Remarques préliminaires
Dans la préface de sa traduction des souvenirs de Nadežda Mandel’štam sur Anna Ahmatova, Sophie Benech évoque son travail de traductrice durant les années qui suivent le rapport de Ždanov, les persécutions dont Ahmatova a été victime, son exclusion de l’Union des écrivains et sa privation de ressources en insistant sur le caractère purement alimentaire de cette activité : « Elle survit grâce à des traductions, un travail qu’elle a toujours détesté et qui l’empêche d’écrire » [Benech, 2013 : 22]. Les traductions poétiques, qu’Ahmatova avouait effectivement détester [Il’ina, 1988 : 346], ont suscité des doutes sur leur paternité. On sait par ailleurs qu’elle ne voulait pas que l’on publiât ses traductions dans les recueils de ses propres poèmes. On peut supposer que de nombreuses traductions publiées sous le nom d’Ahmatova dans les années 1950-1960 ont en réalité été faites par son fils Lev Gumilëv, Anatolij Najman (son co-traducteur officiel de Giacomo Leopardi) ou d’autres amis poètes. Quoi qu’il en fût, toutes les traductions éditées sous le nom d’Ahmatova, au cours des années où ses propres vers ne pouvaient être publiés, ont toujours été choisies par Ahmatova parce qu’elle y trouvait des résonances de sa sensibilité poétique, mais aussi de sa vie de femme et de mère.
On sait bien que dans l’Union soviétique, entre les années 1930 et 1960, toute une pléiade de grands écrivains et poètes a été contrainte de s’adonner à la traduction pour des raisons matérielles, car ils ne pouvaient plus publier et devaient gagner ainsi leur vie. Or bien qu’Ahmatova avouât ne pas aimer traduire, elle a traduit plus d’un millier de vers. Selon Nika Glen Ahmatova aurait traduit dans les années 1950-1960 (la plupart du temps d’après des подстрочники) plus de cent cinquante poètes à partir de trente langues [Глен, 1986 : 435]. Toutes ces traductions, commentées par Nina Korolëva, ont été publiées en 2005 dans l’édition la plus récente des Œuvres complètes d’Anna Ahmatova [Ахматова, 1998-2005, VII, VIII].
Les traductions de l’arménien faites par Ahmatova constituent un corpus proportionnellement restreint : quarante-huit œuvres environ parmi celles qui ont été publiées, mais leur importance est majeure, car, comme nous allons tenter de le montrer, elles contribuent au dialogue avec d’autres poètes (comme Osip Mandel’štam) et avec ses propres poèmes. L’essentiel de notre corpus est constitué par le petit recueil Traductions de l’arménien publié à Erevan sous la direction de K. Grigorjan, avec les traductions d’Avetik Isaakjan1, Vagan Terjan2, Egiše Čarenc3, Ašot Graši4 et Maro Markarjan5 [Ахматова, 1976]6.
En 1936, le numéro 7 de la revue Zvezda a fait paraître une traduction akhmatovienne du poème allégorique de Danièl Varužan7 Premier péché (Первый грех) extrait du recueil Pays païen (Языческая страна). Cette publication a été accueillie par les amis d’Ahmatova comme sa réhabilitation, car ses vers n’étaient plus publiés depuis 1925. Ce poème était vraisemblablement destiné à l’Anthologie de la poésie arménienne qui devait paraître en 1936 sous la rédaction de Maksim Gorkij. Cette anthologie ne verra le jour qu’en 1940 « enrichie » de poèmes sur Staline, sous la rédaction de S. Arutjunjan et V. Kirpotin et sans la traduction d’Ahmatova [Антология, 1940].
Lorsque l’on étudie l’ensemble des traductions d’Ahmatova, on constate qu’elles ont marqué son œuvre personnelle et que le Requiem et certaines de ses traductions de l’arménien présentent des accents et des images similaires. Bien que ces traductions ne soient pas comparables à ses propres œuvres, et c’est là leur paradoxe, leur valeur apparaît à la lumière de ses vers originaux.
N’ayant pas une connaissance suffisante de l’arménien, nous ne prétendrons pas ici analyser les écarts entre les traductions russes et les versions mot à mot (подстрочники), cela a été fait par de nombreux chercheurs natifs de la langue. Il s’agira de porter à la connaissance des chercheurs certains aspects de ces recherches et de poursuivre le dialogue avec ces études afin d’apporter un éclairage précieux pour comprendre comment ce travail de traduction a pu interagir avec les œuvres de maturité d’Ahmatova.
Dans la tradition des symbolistes
Contrairement à Boris Pasternak qui avait accompagné ses traductions de Shakespeare ou du géorgien d’un vaste corpus métatextuel8, Ahmatova n’a jamais théorisé son expérience de traductrice. On ne peut s’appuyer que sur les témoignages, comme celui de K. Grigorjan, qui écrit dans la préface de son édition des Traductions de l’arménien d’Ahmatova :
Ahmatova était très exigeante dans les choix des textes qu’elle traduisait. En 1958-1959 au moment de la préparation de l’édition russe des œuvres choisies de Ter’jan, j’ai eu la chance d’observer de près le processus de son travail de traduction.
Dès notre première rencontre, au cours de notre conversation, j’ai mentionné l’évidente parenté de la poésie lyrique de Ter’jan avec la sienne. A. Ahmatova a exprimé de manière très prudente qu’il était peut-être préférable pour un poète-traducteur de ne pas choisir des œuvres aux consonances proches de ses états d’âme. Il aura alors plus de chance d’avoir un rapport plus objectif et plus serein avec l’original. Mais lorsqu’il avait fallu régler le problème dans la pratique, Anna Andreevna a choisi, parmi de nombreux textes de Ter’jan traduits mot à mot, les poèmes qui étaient empreints d’états d’âme proches de sa propre poésie lyrique.
А. Ахматова была чрезвучайно требовательна в выборе переводимого текста. В 1958-1959 гг., во время подготовки русского издания сборника избранных стихотворений Терьяна, мне посчастливилось близко наблюдать процесс ее работы над переводами.
При первой же встрече, в беседе, я указал на известную близость лирики Терьяна к ее собственному творчеству. А. Ахматова в весьма осторожной форме высказала мысль о том, что поэту-переводчику, быть может, лучше выбирать для переводов произведения, не созвучные собственным настроениям. Тогда будет больше вероятности объективного, спокойного отношения к подлинику. Когда же пришлось практически решать задачу, из представленного на выбор множества подстрочных текстов Терьяна Анна Андреевна избрала именно те стихотворения, в которых запечатлены родственные собственной лирике настроения. [Григорян, 1976 : 21]
Tous les témoignages insistent sur son désir en tant que traductrice « de rester dans l’ombre », son souci de littéralité dans la tradition brioussovienne. Contrairement à Brjusov, qui connaissait l’arménien, et à Mandel’štam9, Ahmatova n’a jamais essayé d’apprendre cette langue, et elle traduisait d’après des versions infralinéaires, comme ses prédécesseurs tels que A. Blok ou Vjač. Ivanov, selon la méthode énoncée par Brjusov10 dans sa préface de La poésie arménienne des temps anciens à nos jours :
Idéalement notre but était d’obtenir en russe une reproduction fidèle de l’original de telle manière que le lecteur puisse faire confiance aux traductions et puisse être certain que grâce à elles il prend connaissance de créations de poètes arméniens et non pas de traducteurs russes. (Souligné par Brjusov.)
Нашей конечной, идеальной целю, было получить, на русском языке, точное воспроизведение оригинала в такой мере, чтобы читатель мог доверять переводам и был уверен, что по ним он знакомится с созданиями армянских поэтов, а не русских переводчиков. [Брюсов, 1916 : 15-16]
Et plus loin :
Étant donné qu’il était impossible d’exiger de la plupart des poètes russes la connaissance de l’arménien, une traduction littérale mot à mot et une transcription fidèle du texte, qui renseignait le traducteur sur l’aspect rytmique et sonore du texte, ont servi de base à toutes les traductions.
Так как от громадного большинства русских поэтов нельзя было требовать знания армянского языка, то в основу всех переводов положен буквальный подстрочный перевод и правильная транскрипция армянского текста, осведомлявшая переводчика о ритмической и звуковой стороне оригинала. [Брюсов, 1916 : 15]
Brjusov a édité son anthologie en 1916, peu avant le coup d’État bolchévique ; après 1917 ses recommandations seront retenues par toutes les maisons d’édition soviétiques qui fournissaient aux poètes-traducteurs qui ne connaissaient pas les langues nationales des républiques une version infralinéaire et une translittération phonétique.
Un dialogue avec Mandel’štam
Ahmatova s’est constitué son image poétique de l’Arménie sous l’influence de son ami Osip Mandel’štam et de Marija Petrovyh, rédactrice d’éditions russes de poésie arménienne et auteur des versions mot à mot des poèmes d’Egiše Čarenc [Cаакянц, 2015b : 23-24].
Les poèmes du cycle arménien que Mandel’štam a lus en 1930 à Tiflis à son ami Čarenc éclairent les traductions d’Ahmatova par leur intertextualité et leurs similitudes sémantiques. Pour Ahmatova, comme pour Mandel’štam, qui dans le Voyage en Arménie développe une vision cratyléene de la langue arménienne, l’Arménie incarne une terre biblique, La plaine du mont Ararat (Араратская долина), le berceau de la civilisation chrétienne et du Livre originel. C’est par Mandel’štam qu’Ahmatova découvre les poètes arméniens contemporains, notamment Egiše Čarenc. Elle traduit dix poèmes de Čarenc, les premiers dans les années 1930 et les derniers au milieu des années 1950. En 1935, dans une lettre adressée au rédacteur du recueil de traductions russes de ses poèmes, Igor’ Postupal’skij, Čarenc écrivait :
Cher Igor ! Je te suis très reconnaissant d’avoir obtenu le concours d’Anna Ahmatova pour la traduction de mes poèmes. Pour moi les traductions de cette grande poétesse russe, que je connais depuis longtemps, sont une joie immense, d’autant plus qu’il semble qu’elles soient très fidèles, n’est-ce pas ?
Уважаемый Игорь ! Я очень благодарен тебе за то, что ты привлек к переводу моих вещей Анну Ахматову. Для меня переводы этой большой, давно мне известной русской поэтессы – большая радость, тем более, что они как будто очень верны? [Хзмалян, 1992].
Les traductions de Čarenc de 1936 ne seront pas publiées dans l’Anthologie de la poésie arménienne (1940), car victime de la terreur stalinienne, comme Mandel’štam, le poète arménien a été arrêté en 1937. L’une de ces traductions, celle de La gazelle de ma mère (Газелла моей матери) a été publiée dans Literaturnyj Leningrad le 29 septembre 1936 [Глен, 1986 : 448]11.
Les échos du Requiem
Le poète arménien le plus traduit par Anna Ahmatova a été Avetik Isaakjan. Elle a traduit neuf chants lyriques de son poème Les Chants de l’Alagjaz (Песни Алагяза), un poème d’amour empreint de panthéisme, célébrant les monts de l’Alagjaz, la nature et les traditions populaires arméniennes. Ahmatova avait déjà traduit quatre poèmes de ces chants lyriques pour l’édition de 1952. Pour l’édition de 1956, elle traduira cinq autres poèmes, une fable L’âne et le paysan (Осёл и крестьянин) et neuf fragments lyriques de La Légende juive (Еврейская легенда) [Исаакян, 1956 : 322, 334]. Isaakjan a été déjà traduit par Aleksandr Blok pour La poésie arménienne des temps anciens à nos jours de Valerij Brjusov, et comme le veut la méthode de son illustre prédécesseur, Ahmatova essaie de rester fidèle au texte source restitué par la version mot à mot.
En lisant les traductions akhmatoviennes de Mon cœur est meurtri par un chagrin amer (От жгучего горя сердце моё мертво), En perdant ce qui nous est cher (С утратой того, что любимо), On m’a dit : « ta mère est depuis longtemps morte » (Мне сказали « давно умерла твоя мать ») qui parlent de la douleur d’une mère séparée de son fils, on ne peut s’empêcher d’entendre les accents tragiques des vers du Requiem. Ces échos du Requiem ont été remarqués par Lidija Čukovskaja, qui après avoir lu les traductions publiées par L. Mkrtčjan, exprimait dans une lettre publiée en décembre 1992 la surprise de sa découverte :
Pour moi les analogies des vers traduits avec le Requiem étaient tout à fait nouvelles. À la question embrouillée de savoir qui traduisait avec Ahmatova, ou à la place d’Ahmatova, vous apportez une réponse tout à fait claire.
Для меня совсем новы были аналоги переводных стихов с «Реквиемом». В запутаннейший вопрос о том, кто переводил вместе с Ахматовой, вместо Ахматовой – Вы вносите полную ясность. [Cité d’après : Саакянц, 2015а : 20]
Les analogies en question sont perceptibles non seulement dans la thématique biographique du sujet lyrique (l’absence de l’être aimé, le cœur blessé, les larmes sanglantes, la nuit, la solitude, le désir de mourir), mais aussi sur le plan formel.
Тихо льется тихий Дон,
Желтый месяц входит в дом,
Входит в шапке набекрень.
Видит желтый месяц тень.
Эта женщина больна,
Эта женщина одна,
Муж в могиле, сын в тюрьме,
Помолитесь обо мне.12
[Ахматова, 1966 : 22]
La restitution du rythme du chant folklorique arménien dans Les Chants de l’Alagjaz amène la traductrice à recourir au mètre traditionnel du folklore russe – le vers accentué, le mètre que l’on retrouve dans le Requiem et dans les œuvres de maturité d’Ahmatova.
Dans le « Chant cinq » des Chants de l’Alagjaz, nous retrouvons d’autres images qui renvoient à un champ métaphorique faisant écho à celui du Requiem : « la nuit maléfique » (злая ночь), « le cœur désert » (пустыное сердце), « comme les nuages voilent impitoyablement les étoiles » (как беспощадно туча звёзды прячет). Le Requiem :
Нет, это не я, это кто-то другой страдает.
Я бы так не могла, а то, что случилось,
Пусть черные сукна покроют,
И пусть унесут фонари…
Ночь.
[Ахматова, 1966 : 24]
Le « Chant cinq » des Chants de l’Alagjaz :
Как беспощадно туча звезды прячет,13
Как беспросветна эта злая ночь,
В моем пустынном серце кто-то плачет
Кровавыми слезами в эту ночь.
[Ахматова, 1976 : 19]
Traductions apocryphes et polyphoniques
Des chercheurs arméniens, comme Tigran Нzmaljan [Хзмалян, 1992] et Levon Mkrtčjan, ont étudié les modifications apportées par Ahmatova par rapport à la traduction mot à mot. Tous leurs témoignages concordent : les traductions d’Ahmatova sont fidèles au texte source et respectent les подстрочники pratiquement à la lettre. Ils remarquent néanmoins que des écarts significatifs sont observés. Certaines modifications peuvent être attribuées à une autocensure politique, comme dans l’exemple du poème de Čarentz Dans les caves du Palais d’Hiver (В подвалах Зимнего Дворца), poème écrit en 1929 et dédié aux décembristes qui étaient interrogés par Nicolas Ier en personne :
Под этим мрачным сводом, тут
Когда хрустел мороз,
Всю ночь, сам царь, – венчанный шут –
Вел праведным допрос.
Он им с улыбкой ледяной
Жал руки в страшный час,
Казалось, счастие волной
Лилось из царских глаз,
И Пестеля просил присесть
С такой улыбкой он,
С какой всегда порочил честь
Чужих красавиц-жен.
Он ужас сердца затаив,
Смотрел на главаря.
Был и с Рылеевым учтив
Царь, яростью горя.
Как в сказке некий государь,
Великодушен был,
И милость обещал им царь
И душу им открыл.
Нетрудно было злость таить
От жертв своих ему
И их на плаху проводить,
В изгнанье и в тюрьму.
[Ахматова, 1976 : 36]
Chez Čarenc : le tsar « à la moustache menaçante, au sourire glacial et froid serrait leurs doigts tremblants » (заострив усы, с улыбкой холодной ледяной сжимал он их дрожащие пальцы), alors que chez Ahmatova : « Il serrait leurs doigts avec un sourire glacial » (Он им с улыбкой ледяной жал руки в страшный час). Bien sûr, si la moustache a disparu de la traduction, c’est parce qu’elle pouvait être associée à Staline – on sait que dans ses Extraits du journal (Листки из дневника) Ahmatova appelait Staline « le moustachu » (усач).
La traduction d’Ahmatova introduit également une série d’images, de variations lexicales et stylistiques qui s’inscrivent dans une intertextualité pouchkinienne. La traduction mot à mot : « un roi-arlequin portant le manteau de porphyre pourpre menait l’interrogatoire des décembristes » (порфироносный царь-арлекин допрашивал декабристов) devient dans sa traduction : « Toute la nuit, le roi en personne, – bouffon couronné, / Menait l’interrogatoire des justes (Всю ночь, сам царь, – венчанный шут –, / Вел праведным допрос) », et « Il a même essayé de les influencer par sa majesté, comme un roi des contes de fées » (Даже попробовал воздействовать величием, как некий сказочный царь) devient dans la traduction « Le tsar était magnanime, / Et il leur promettait sa grâce » (Великодушен был, / И милость обещал им царь).
Les parallèles historiques de la traduction d’Ahmatova avec l’époque stalinienne ont été minutieusement analysées par T. Hzmaljan qui montre comment la traduction d’Ahmatova, avec ses allusions pouchkiniennes, devient une sorte de texte apocryphe polysémique où derrière les noms d’Aleksandr Ryleev et de Pavel Pestel’ le lecteur devine les noms de Gumilëv ou de Mandel’štam et nous renvoie, au-delà même de son contenu sémantique, celui de la figure du poète face au totalitarisme, à une intertextualité mandelstamienne par le recours aux ïambes à quatre pieds :
Ahmatova renforce et complexifie chez le tsar les traits de perfidie, de peur et de méchanceté cachées sous son masque de courtoisie et de magnanimité. Les images de Gumilëv fusillé et de Mandel’štam arrêté défilent devant nos yeux […] Mais si l’on poursuit les observations stylistiques, on découvre également des similitudes formelles. Ainsi, les lignes sur le sourire du tsar : « Avec lequel il dépravait l’honneur / Des belles épouses des autres » ressemblent non seulement à des paroles prophétiques sur les divertissements sanglants de la cour de Staline, mais rappellent aussi les vers légers de Mandel’štam : « Et il n’y a pas de conteur pour les épouses / Dans leurs longues robes dépravées… »
Ces vers de 1932 sont liés aux images de La Divine comédie, et ils étaient certainement bien connus d’Ahmatova, dont la lecture de Dante en italien avait un jour provoqué des larmes d’admiration chez Mandel’štam. Il est curieux que la traduction du poème de Čarenc soit réalisée en ïambes à quatre pieds qu’elle utilise rarement et qui ne sont pas conformes à l’original, mais qui correspondent exactement au mètre de ce poème de Mandel’štam (« Hélas, le cierge s’est consumé… »).
Ахматова усиливает и усложняет в образе царя черты коварства, скрытой злобы и страха под маской великодушия и учтивости. Перед мысленным взором проходят образы расстрелянного Гумилева, арестованного Мандельштама […] Но если продолжить стилистические наблюдения, то можно найти и формальные параллели. Так, строки об улыбке царя : « С какой всегда порочил честь / Чужих красавиц-жен », – похожи не только на пророчества о будущих кровавых забавах сталинского двора, но и приводят на память легкие строки Мандельштама: « И нет рассказчика для жен / В порочных длинных платьях... ».
Этот стих 1932 г. связан с образами «Божественной Комедии» и, конечно, был известен Ахматовой, чье чтение Данта на итальянском однажды вызвало восторженные слезы Мандельштама. Любопытно, что перевод чаренцевского стихотворения выполнен Ахматовой в редком для нее и отличном от оригинала четырехстопном ямбе, который точно соответствует размеру именно этого стиха Мандельштама (« Увы, растаяла свеча... »). [Хзмалян, 1992 : 10]
En changeant le mètre original, Ahmatova tisse un réseau intertextuel complexe avec le poème de Mandel’štam et la Divine Comédie de Dante. La traduction du poème Notre langue (Наш язык), écrit par Egiše Čarenc en 1933, offre un autre exemple d’intertextualité avec Mandel’štam, mais aussi avec sa propre poésie :
Дикий наш язык и непокорный,
Мужество и сила дышат в нем,
Он сияет, как маяк нагорный,
Сквозь столетий мглу живым огнем.
С древности глубокой мастерами
Был язык могучий наш граним,
То грубел он, горными пластами,
То кристалл не смел сравниться с ним.
Мы затем коверкаем и душим
Тот язык, что чище родников,
Чтобы на сегодняшние души
Не осела ржавчина веков.
Ширятся душевные границы
И не выразят, чем дышит век,
Ни Терьяна звонкие цевницы,
Ни пергаментный Нарек.
Даже сельский говор Туманяна
Нас не может в эти дни увлечь,
Но отыщем поздно или рано
Самую насыщеную речь.
[Ахматова, 1976 : 41]
Le cycle de poèmes arméniens écrit par Mandel’štam à Tiflis entre le 16 octobre et le 5 novembre 1930, dont il avait donné la première lecture à Čarenc, comprenait en plus des douze poèmes regroupés sous le titre Arménie (Армения) et publiés en mars 1931 dans Novyj mir, deux autres poèmes consacrés à l’Arménie datés eux aussi d’octobre 1930 : La langue épineuse de la plaine de l’Ararat (Колючая речь Aраратской долины) et La langue arménienne est un chat sauvage (Дикая кошка армянская речь) [Мандельштам, 1990 : 166, 167]. T. Hzmaljan perçoit unе sorte de dialogue à trois voix entre Ahmatova, Mandel’štam et Čarenc en mettant en évidence l’influence de ces deux poèmes mandelstamiens sur Notre langue (1933) de Čarenc écrit trois ans après que celui-ci a entendu les vers russes de son ami.
La traduction akhmatovienne de Notre langue participe à un dialogue, à une sorte de joute oratoire, voire un commentaire polémique, avec de La langue épineuse de la plaine de l’Ararat, La langue arménienne est un chat sauvage et des pages du Voyage en Arménie consacrées à l’arménien. C’est aussi un dialogue à trois voix, avec Ahmatova, car après avoir traduit le poème de Čarenc à la fin de 1940, elle écrit en 1941, pendant son évacuation à Tachkent, son poème Courage (Мужество) dans lequel le pronom possessif notre (наш) revient de manière insistante :
Мы знаем, что ныне лежит на весах,
И что совершается ныне.
Час мужества пробил на наших часах.
И мужество нас не покинет.
Не страшно под пулями мертвыми лечь,
Не горько остаться без крова,
И мы сохраним тебя, русская речь,
Великое русское слово.
Свободным и чистым тебя пронесем,
И внукам дадим, и от плена спасем
Навеки!
[Ахматова, 1989 : 139]
Selon la traduction mot à mot de l’arménien, Notre langue d’Egiše Čarenc commence par : « Notre langue est souple et barbare, / Elle est virile, rude et à la fois éclatante, comme une flamme éternelle, allumée par un feu qui ne s’est jamais éteint lors des siècles passés » (Наш язык – гибкий и варварский, / Мужественный, грубый и одновременно, / Яркий, как вечно пылаюший факел, / Зажженый неугасным огнем в стародавние века). La traduction d’Ahmatova reste fidèle, car elle restitue en incipit notre, mais ce possessif sera immédiatement associé chez elle à l’épithète sauvage (дикая) qui qualifie chez Mandel’štam la langue arménienne : « Дикая кошка – армянская речь ».
T. Hzmaljan souligne par ailleurs que, dans le texte source de Čarenc, le mot langue (язык) n’apparaît qu’à deux reprises, dans la première et dans l’avant-dernière strophe il est remplacé par des pronoms, alors qu’Ahmatova remplace dans sa traduction tous ces pronoms par le substantif язык, sauf dans la dernière strophe où elle recourt au terme vieux-slave et slavon рѣчь. Lorsque Mandel’štam s’adresse à la langue allemande14 et à la langue arménienne c’est pour invoquer le désir d’une rupture avec sa langue maternelle, le russe :
К немецкой речи
Себя губя, себя противореча,
Как моль летит на огонек
Полночный,
Мне хочется уйти из нашей речи
За все, чем я обязан ей бессрочно.
[…]
Чужая речь мне будет оболочкой...
[Мандельштам, 1990 : 192]
Lorsque le poète évoque les particularités phonétiques et graphiques de la langue arménienne, il identifie son propre destin à la tragédie du peuple qui a été supplicié et exterminé lors du génocide de 1915 :
Как люб мне язык твой зловещий,
Твои молодые гроба,
Где буквы – кузнечные клещи
И каждое слово – скоба.
[Мандельштам, 1990 : 161]
Mandel’štam évoque le désir de « quitter sa langue » (уйти из нашей речи) ou « la rupture avec le russe », ou, comme le note très justement Marie Delacroix « la trahison linguistique » [Delacroix, 2008 : 238]. Ce détachement s’inscrit dans un mouvement spirituel, car pour Mandel’štam tout domaine de la culture se structure sur le modèle de la langue. La langue maternelle est la langue originelle et sacrée. Elle demeure la garante de la mémoire, comme l’exprime un poème de 1931 Sauvegarde à jamais ma langue (Сохрани мою речь навсегда) [Мандельштам, 1990, I : 175]. La clausule et l’accord final du poème d’Ahmatova Courage répondent à cette supplique : « И мы сохраним тебя, русская речь » (Et nous te sauvegarderons, langue russe).
Pour clore cet enchaînement d’échos intertextuels entre les trois poètes, rappelons que Čarenc, victime, tout comme Mandel’štam, des répressions staliniennes, avait écrit en 1936 un poème sur la mort du compositeur arménien Komitas15 intitulé Requiem æternam, non publié de son vivant.
Comme nous l’avons vu, on décèle dans les traductions d’Ahmatova de nombreuses allusions historiques et personnelles. Celle de Notre langue reproduit littéralement et musicalement le texte source, et ne se permet que deux écarts significatifs dans la première et la dernière strophe afin de rétablir le lien entre la poétique de Čarenc et celle de Mandel’štam. Ces exemples illustrent la méthode et la conception de la traduction d’Ahmatova : fidélité poétique, mais aussi re-création et re-appropriation du texte depuis le choix du poème jusqu’à des modifications sémantiques et formelles majeures qui contredisent sa revendication de rester « dans l’ombre de l’original ».
Les écarts observés par rapport au texte arménien source s’expliquent par le refus d’une littéralité qui trahirait l’esprit poétique et la musique du vers, comme dans cette traduction d’Isaakjan Le chemin serpente (Извивается дорога) dans laquelle la deuxième strophe, qu’Ahmatova jugeait trop littérale, a été modifiée dans la version définitive. En voici la traduction mot à mot :
Ах, дорога у пасти смерти
Идет-извивается, как змея,
В пустынях без могилы (я),
Море плачет надо мной
Première version :
Ах, дорога к пасти смерти
Вьется пестрою змеей…
В пустыре я без могилы,
Море плачет надо мной.
Version finale :
Я – мертвец, и у дороги
Я лежу во мгле ночной,
Незарытый, позабытый…
Море плачет надо мной.
[Ахматова, 1976 : 38]
Le choix définitif fait ressortir le sujet lyrique témoin de sa propre mort.
Enfin, Ahmatova ne ressentait pas toujours une affinité avec les vers à traduire. Pour pouvoir continuer à publier, il lui arrivait de transposer en russe de mauvais vers arméniens. Par exemple, le poème Richesse (Богатсво) de la poétesse arménienne Maro Markarjan ; cette traduction semble être une concession à la poésie patriotique du réalisme socialiste avec sa glorification grandiloquente de la mère patrie : (« Родина и сын – милее жизни, / Нет богатства для меня ценней... » [Ахматова, 1976 : 55]).
Le « mot étranger » et le pastiche
Lorsque Brjusov a publié en 1916 la première anthologie de la poésie arménienne, il avait demandé à Vjačeslav Ivanov de traduire Isaakjan. Ioanna Brjusova raconte dans ses mémoires la réaction de son mari après la lecture d’une traduction d’Ivanov du poème d’Isaakjan Est-ce l’hyacinthe des sommets montagneux (Гиацинту ли нагорий) :
Lorsque nous avions reçu et lu les traductions de Vjačeslav Ivanov, j’ai exprimé mon étonnement devant le fait que le traducteur transmettait la spécificité de la poésie arménienne dans le style de la poésie russe populaire. […] Quelque temps après Valerij Jakovlevič […] m’a lu le même poème dans sa traduction. […] Comme toujours Brjusov essayait de conserver dans sa traduction le caractère national de l’original arménien.
Когда мы получили и прочли переводы Вячеслава Иванова, я выразила свое удивление тем, что переводчик передает особенность армянской поэзии стилем русского народного стиха. […] Через некоторое время Валерий Яковлевич […] прочел мне то же стихотворение в своем переводе. […] Брюсов, как всегда, стремился сохранить при переводе колорит армянского подлинника. [Брюсова, 1989, II : 66-67]
Dans une note de l’édition de ses œuvres choisies traduites en russe, Isaakjan soulignait que sa poésie, particulièrement imprégnée de folklore, se prêtait difficilement à la traduction : « une partie de ces poèmes revêt une forme nationale et de ce fait est difficile à traduire à cause du caractère original du folklore arménien » (« часть этих стихотворений облечена в народную форму и потому трудно поддается переводу из-за самобытности армянского фольклора ») [Исаакян, 1945 : 3]. Ahmatova a synthétisé en quelque sorte la littéralité de Brjusov et le folklorisme d’Ivanov. Par exemple, elle a gardé la sémantique folklorique de la première strophe grâce au syntagme arménien qui désigne la bien-aimée, яр :
Извивается дорога,
К морю темному ведет, –
Яр Шушан, меня покинув,
С юношей другим идет.
[Ахматова, 1976 : 8]
Le choix de яр nous invite à citer « Le “vocable étranger” dans le texte poétique » de Jurij Lotman : « Les mots incompréhensibles sont perçus par nous comme un témoignage de l’authenticité de restitution de l’existence étrangère, ils transmettent la couleur locale d’une vie différente de la nôtre » (« Непонятные слова воспринимаются нами как свидетельства подлинности воспроизведения чуждой жизни, они передают колорит чужой жизни » [Лотман, 1996 : 69]). Les paroles de Ju. Lotman peuvent être illustrées par les vers de Blok qui, en traduisant Isaakjan de l’arménien, conservait les jeux de sonorités et d’onomatopées qui ne signifiaient rien, comme en russe baj-baj, en arménien ljul’-ljul’ ou dar-dar, et qui ajoutaient une certaine couleur locale :
Ал-злат наряд – мой детка рад,
Индийский лал в ручонке сжал,
Люль-люль, дар-дар, дитя-краса.
Спи, спи, бай-бай, дремли, да-да,
Бровь-полумесяц спи, дар-дар.
Глазок-звезда, господень дар.
[Исаакян, 1956 : 19]
Dans la deuxième strophe de La gazelle de ma mère, Ahmatova choisit le nom de l’arbre тут (mûrier à soie) et le leitmotiv affectueux ma mère bien-aimée (родимая мать моя16) :
Сидишь перед домом ты; весенний зеленый тут
Бросает тень на тебя, родимая мать моя!
[…]
В раздумье печальном ты; баюкает нежный тут
Твою святую печаль, родимая мать моя!
[Ахматова, 1976 : 35]
Le mot d’origine turcique тут (tut) est enregistré dans le dictionnaire de Vladimir Dal’ et couramment employé au sud de la Russie (тутовое дерево, тютина), en le préférant au terme de шелковица dérivé de шелк (soie), Ahmatova préserve une teinte méridionale.
Une des rares fois où Ahmatova fera sien un poème traduit de l’arménien est le cas tout à fait particulier du poème Pastiche de l’arménien (Подрожание армянскому, 1930) écrit en 1930 et publié en 1989 au moment de la pérestroïka :
Я приснюсь тебе черной овцою
На нетвердых, сухих ногах,
Подойду, заблею, завою :
« Сладко ль ужинал, падишах ?
Ты вселенную держишь, как бусу.
Светлой волей Аллаха храним…
И пришелся ль сынок мой по вкусу
И тебе, и деткам твоим ? »
[Ахматова,1989 : 111]
Brebis noire sur ses pattes branlantes
Dans tes rêves je te visiterai,
Je m’approcherai, bêlante et hurlante…
« Alors Pacha, on a bien dîné ?
Mon fils fût-il à ton goût et à celui de tes enfants ? »
[Tchoukovskaïa, 2019 : 576]
La traduction mot à mot du quatrain d’Ovanes Tumanjan étant :
Во сне одна овца
Пришла ко мне с вопросом :
« Бог храни твое дитя,
Был ли вкусен мой ягненок ? »
On constate en lisant le подстрочник que le poème d’Ahmatova est une réécriture, et qu’il s’agit bien d’une œuvre originale inspirée de Tumanjan, certes, mais personnelle puisque « bêlante et hurlante » (заблею, завою) ajoutés par Ahmatova font écho au hurlement de douleur du Requiem « Et comme les femmes des streltsy, / Je hurlerai sous les tours du Kremlin » (Буду я, как стрелецкие женки / Под кремлевскими башнями выть). Sophie Benech, qui a traduit ce poème en français, pense que c’est :
… la seule fois où Ahmatova s’est inspiré d’un poème traduit de l’arménien pour exprimer sa souffrance et celle de milliers de gens victimes des répressions. Le vers « Alors Pacha, on a bien dîné ? », inséré dans son poème, est tiré mot à mot d’un poème de Toumanian. [Tchoukovskaïa, 2019 : 576].
L. Mkrtčjan, lui aussi, pense que c’est la seule fois qu’Ahmatova se tourne directement vers un texte en langue étrangère pour parler de son propre malheur et du malheur de mères dont les enfants ont subi les répressions staliniennes. Mais ce n’est pas la seule fois où Ahmatova se tournait vers le genre du pastiche pour fondre sa voix avec celle d’une autre culture. Elle avait aussi écrit Pastiche du coréen (Подражание корейскому). Cette manière de s’approprier une autre culture est une caractéristique de sa poétique : le vocable étranger devient le sien. Ahmatova exprime son émotion intime dans une forme arrangée et maquillée comme étant étrangère. L’illusion de l’étrangéisation est ainsi modélisée consciencieusement et devient le fondement de la mystification. La nécessité d’exister sous une forme étrangère correspond à la représentation d’Ahmatova de la culture arménienne : une culture chrétienne, mais qui est orientale, une culture caractérisée par le laconisme, la retenue, la simplicité et un humour mordant qui se concentre dans la formule : « Mon agneau était-il à ton goût ? ».
Le pastiche a toujours été pour les écrivains et les poètes une autre forme de réécriture et de mimétisme, une sorte d’auto-apprentissage ou encore, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Antoine Bergman, une épreuve de l’étranger [Bergman, 1984]. Une telle appropriation sous forme de pastiche permet de comprendre le rôle qu’ont joué les traductions dans l’œuvre d’Ahmatova. A. Pavlovskij rappelle à juste titre l’importance pour sa poétique de cette immersion dans des cultures étrangères :
Dans les années vingt et trente, la poétesse faisait beaucoup de traductions. Pour comprendre l’œuvre d’Ahmatova ses traductions offrent un intérêt non négligeable, non seulement parce que les vers traduits par elle transmettent au lecteur russe de manière extrêmement fidèle le sens et la sonorité de l’original, devenant par là même des faits de poésie russe, mais aussi parce que, par exemple, dans les années d’avant-guerre cette activité de traduction la plongeait dans le vaste univers de la poésie populaire internationale.
В двадцатые и тридцатые годы поэтесса много занималась переводами. Для понимания творчества Ахматовой ее переводы имеют немалое значение, – не только потому, что переведенные ею стихи, по общему мнению, исключительно верно доносят до русского читателя смысл и звучание подлинника, становясь в то же время фактами русской поэзии, но и потому, что, например, в предвоенные годы переводческая деятельность погружала ее поэтическое сознание в обширные миры интернациональной народной поэзии. [Павловский, 1982 : 87]
Les traductions d’Ahmatova ont sans aucun doute participé au dépassement des frontières de sa perception poétique, à l’immersion dans la poésie d’autres nationalités, aux réincarnations poétiques conduisant à la polyphonie de sa poésie et à l’ouverture à de nouveaux horizons du monde. L’évolution de son œuvre – de la poésie lyrique intimiste de ses premiers recueils vers l’universalité de ses derniers grands poèmes – a été stimulée et nourrie par son travail avec les подстрочники. La poésie arménienne a été pour Ahmatova un vecteur d’identification de son destin personnel et de celui du peuple russe sous la terreur stalinienne avec une terre et un peuple martyrs, victime du premier génocide du xxe siècle et de l’oppression turque, mais qui avait su conserver à travers les siècles sa poésie et sa culture. Les traductions de l’arménien faites par Anna Ahmatova illustrent le sentiment de parenté qu’elle ressentait avec les poètes des autres cultures et des autres langues. L’idée sans doute aussi qu’aucune terreur ni aucun massacre ne pourra réduire au silence les poètes.