Le poème d’Ivan Mjatlev Impressions et observations de madame Kurdiukov à l’étranger, dan l’étrangé (Сенсации и замечания госпожи Курдюковой за границею, дан л’этранже, 1840), moqué par Belinskij dans un compte rendu de 1844 et goûté par Lermontov, présente une forme originale de « mot à mot » : l’inclusion dans des vers russes de mots et même de phrases françaises transcrits phonétiquement en cyrillique. Cette reproduction « mot à mot », littérale, du discours de madame Kurdjukov crée ce qui semble être un sabir franco-russe, une hétérogénéité linguistique humoristique. Le « mot à mot » français n’est pas ici une étape intermédiaire, mais le composant principal du poème, dont la compréhension peut ne pas être immédiate, même pour un francophone, a fortiori pour un lecteur russe. Généralement qualifié de macaronique, ce poème n’a pas d’équivalent dans la littérature russe.
Qui est Ivan Mjatlev (1796-1844) ? C’est un contemporain de la pléiade de Puškin, dont il était par sa mère le cousin éloigné, descendant d’une vieille et riche famille noble1. Son père était sénateur et chambellan, avec le rang de conseiller secret. Il eut l’impératrice Catherine II pour marraine de baptême. Sa mère, petite-fille de deux feld-maréchaux Saltykov, écrivait en français des petits récits édifiants, tenait un journal humoristique (Le Barbet scrutateur), et un album familial, montait des spectacles domestiques ; cela rappelle l’atmosphère des Beketov, dans laquelle grandit le jeune Blok2. Mjatlev doit toute son éducation à sa famille et à des précepteurs (dont un abbé français). Les premières œuvres conservées de Mjatlev sont des pièces en français (avec des scènes en russe), Camp des femmes soldats (1819), Suite du fou raisonnable (1820), montées en famille. Ses premières poésies, du milieu des années vingt, sont aussi écrites en français. Puis « maître d’une maison hospitalière, fin gourmet et prisant la beauté féminine », Mjatlev préfère la vie des salons aristocratiques (dont le sien) à une brillante carrière officielle. Après avoir pris part aux expéditions militaires de 1813-1814, il servit dans divers ministères et prit sa retraite en 1836, avec le titre de conseiller d’État actuel (4e rang). Deux premiers recueils de poésies, parus anonymement en 1834 et 1835, passèrent inaperçus, mais ensuite plusieurs poésies et romances furent mises en musique, tandis que ses poésies humoristiques, épigrammes, « bluettes », couplets, parodies et autres impromptus burlesques lui assuraient le succès dans les salons et étaient comme une préparation à son œuvre principale, le grand poème humoristique Impressions et observations de madame Kurdjukov à l’étranger, dan l’étrangé (Сенсации и замечания госпожи Курдюковой за границею, дан л’этранже) qui paraît en plusieurs volumes en 1840, 1843 et 1844, avec de remarquables illustrations de V. F. Timm. Le poème s’inspirait, pour les descriptions géographiques, du voyage que Mjatlev avait lui-même effectué en 1836-1839 en Allemagne, France, Suisse et Italie pour soigner son fils et sa femme (qui avait perdu six de ses huit enfants). En France, il publia dans le Journal des jeunes personnes des Stances, La branche coupée, signées Émile Deschamps, poète alors renommé, mais avec l’indication « traduites du russe de M. de Miatlew » [Miatlew, 1836 : 353]. Mjatlev est présenté en note comme étant « un des poètes les plus distingués de la Russie ». Cette publication eut lieu sans doute par l’entremise du prince Élim Mestcherski, qui avait donné la même année dans ce même Journal des jeunes personnes une traduction en prose de la ballade Svetlana de Žukovskij précédée d’une présentation de ce « Schiller de la Russie », « poète des âmes pures et religieuses » [Mestcherski, 1836 : 40-46], ou par l’intermédiaire de Paul de Julvécourt, un autre passeur de la littérature russe en France, qui, toujours dans ce volume de 1836, donne une scène de genre ukrainienne La folle du Dniéper [Julvécourt, 1836 : 137-140].
Voici, comme exemple d’une traduction qui n’est pas du « mot à mot », mais une recréation fidèle, la première strophe de ces Stances :
Что ты ветка бедная, –
Ты куда плывёшь ?
Берегись – сердитое
Море... Пропадёшь.
[Мятлев, 1969 : 58]
Où vas-tu, flottante sur l’onde,
Pauvre branche ? tu ne sais pas ;
Prends garde, la mer est profonde
La mer est méchante, là-bas.
Les sensations (au sens d’impressions) de madame Kurdjukov sont le journal de voyage à l’étranger d’une propriétaire (fictionnelle) habitant à Tambov, dame peu cultivée, connaissant mal les langues étrangères, comme l’indique dès le titre l’expression дан л’этранже. Elle parcourt pour son plaisir (et non пур афер, comme elle le dit) l’Allemagne, la Suisse et l’Italie. La mort soudaine de Mjatlev l’a empêché de lui faire découvrir la France.
Apprécié d’Aleksandra Smirnova-Rosset, qui le cite souvent dans ses Souvenirs et imita madame Kurdjukov lors d’un bal masqué à la Cour [Смирнова-Россет, 1989 : 281-283], Lermontov3, Odoevskij, Vjazemskij, Polevoj [Мятлев, 1969 : 12, 13, 14], peu prisé de Belinskij dans de brefs comptes rendus de 1844 et surtout de 1845 (« livre ennuyeux et assez plat ») [Белинский, 1955 : 262], et de Černyševskij (en 1856), ignoré de l’Histoire de la poésie russe en deux tomes dirigée par B. P. Gorodeсkij [Городецкий, 1968-1969], ce récit en vers est sans équivalent dans la littérature russe, mais s’inscrit dans une longue tradition de poésie humoristique, du xviiie siècle aux poètes du Satirikon, la satire n’étant pas le but premier de l’auteur. Il n’y a guère que le dialogue de sourds entre propriétaires (qui ne parlent pas russe) et paysans (пейзаны), dans une poésie de 1838, qui puisse avoir une portée satirique :
« Ну, староста ! Ты доложи », –
Сказали мужики.
« Э бьен, де куа донк иль сажи ?
Де куа ? У бьен де ки ? »
Вот управляют как у нас !
Всё – минус, а не плюс.
Ке вуле ву, ке л’он фасс ?
Он не се па ле Рюсс !4
[Мятлев, 1969 : 97-98]
Nous n’étudierons pas le poème pour lui-même, il en est donné une analyse assez conséquente dans l’introduction de l’édition citée, ni le rôle de ces inclusions de mots français en cyrillique dans le poème russe. C’est ce « mot à mot » original, cette transcription du français en cyrillique qui nous retiendra, après quoi nous nous demanderons comment, non pas traduire, mais rendre en français ce parler composite.
Le mélange des langues apparaît chez Mjatlev dès 1834, dans une fable, mais ce n’est qu’en 1838 qu’on le trouve systématiquement employé dans des poésies. Les caractéristiques phonétiques et morphologiques de ces implants hétérolinguistiques sont illustrées ci-après par quelques exemples (pris dans le poème et d’autres poésies), qui pourraient être multipliés. À en juger par les deux reproductions de manuscrits du volume de 1969, rien ne distinguait ces inclusions franco-russes du texte russe, alors qu’elles sont mises en italique dans les éditions imprimées. Cela a l’avantage de rendre immédiatement visible la présence de deux discours5.
Phonétique
Mjatlev utilise une graphie phonétique pour transcrire les mots (et phrases) français en cyrillique : Уж парти де плезир ! / Признаюсь, он пе дир [Мятлев, 1969 : 106]. Notons que le français он пе дир (on peut dire) redouble le russe (Признаюсь) en le traduisant.
La voyelle e sert à transcrire toutes les variantes des sons eu ou é (è) français (e, eu, ez, é, ai, œ), à savoir, phonétiquement
[e] blé, nager, été
[ɛ] paix, bleuet, persil, père, baleine
[ə] le, me, demain
[œ] beurre, meuble, œuf
[ø] bleu, vœu, jeûne.
Voici quelques exemples :
Ме прене гард (Mais prenez garde) [145]6
H’ейе па пер (N’ayez pas peur) [193]
вие шемен (vieux chemin) [167]
Держи свой кер, / А то малер, / Вотр сервитер (Garde ton cœur, / Sinon malheur, / Votre serviteur) [147].
Mais малер peut rimer avec актер [187].
Dans l’article la, le l est généralement dur (ла), mais est parfois mouillé (ля) :
ла бурс / ла курс (la bourse, la course) [213]
ля санте, ля гете (la santé, la gaieté) [139]
Le l est également mouillé dans le pronom il : слышу я, к’иль э малад [235].
Le u français est rendu par un ю :
Вы давно ли из Рюси ? / Чай, у вас есть де (des) медведи ? [251]
Ву морде ком юн волчица (vous mordez comme une louve) [164]
Что ни метте а ла фигюр, / Всё вам идет, же вуз-асюр (Quoi que vous mettiez sur vous / Tout vous va, je vous assure) [166]
Notons que le redoublement des consonnes (Russie, assure) n’est pas conservé (mais plus haut nous avions фасс [fasse] et Рюсс) [98]. Les voyelles nasales an [ɑ̃], en [ɑ̃], in [ɛ̃], on [ɔ̃], un [œ̃] ne font pas l’objet d’une graphie spéciale, excepté pour un : эн пейзажист [228].
La semi-consonne ui est rendue par юи :
пом кюит (pomme cuite) [167]
сан брюи / Я уеду дан ла нюи (sans bruit, je partirai dans la nuit) [201]
Mais :
же ме сви леве (je me suis levée) [494]
Pour les consonnes, seul le h, contrairement à la transcription phonétique généralement suivie par Mjatlev, est le plus souvent rendu par un г :
а ла гат (à la hâte) [468] ; ан дегор (en dehors)
пар газар [96], mais пар азар (par hasard) [166]
Le suffixe -able est parfois vocalisé : энпренабель / ке дьябель (imprenable, que diable) [229], mais веритабль / дьябль [297].
L’élision est observée :
отрфуа (autrefois)
Же н’се па (je ne sais pas) [207, 236]
диз ер э дми (dix heures et demie) [248]
а с’к’иль паре (à ce qu’il paraît) [290]
платье чудо, де в’лур роз (de velours rose) [513]
тут свит (tout de suite) [167]
Dans la graphie, l’apostrophe est conservée : л’етранжe (l’étranger) ; же м’ан ве (je m’en vais). Les liaisons sont indiquées :
дез офисье (des officiers)
Ме села, са м’эт-эгаль, ou са м’ет-эгаль [98]
avec une hésitation entre e et э :
сет-эгаль (194, 207), сэт-эгаль (277)
Ву з-ет дез-ембесиль (vous êtes des imbéciles) [98]
Morphologie
Les mots français cyrillisés sont souvent déclinés :
своим девуарам верная / Емабильна, скромна (aimable, avec suffixe russe !) [101]
маль де тета (mal de tête) [260]
А простого даже вы бонжура / Не можете проговорить [166]
Ле лежанды (les légendes)
[кости] онз миль вьержев (onze mille vierges) [223]
Всё де дам, ком иль не фо па ! / Чуть не сделалось сенкопа (des dames comme il ne faut pas, syncope) [201].
La syntaxe est généralement correcte, avec des exceptions :
Де Франкфорт муа же м’aн ва (De Francfort, moi je m’en vas) [252].
Les mots russes sont parfois accompagnés d’un article français :
ла морковка, ла клубника [95]
Нуз авон тан де паук / В академии наук. / Де козявки, де букашки, / Де моллюск, де таракашки, / Э эн остов де мамут ! [329]
Же не манж па де ла репа (qui rime avec же н’ире па).
Le même jeu linguistique, mais plus rarement, est opéré avec avec l’anglais [116], l’allemand [140, 257], l’italien [395 sq], avec parfois un mélange des langues :
Вот ле беф, язык, жаркое, / Рыба, утка и гемис (Gemüse, légumes) [193]
Иф ю плис, але вуз-ан ! (If you please, allez-vous en !) [330].
Ainsi rapidement décrit, ce mélange linguistique peut-il être qualifié de macaronisme ? À l’origine, au xve siècle en Italie, le macaronisme consiste, dans un but burlesque, à ajouter des terminaisons latines aux mots italiens. En France, comme auteurs connus, on peut citer Rabelais7. À strictement parler, seuls les quelques exemples morphologiques ci-dessus peuvent être qualifiés de macaroniques.
S’agit-il alors de diglossie ? La diglossie est un terme de sociolinguistique qui désigne la coexistence de deux langues (anglais et français au Canada) ou de deux variantes d’une langue sur le même territoire (arabe littéraire / arabe dialectal), l’une étant alors généralement considérée comme « supérieure » à l’autre [Tabouret-Keller, 2006 : 109-128]. Chez Mjatlev, il s’agit plutôt de bilinguisme, ou de bitextualité (битекстуальность [Санников, 1999]), la narratrice (madame Kurdjukov) passant au français pour désigner les realia des pays qu’elle visite et donner une couleur locale à son récit. Pour l’auteur, qui place le plus souvent ces mots à la rime, c’est un moyen ludique de renouveler celle-ci (жаль / эгаль, пролетер / Вольтер, поглядишь / тре риш, барельеф / осмотрев... [Мятлев, 1969 : 355-357]). Les mots français ne sont pas déformés (sinon phonétiquement), et ce n’est donc pas un sabir (un mélange de différentes langues maternelles). Severjanin, avec l’abondance, dans ses premiers recueils, de mots exotiques, étrangers, ou de néologismes peut faire penser à Mjatlev. Mais ce n’était pour lui qu’un moyen d’enrichir la langue et la technique poétique.
Un « mot à mot » intraduisible ?
Comment rendre en français ce mélange de russe et de français phonétique ? Donner en bon français le discours français de madame Kurdjukov serait gommer, aplatir tout ce qui fait la saveur de cette bitextualité, qui saute littéralement aux yeux et aux oreilles. Le poème de Mjatlev, comme toute sa poésie, est conçu pour être dit à haute voix (c’est ce que faisait Mjatlev dans les salons). C’est d’ailleurs seulement comme cela que Belinskij, qui prisa plus les illustrations de Timm que le texte lui-même (1840), y trouva quelque plaisir. C’est ce discours oral qu’il faut tenter de reproduire en français, en s’inspirant de la prononciation du français par certains Russes émigrés, qui mélangeaient aussi mots russes et mots français et avaient du mal à prononcer les sons u et eu, ainsi que les nasales. Pour la France, c’est Tèffi qui a noté avec humour la contamination du parler des Russes (лерюссы) par le français (Городок, Ке фер ?)8. Nous allons donc essayer de faire prononcer par madame Kurdjukov les mots français « à la russe » : lé au lieu de le, le n des nasales an et en redoublé, le r également redoublé pour indiquer la vibration du r russe, etc. À la coloration humoristique produite par la graphie cyrillique des mots français peut correspondre une graphie défectueuse des mots français prononcés par madame Kurdjukov, l’important étant de rendre visible, phonétiquement et graphiquement, l’hétérogénéité linguistique des implants, en les soulignant, comme dans l’original, par l’italique.
Voici un exemple [Мятлев, 1969 : 242], fort imparfait, de ce que pourrait donner cette voie :
Я взяла д’абор карету | Je pris d’aborr une voiture |
И поехала бьен вит | Et m’en allai bienn vitt |
Всем тузам отдать визит. | Chez les notables en visite. |
Прекрасивые салоны ! | Quels magnifiques salons |
Задают такие тоны | Où donnent le ton |
Ле банкиры, ле маршан, | Lé banquiers, lé marchann, |
Что, ей-богу, се шарман ! | Ma foi, que cé charmann ! |
Ты подумаешь, что графы ! ! | On croirait voir des ducs ! ! |
Деньгами полны их шкафы, | Leurs armoires sont pleines d’écus, |
А в Франкфурте ла ноблес | À Francfort, la noblèss |
Состоит дан лез-эспес. | Est dann lè-zespèss. |
Позвали меня обедать | Je fus invitée à dîner |
Де банкье, чтобы отведать, | Par dé banquié, pour goûter |
Дескать, гюр де санглие. | C’qu’ils appellent de la ioure de sannglié. |
Мне достался в кавалье | J’ai eu comme cavalié |
Саксен-Веймарский посланник. | L’ambassadeur de Saxe-Weimar. |
Pour l’éditeur de Mjatlev dans la collection « Bibliothèque du poète », le principal héritier du créateur de madame Kurdjukov, est Koz’ma Prutkov. Nikolaj Lejkin (1841-1906) nous semble plus proche. Auteur de 10 000 récits humoristiques, trente-six romans, onze pièces de théâtre, Lejkin fut l’auteur le plus lu dans les années 1880, et fut d’une certaine manière le parrain du jeune Čehov [Катаев, 1994 : 308-310]. Son roman humoristique Les nôtres à l’étranger (Наши заграницей) (pour l’Exposition universelle de 1889), sous-titré Relation humoristique du voyage des époux Nicolas Ivanovitch et Glafira Semionovna Ivanov à Paris et retour (Oписание поездки супругов Николая Ивановича и Глафиры Семеновны Ивановых, в Париж и обратно, 1890) avait connu un immense succès et une 34e édition, parue à Riga en 1928, a été rééditée à Paris par Les éditeurs réunis en 1977. Voici un exemple :
Алле, гарсон... Ле рюсс такой еды нон манже... С Богом, с Богом... Да уж и фромаж убирай. Я этот фромаж не ем.
[...] Алле... Иль не фо па. Рьян [rien] иль не фо па. Селеман ле бульон. Доне бульон. Уж и ты, Николай Иваныч, нивесть что спрашиваешь. Ел бы без закусок ! [...]
Слуга недоумевал.
— Mais, madame, c’est ce que vous avez demande… (sic) – бормотал он.
— Прене... Прене прочь. Ну не манжон па се шоз... [Лейкин, 1977 : 97]
Madame Ivanov parle russe avec son mari, et un français tirailleur avec le serveur. L’humour vient non seulement de la situation (le dépaysement dans un restaurant français : « Riouss pas mangé cette nourriture »), mais du français hésitant, transcrit phonétiquement en cyrillique (mais pas en italique) comme chez Mjatlev, et qu’il faut, là aussi, dire à haute voix pour le goûter.
Même si toute poésie a vocation à être dite, celle de Mjatlev, avec ses deux voix entremêlées, tend encore plus à l’oralité, en la faisant voir (par l’italique). Cette fusion du dire et du voir est ce qui fait l’originalité de Mjatlev, et la difficulté de le traduire.