной России — за 60%. [C03] |
Le culte de sa personnalité est également relayé par la presse officielle russe. Ainsi, par exemple, Komsomol’skaja Pravda s’interroge sur les raisons de cet engouement pour Lukašenko :
(41) Почему мы, русские, зовем Лукашенко Батькой, а Батька37 этим так гордится, что на сайте белорусского президента это слово частенько встречается, словно это не прозвище, а чин? Спросишь простого русского мужика - почему? - а тот ответит мгновенно. Вытащит руку, сожмет ее в кулак до хруста и скажет: потому что Батька всех вот так держит! Чиновники, олигархи, смутьяны, нувориши, капиталисты - все у него здесь. В кулаке. Сидят тихо и людям не мешают. Не воруют! Порядок! [C39] |
Nous pouvions nous attendre à ce que l’image de Lukašenko ait été affectée aux yeux des Russes, à la faveur d’un vaste mouvement de contestation et de répression en Biélorussie en 2020. Cette situation en fait un candidat idéal pour vérifier si son habitude de parler à la P3 commence à être repérée et à produire un rejet de la part du public. Pour ce faire, nous avons choisi une interview-fleuve d’une heure quarante-huit minutes, accordée le 8 septembre 2020 aux représentants de quatre grands médias russes d’état (Margarita Simon’jan – RT, Anton Vernickij – Pervyj Kanal, Evgenij Rožkov – Rossija 1, Roman Babajan – NTV), Lukašenko développe son point de vue sur la contestation sans précédent dont il fait l’objet dans son pays depuis les élections présidentielles que l’opposition considère comme frauduleuses.
Parmi les différentes caractéristiques propres au discours de Lukašenko (registre marqué par le langage populaire, voire familier, tutoiement de ses interlocuteurs), nous avons également été frappés par le nombre significatif d’occurrences d’autodélocution, – nous en avons relevé treize :
(42) Верницкий: Алексан \ Григор-ич (.) вопрос / который вам, наверняка, многократно задавали / (.) ну после всех этих событий в Белоруссии (.) вот (.) ээээ что / для вас (.) самое главное в жизни (?) Лукашенко: (rit) Если честно / я даже не знаю \ (.) трудно / сказать (.) ну (…) мои / дети (.) и дети тех людей / которые со мной рядом (…) что меня очень / держит в этой ситуации (.) да и вы / наверное знаете если бы сейчас рухнул Лукашенко \ (.) ээ рухнула бы вся система (.) и следом покатилась бы и Беларусь (.) <…> я обязан \ перед теми 80 спокойными \ (.) пенсионерами / (.) ветеранами \ (.) пусть шесть тысяч / ветеранов войны осталось \ шесть тысяч всего / (.) они молятся / на Лукашенко (.) [C40] |
Même si Lukašenko n’a pas réellement été « bousculé » par les quatre journalistes officiels parachutés de Moscou, et qu’aucune réaction ironique ou sceptique de la part de Vernickij n’a été observée, cette interview a contribué à l’embrasement d’une réaction épidermique dont fait l’objet Lukašenko, depuis sa réélection, auprès d’une partie de l’opinion publique russe – celle qui était généralement déjà critique vis-à-vis du régime autoritaire biélorusse. Voici une sélection de titres de presse traduisant une réaction ironique :
« Сволочи-американцы с космоса все видят». Лучшее из интервью Лукашенко российским СМИ » (The Bell, [C41])
« Шедевры от Батьки: Лукашенко зажег в интервью российским СМИ» (Deita.ru, [C42]) : «<…> что государство сделало, чтобы имитировать выяснение истины — это вот это гомерически смешная имитация интервью, которое было поручено специально обученному клоуну по имени Маргарита Симоньян, которая в такой клоунской манере сделала вид, что она разговаривает с людьми, что она слушает их смешные объяснения. » (Éditorialiste Sergej Parxomenko, [C43])
Nous remarquons également un grand nombre de commentaires négatifs sur Youtube38 :
- Лукашеску (fusion de Lukašenko et du dictateur roumain Nicolae Ceaușescu) ;
- Спектакль похуже « Дом 2 » (référence à la célèbre émission de téléréalité russe pourvoyeuse de scandales, 2004-2020) ;
- Кругом враги, даже из космоса (allusion à un trouble de la personnalité paranoïaque)
- Тебя надо менять, а не конституцию ;
- Надеюсь никто не поверит в этот бред ;
- Жалкое зрелище! Президентишко (notons l’emploi du suffixe -iško diminutif à valeur péjorative) ;
- Встреча единомышленников без острых вопросов ;
- Палата номер 6 (allusion à un trouble de la personnalité schizoïde en référence à la nouvelle de Čexov qui pourrait englober le fait de se désigner par la troisième personne).
En revanche, ce ne sont que des signaux indirects : il n’y a point de signe de critique concrète formulée à l’égard de l’autodélocution dont abuse le leader biélorusse dans le cadre de cette interview mais aussi plus largement à l’occasion de ses différentes prises de parole.
4.2.2. L’argument de discrédit
Toutefois, même si ces exemples nous montrent que le public russe semble ne pas réagir négativement et de façon explicite au procédé de l’autodélocution, on ne peut pas affirmer qu’il passe totalement inaperçu ou qu’il ne suscite jamais de réaction auprès des journalistes. Ainsi, par exemple, on trouve un article publié le 19 mars 2019 sur le site internet de la chaîne de télévision russe Tsar’grad TV qui ne manque pas de souligner cet emploi puisqu’il s’intitule : « Порошенко заговорил о себе в третьем лице, показывая план возвращения Крыма ». Dans le corps de l’article, on prétend que par l’emploi de la P3 en parlant de soi-même Porošenko aurait provoqué « encore plus d’étonnement » auprès du public que l’annonce de ses intentions et ce fait est qualifié comme « encore un point intéressant » :
(43) Презентуя план, Порошенко заговорил о себе в третьем лице, чем еще больше удивил публику […]. Если обобщить сказанное, Порошенко будет действовать « политико-дипломатическим путем » для «установления контроля Киева над Крымом». Еще один интересный момент. О себе Порошенко говорил в третьем лице. [C44] |
Par ailleurs, commentant ce même propos de Porošenko, l’agence Tass n’a pas ignoré non plus le procédé :
(44) « Та платформа, которую предложил президент Петр Порошенко относительно освобождения Крыма, содержит много компонентов », - сказал он о себе в третьем лице. [C45] |
Cependant, ces réactions doivent s’analyser dans le cadre des tensions politiques entre Moscou et Kiev. Il est évident que certains médias russes (officiels et à tendance conservatrice et ultra-patriotique) cherchent alors à discréditer Petro Porošenko et le fait de souligner sa façon de parler à la P3 en est un des moyens. Notons également que les médias ukrainiens n’ont pas réagi à ceci.
Un autre cas où l’autodélocution d’un responsable politique est relevée et mise en exergue par un journaliste russe concerne un autre leader postsoviétique – le président kirghize Almazbek Atambaev (2011-2017). Andrej Kolesnikov, envoyé spécial du quotidien Kommersant, qualifié de « chroniqueur Nestor » de Vladimir Poutine39 (il lui a consacré plus de dix livres), fait partie du « pool » présidentiel et, à ce titre, accompagne souvent le chef d’État russe dans ses voyages internationaux. Kolesnikov est connu pour son regard pour le moins ironique porté sur les homologues ou les différents interlocuteurs du président russe qui, a contrario, est toujours présenté de façon avantageuse. Son billet intitulé « Conversation à la troisième personne » du 1 mars 2017 relate la visite de Poutine au Kirghizistan dont le président apparaît devant le public russe comme un personnage gênant et tout à fait caricatural. Kolesnikov juge pertinent de placer dans le chapô de son article le fait que Atambaev se désigne « exclusivement » par la troisième personne :
(45) Прилетев из Душанбе в Бишкек, президент России Владимир Путин встретился с президентом Киргизии Алмазбеком Атамбаевым и стал свидетелем того, как уважительно, исключительно в третьем лице40, обращается теперь к себе киргизский президент, который дал понять, что без него республике не избежать хаоса и революции, зато при нем она станет наконец развивающейся. [C46] |
En dressant le portrait de ce leader centrasiatique, Kolesnikov rapporte plusieurs citations d’Atambaev, présentées comme véridiques et accompagnées de guillemets, par exemple :
(46) Если кто-то надеется сделать революцию в Киргизстане, я хочу напомнить, что лидером обеих прошедших революций, сегодня можно об этом сказать, был Атамбаев41. [C46] |
Le commentaire explicite qu’en fait Kolesnikov confirme qu’émanant d’un responsable politique, l’autodélocution permet d’affermir sa stature d’homme d’État et d’incarner à l’excès sa fonction, devenue partie intégrante de sa propre personne :
(47) Президент Киргизии не в первый раз говорил о себе в третьем лице. И дело не в том, что он имел в виду себя как безусловно основного революционера в Киргизии и таким образом отделял этого революционера от себя как от президента Киргизии. Дело в том, что Алмазбек Атамбаев настолько освоился в должности, что, даже говоря сам о себе, просто не в силах употребить местоимение "я": должность настолько многозначительна, а человек настолько велик, что он не может позволить себе такого панибратства по отношению к себе же. [C46] |
Selon le journaliste, un tel comportement linguistique est blâmable. Dans un appel implicite à la modestie et à la sobriété, il qualifie Atambaev de « господин […], забывший местоимение “я” ».
Malgré quelques réactions clairement négatives face à l’énallage de la part des journalistes ou du public russe, on peut néanmoins conclure qu’elles sont bien moins systématiques qu’en Occident. Cela explique également que l’on trouve beaucoup plus d’occurrences en russe qu’en français.
5. Commentaires métalinguistiques dans des médias russes face à la substitution de je par le Np
Il est également intéressant d’observer comment différents locuteurs russes tentent de justifier le recours de certaines personnalités célèbres à la P3 en parlant d’eux-mêmes, en puisant dans le domaine psychologique.
Dans l’exemple suivant, le journaliste de Novaja Gazeta Evgenij Kozačenko présente un résumé de la conférence donnée par l’ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev à l’agence RIA Novosti en avril 2013. Les citations de Gorbatchev s’insèrent dans les remarques du journaliste proposant son interprétation du phénomène linguistique étudié ici :
(48) Горбачёв быстро переходит от абстракций к своей судьбе. Старается оставаться беспристрастным, поэтому говорит о себе в третьем лице42 («Новая власть была за дискредитацию Горбачёва… Ну, когда я говорю о Горбачёве, я имею в виду себя, вы, наверное, поняли», — смотрит поверх очков и улыбается). […] Настаивает на своей правоте: « Горбачёва43 пытались потеснить, но все их попытки не увенчались успехом, а перестройка состоялась. » [C49] |
Ainsi, l’impartialité, l’absence de parti pris (qui peut s’expliquer simplement par une nécessaire prise de recul, s’agissant d’événements survenus il y plus de vingt ans) sont mises en avant par le commentateur. Remarquons que, ce faisant, Kozačenko manque lui-même d’objectivité puisque son empathie vis-à-vis du leader de la perestroïka (en accord avec la ligne éditoriale de son média) est palpable :
(49) Михаил Сергеевич привлекает именно тем, что всегда остается простым и человечным, не носится со своей персоной и сохраняет чувство юмора. |
Plusieurs études en psychologie44 ont pu démontrer que parler de soi à la P3 est une manière de prendre de la distance entre soi et les événements, c’est-à-dire, mieux gérer l’aspect émotionnel grâce à un changement de perspective dans son discours interne. Toutefois, il faut dire qu’il y a une grande différence entre parler de cette façon en s’auto-adressant et le faire en parlant aux autres. Ainsi, à la lumière de cette explication apportée par les psychologues, nous ne considérons pas l’autodélocution comme procédé qui permettrait de rendre la parole « objective » ou de se donner une posture de sage, mais nous n’excluons pas que ce procédé puisse avoir des vertus thérapeutiques, agissant positivement sur les émotions du locuteur, en l’occurrence, lorsque celui-ci met de la distance entre lui et son passé.
Selon une autre interprétation, l’autodélocution est la conséquence justement d’un défaut de jugement objectif provoqué par l’influence des « courtisans » obséquieux :
(50) На том все и закончилось. Он еще верил, что «народ ждет», хотя народ «ждать» перестал. А КГБ продолжал кормить его дезинформацией, вводить в заблуждение относительно реальной обстановки в стране. Вдохновляемый подхалимами, он начал говорить о себе в третьем лице45: «Горбачев думает», «Горбачев сказал», «они хотят навязать Горбачеву» и без конца ссылаться на «мнение народа». И потекли невысыхающим ручьем длинные речи ― о том о сем, пятом и десятом. Их начали слушать вполуха, а главное ― перестали воспринимать всерьез. [Александр Яковлев. Омут памяти. Т.2 (2001)] |
Dans (4), l’auteur établit une corrélation entre l’autodélocution de Staline et un « extrême embarras » qui est déduit de son ton « hystérique » :
(4) Именно тогда он позвонил на Западный фронт с почти истерическими словами о себе в третьем лице : «Товарищ Сталин не предатель, товарищ Сталин не изменник, товарищ Сталин честный человек, вся его ошибка в том, что он слишком доверился кавалеристам, товарищ Сталин сделает все, что в его силах, чтобы исправить сложившееся положение». Вот тут И. С. Конев почувствовал крайнюю растерянность Сталина, отсутствие волевого начала. [C02] |
Ainsi, il est difficile de dégager une interprétation dominante du procédé de l’autodélocution parmi ces commentaires métalinguistiques et ceci non seulement à cause de la diversité d’interprétations se voulant psychologiques ou pragmatiques mais aussi parce qu’elles se basent souvent sur d’autres paramètres que l’énallage brute. Nous pensons que l’absence d’une réaction métalinguistique stéréotypée auprès du public russe face à ce procédé laisse plus de liberté aux locuteurs pour en faire usage et que leurs intentions pragmatiques représentent d’autant plus d’intérêt à être étudiées.
Conclusion
Le procédé d’autodélocution en tant que fait langagier observable d’un dédoublement énonciatif du locuteur permet d’en analyser les raisons et les stratégies qui servent à la construction d’une image de soi (éthos discursif dit ou montré) ou à tirer parti de sa propre image préexistante au discours pour rendre son propos crédible (éthos préalable) ou encore à la modulation de l’éthos préalable (retravail de l’éthos). Loin d’être marginal, c’est un marqueur linguistique particulier où le choix de la forme d’autodélocution a le rôle significatif. Par exemple, le nom de famille employé à treize reprises dans une seule interview par Lukašenko pour s’autodésigner vise l’objectivation de son discours pour montrer que la fonction qu’il incarne est devenue indissociable de sa propre personne. Il se voit même comme une condition sine qua non à l’existence de son pays par exemple. Cette même forme d’autodélocution permet à Ciskaridze de montrer qu’il se considère comme une figure emblématique du ballet russe. De la même façon, pour Raškin, l’autodélocution par le nom de famille à côté de celui de Navalnyj est une tentative de « construire son image » d’un homme politique de premier plan. Par l’usage du prénom-nom, Sobčak fait à la fois référence à son héritage et à la figure tutélaire de son père46 et met en avant son individualité et l’éclectisme sur lequel elle insiste pour asseoir sa présence médiatique.
Il est pratiquement certain que de la part de l’auditoire français, les réactions à tous ces exemples d’autodélocution seraient de l’ordre du sarcasme, voire de critiques directes. Or, nous avons pu constater que les intervieweurs russes s’accommodent la plupart du temps avec ces emplois d’autodélocution, ces derniers ne troublent donc pas le déroulé de l’interaction, ne suscitent pratiquement pas de réaction négative, sauf lorsque l’on vise à discréditer le locuteur en question. Du côté des consommateurs de ce contenu médiatique, la majorité des commentaires laissés par le public ayant visionné ces interviews sur Youtube ne comporte pas non plus d’accusation de mégalomanie. Cela tranche nettement avec la réaction généralement négative face à l’autodélocution en Occident, car celui qui l’emploie risque d’être taxé de mégalomane. En effet, le succès y est plus facilement acceptable lorsqu’une personne adopte une attitude réservée, la modestie s’apparentant à la bienséance.