Les académiciens de Lyon et la Russie (XIXe siècle)
L’académicien lyonnais (à venir) qui, moins de trente ans plus tard, succède à Patrin en Russie, le fait dans un contexte profondément modifié, celui de la campagne de Russie de 1812 : il s’agit de Philippe Benoit (1793-1881), resté prisonnier en Russie de 1812 à 1814. Ce très jeune homme (il retrouve la France à l’âge de 21 ans), à la différence de Gilibert et Patrin, appartient à une génération qui n’a connu que la Révolution et se retrouve en Russie bien malgré elle. Originaire d’Alissas en Ardèche, Benoit est envoyé en 1806 dans la Meuse rejoindre son grand-père qui l’autorise en 1809 à se préparer, à l’hôpital militaire de Metz, à une future admission à l’École de médecine. Ce projet est toutefois contrecarré par la réquisition du jeune homme dans la Grande Armée en décembre 1811 : il est affecté, avec le grade de sous-lieutenant, comme sous-aide pharmacien au Corps d’observation de l’Elbe, à l’hôpital militaire de Dresde en Allemagne. Il doit cette situation relativement privilégiée à l’intervention d’un ami de son grand-père, le fameux chirurgien Dominique Jean Larrey qui est de toutes les campagnes napoléoniennes1. Benoit est ensuite stationné à Thorn (aujourd’hui Toruń en Pologne), et suivant parfois de près les troupes engagées à la tête d’une ambulance (un service de chirurgie mobile), il se retrouve à Wilno, Smolensk, Krasny et enfin — après quelques étapes — à Moscou. Il y est capturé par des Cosaques, au moment de la retraite, et échappe de peu à la mort. Benoit est hospitalisé, pour y être soigné, à la Maison impériale d’éducation (Hospice des enfants trouvés de Moscou) dont la direction échut en 1812 au surveillant en chef, le général-major Ivan Tutolmin, mentionné par Chateaubriand (comme « Toutelmine ») [Chateaubriand, 2014, II : 435]. Philippe Benoit est ensuite assigné à résidence à Smolensk où il prend logement chez l’habitant et s’emploie à apprendre le russe et le polonais. En août 1813, il doit se rendre avec d’autres officiers français, prisonniers comme lui, à Vladimir, où il est logé dans des conditions similaires. C’est là qu’il apprend en août 1814 la fin de la guerre et sa libération. Il regagne alors la France en bateau, par le port de Riga : après deux escales à Copenhague et Hambourg, Benoit atteint Dunkerque le 2 septembre 1814, arrive à Paris le 15 du même mois pour toucher l’arriéré de sa solde et l’argent envoyé par sa famille pendant sa captivité, enfin à Alissas d’où il repart à Montpellier achever ses études de pharmacie (il y soutient une thèse en 1818). Benoit s’installe alors à Lyon où il exerce le métier de pharmacien et s’adonne aussi « à sa seconde vocation, l’écriture » et la poésie, ce qui lui vaut d’entrer « au Cercle littéraire (aujourd’hui Société d’histoire de Lyon) » en 1826, d’être élu à l’Académie de Lyon dans la classe des Lettres en 1828 et enfin d’être nommé secrétaire général de la mairie de Lyon en 1831. Il se retire de cette fonction sous Louis-Napoléon Bonaparte et quitte la région lyonnaise après 1876 pour retrouver sa famille à Saint-Priest en Ardèche [Feuga, Benoit d’Entrevaux, 2017 : 123-124].
Les documents directement liés à la captivité de Philippe Benoit en Russie sont au moins au nombre de trois2 : Le Prisonnier, un long poème composé de stances irrégulières, écrit en 1814 pendant et après le voyage de Riga à Alissas, lu à l’Académie le 4 mai 1830 et publié la même année en même temps qu’un hommage à Philippe d’Orléans, La Lyonnaise, et qu’une ode à L’opinion publique — ces trois poèmes paraissent sous le titre commun de Retour dans la patrie d’un Français, prisonnier de guerre en Russie, après les Cent jours [Benoit, 1830]3 ; puis un drame en cinq actes et sept tableaux de 1815, Fédor ou une révolte de serfs en Russie, resté à l’état de manuscrit dans les archives de la famille Benoit d’Entrevaux, mais dont on possède un résumé imprimé [Buis, 2019 : 61-65] ; enfin une relation de captivité en prose, éditée par les soins de la famille (qui conserve le manuscrit) en 1913 et en 20194. Ce dernier document, le plus long des trois, ne comporte pas de date, et on en est réduit là encore à des conjectures quant au moment de sa rédaction. Il a visiblement été composé à partir de notes prises sur le vif en Russie, commencées à Smolensk à l’instigation de l’un des codétenus de Philippe Benoit. Le commandant de V. lui conseille en effet d’abandonner sa (mauvaise) poésie, ses traités de politique ou de philosophie naïfs, pour tenir son journal personnel :
… il y a là des peintures de mœurs russes fort intéressantes à faire. […] votre journal sera un travail sérieux et vous forcera à observer ce que vous relirez plus tard. Écrivez, prenez des notes et ne vous fiez pas à votre mémoire, car vous êtes trop jeune pour que bien des événements ne viennent pas, dans le cours de votre <vie>, effacer mille détails de votre séjour en Russie [Benoit, 2019 : 37].
Benoit suit ce conseil, mais sans ordre, mêlant dans ses notes « méchants vers », considérations politiques et observations diverses. Surveillé, il est obligé à Vladimir de brûler son calepin (ou l’un de ses calepins ?) et d’en commencer un autre, « mais ce fut sous forme de roman que je notai mes souvenirs sans y mêler la politique » [Benoit, 2019 : 49]. À son retour à Alissas, en 1814, et avant de repartir à Montpellier, il a sans doute mis immédiatement de l’ordre dans ces notes éparses et plus ou moins cryptées ; il a ensuite relu périodiquement le texte obtenu en y portant des notes marginales, destinées à compléter la narration par des commentaires ou des anecdotes oubliées (ces notes marginales sont parfois datées : 1825 ; 1841).
Ce texte à la première personne, que l’auteur ne destinait pas à la publication, mais à sa descendance, frappe par sa qualité littéraire. Il n’est pas écrit au fil de la plume, mais au contraire composé de sorte à ne pas lasser le lecteur : dans le récit chronologique des faits sont régulièrement intercalés anecdotes significatives (souvent rapportées au style direct), portraits de personnalités marquantes, russes ou françaises, considérations générales rétrospectives ou au contraire détails concrets immergeant dans la vie quotidienne du captif, comme ces deux mots de patois ardéchois auxquels il s’accroche pour ne pas succomber à la mélancolie [Benoit, 2019 : 38]. Philippe Benoit prend en outre la peine de signaler lui-même les limites du point de vue qui est le sien dans ce récit : pour ce qui est de la guerre, c’est celui, myope et fragmentaire, de Fabrice à Waterloo : je « me borne à raconter ce que j’ai vu et ce que j’ai su ; ce sont de menus faits qui n’éclaireront pas beaucoup l’histoire de cette campagne, mais qui, cependant, ont — rapprochés avec d’autres — un intérêt comme étude de la situation de la Grande Armée » [Benoit, 2019 : 23]. En d’autres termes, ce dont il témoigne, ce sont « les petits côtés de la grande guerre », comme il l’écrit joliment [Benoit, 2019 : 25]. Quant à ses jugements sur la Russie, ils ne prétendent pas à l’infaillibilité : « je ne pose pas cela en règle absolue, je suis convaincu qu’il y a des exceptions », dit-il à propos des seigneurs russes qu’il ne voit pas maltraiter leurs serfs, « mais je dois noter ce que j’ai pu observer de mes propres yeux » [Benoit, 2019 : 46] ; ou à propos du sentiment religieux des Russes qu’il juge superficiel : je « puis me tromper cependant, car il est bien difficile de savoir lire dans la conscience des autres, mais enfin telle a été mon impression » [Benoit, 2019 : 46] ; et sur les Juifs que, malgré son séjour à Metz, il connaît aussi peu que Gilibert et juge à travers ce qu’on lui en dit et sa propre expérience : je « tiens cela d’un négociant russe […] ; il est vrai que, comme tous les Russes, il détestait les Juifs, ce qui pouvait influer sur son jugement ; néanmoins bien des faits m’ont semblé confirmer son opinion que je crois fondée » [Benoit, 2019 : 49]. Benoit conclut enfin son tableau de la Russie par ces mots :
Dans tout ce que j’ai dit sur la Russie je ne voudrais pas cependant que l’on puisse croire que j’ai eu la prétention de conclure du particulier au général ; mes observations ne portent que sur les régions dans lesquelles j’ai vécu deux ans. Ce laps de temps est suffisant pour apprécier une contrée, mais ne le serait pas pour connaître réellement les mœurs d’un empire aussi étendu que la Russie et composé de peuples si divers par leurs coutumes et leur esprit […]. [Benoit, 2019 : 49]
Nulle fausse modestie dans cette façon de relativiser la valeur de son témoignage, mais la prudence naturelle d’un esprit rationnel qui se sait limité par son manque d’expérience et de connaissances. Car l’auteur et nombre de ses codétenus sont très jeunes : dans « la gaîté de <leurs> vingt ans », ils s’efforcent de voir le bon côté des choses et se livrent même volontiers à « des farces de collégiens » [Benoit, 2019 : 34] — leurs « rires » résonnent plus d’une fois dans ce récit. De fait, jamais Philippe Benoit ne prend de pose héroïque, et en-dehors de la bataille de la Moskova (Borodino) qui le frappe d’épouvante, les actes de bravoure, surtout les siens, ne l’impressionnent guère : en « campagne, on vit comme dans un rêve et ce rêve est moins douloureux, moins pénible qu’on ne pourrait le croire ; ce n’est pas un cauchemar, la mort qui nous guette n’est pas hideuse ; du reste, on n’y pense pas au milieu de la bataille » [Benoit, 2019 : 26]. Il prend au contraire grand soin d’atténuer le pathos des situations dramatiques en en montrant les côtés dérisoires ou en faisant parallèlement le récit de ses déconvenues et même d’épisodes où il joue un rôle franchement ridicule, comme dans ses « aventures d’amour » qui constituent le contrepoint comique des champs de bataille napoléoniens [Benoit, 2019 : 51].
Ces choix de narration gagnent indiscutablement la sympathie du lecteur à un auteur qui livre un témoignage sans « prétention » sur la Russie d’alors. Malgré sa modestie, il ressort de cette relation de captivité une nouveauté frappante par rapport au récit de voyage de Patrin : l’hostilité des Russes à l’endroit du jeune Français et de ses compatriotes venus en envahisseurs. Cette hostilité se conjugue à celle de la nature pour faire de cet « affreux pays » [Benoit, 2019 : 34] un lieu « où l’on ne pouvait pas faire deux pas sans risquer d’être assommé par les hommes et dévoré par les loups » [Benoit, 2019 : 40], « où nous nous sentions comme dans un tombeau » [Benoit, 2019 : 54]. La situation désolante où se trouvent ces jeunes gens, est figurée par des variations autour du mot « pays », appliquées à la Russie qui est ainsi donnée pour un « pays glacé, silencieux et sans vie » [Benoit, 2019 : 38], un « pays de loups » [Benoit, 2019 : 51], le « pays de la neige, du froid et du knout » [Benoit, 2019 : 55]. Ces formules, derrière la réalité concrète schématisée, condensent toute la détresse matérielle et morale dans laquelle vivent les prisonniers, l’ennui dû à l’oisiveté forcée, l’inquiétude de ne rien savoir du sort de la France, de l’armée, de Napoléon, « éternels sujets de conversation » entre eux [Benoit, 2019 : 34]. Seule la perspective d’être envoyés en Sibérie, image fantasmée de tout ce que la Russie peut offrir d’hostile, leur fait plus peur encore [Benoit, 2019 : 46]. Ce constat est toutefois atténué par l’expérience d’une différence de comportement entre « la haute classe russe » [Benoit, 2019 : 45], le « milieu aristocratique russe », et les « moujicks » [Benoit, 2019 : 52], dès les champs de bataille :
… il n’est que juste de reconnaître que les Russes des classes supérieures furent, en majorité, bons pour les Français blessés ou prisonniers, et loin d’exercer des cruautés sur nous, ils s’efforçaient d’adoucir de leur mieux nos souffrances et nos misères. Il n’en allait pas de même en ce qui concerne le peuple : les paysans et les ouvriers étaient de véritables brutes, et il ne faisait pas bon tomber entre leurs mains si on était isolé, malade, ou faible ; ces gens-là étaient féroces et lâches aussi, car si on était assez fort pour leur résister, ils se sauvaient comme des lièvres. Quelle différence avec le peuple français, si vaillant et si généreux. [Benoit, 2019 : 30]
Benoit peine à comprendre ce comportement. Il se sent évidemment plus proche des « classes supérieures » qui parlent un « français très pur » [Benoit, 2019 : 52], se montrent bienveillantes à son endroit et cultivent à la fois des goûts et des mœurs « semblables aux nôtres » [Benoit, 2019 : 46] et un patriotisme « poussé jusqu’au plus haut degré », ayant « une réelle grandeur » :
Jamais je n’ai entendu dénigrer les Français, pas même Napoléon que l’on blâmait évidemment, mais dont on admirait le génie et dont on regrettait l’amitié. Il y avait là un état d’esprit très curieux à observer, qui me faisait plaisir à cause de la France dont je constatai ainsi l’influence, mais <que> je <ne> m’expliquais pas, étant donné les événements qui venaient de se passer. En revanche, on n’aimait pas ni les Anglais, ni les Allemands. [Benoit, 2019 : 52]
Parallèlement, il juge sévèrement les « classes inférieures ». Benoit attribue en effet leur brutalité et leur hostilité à un défaut de civilisation, pas à un sursaut de patriotisme. Pour lui, les « moujicks » russes « sont à peu près tous des joueurs enragés et des buveurs formidables » [Benoit, 2019 : 46], et il ne voit en eux que des « brutes » [Benoit, 2019 : 30, 46] dont il est finalement heureux qu’ils ne partagent pas « les mêmes sentiments » patriotiques que leurs maîtres, « car la force de l’Empire russe en eût été centuplée et la Russie aurait conquis le monde et écrasé toutes les nations » [Benoit, 2019 : 52]. Ce jugement, qui n’est pas sans évoquer celui de Gilibert à l’égard des Polonais5, Philippe Benoit l’élargit à toutes « les peuplades de Russie » ; et comme Gilibert, qui considère que la liberté « dans tous les temps a été fatale à la Pologne » (Ac. Ms 154 f°175v), Benoit estime qu’il n’y a rien à attendre pour la Russie d’un gouvernement plus libéral que n’est le sien. « Ce qu’il y a de certain, c’est qu’à cette heure la Russie n’est pas mûre pour un changement de régime ; elle ne comprendrait pas et n’en tirerait aucun profit ; qui sait même si le colosse n’en serait pas affaibli ? Voyez la Pologne par exemple ! » [Benoit, 2019 : 49].
Philippe Benoit juge ici en homme de son temps, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Il évalue les « défauts » de civilisation du peuple russe, qu’il considère comme « ignorant et encore primitif » [Benoit, 2019 : 50], à l’aune d’un sentiment de supériorité national largement partagé alors. C’est un enfant de la Révolution française (ses compagnons et lui-même piétinent la cocarde blanche qu’on veut leur faire porter à leur retour en France [Benoit, 2019 : 57]), indifférent à la chose religieuse et farouchement hostile à toute forme de despotisme, régime qu’il croit foncièrement étranger à la France, car « les Français ne sont pas des moujiks abrutis qui n’ont qu’un souci : manger et boire, surtout boire » [Benoit, 2019 : 50]. D’où, d’ailleurs, le portrait ambivalent qu’il fait de Napoléon dont il admire le génie militaire, chante la puissance de séduction, mais déteste la tyrannie [Benoit, 2019 : 26-27]. En réalité, Benoit est un héraut de la « liberté », celle qu’exalte aussi Patrin et que, comme lui, il voit représentée par la France nouvelle, « république ou monarchie tempérée » [Benoit, 2019 : 49]. C’est ce qu’expriment les poèmes de 1830, du Prisonnier (d’où le nom de Napoléon est absent) à L’opinion publique : la France, débarrassée de ses tyrans, rois ou empereur, y est présentée comme l’avant-garde de l’Europe en matière de liberté. Cet idéal à la fois patriotique et progressiste le manifeste bien : Benoit est en fin de compte un bourgeois foncièrement libéral et modéré, pas un révolutionnaire. Il fait ainsi dire à son personnage principal, dans Fédor ou une révolte de serfs en Russie, une pièce qui semble traiter autant de la France que de la Russie :
… une révolution est horrible lors même qu’elle réussit. Quand elle échoue, les malheurs qui la suivent sont incalculables. […] Par l’éducation […], je sais que je suis l’égal de ces nobles orgueilleux qui oppriment le peuple. Par ma naissance j’appartiens à cette classe misérable de serfs qui ont voulu s’affranchir par la révolte. Tout en blâmant ce mouvement révolutionnaire comme une folie qui aboutirait à resserrer leurs chaînes, je n’ai pu ni déserter ni épouser entièrement leur cause. [Buis, 2019 : 64]
Fort heureusement pour Fedor, un coup de théâtre providentiel le tire de son dilemme cornélien en lui rendant son titre et son nom véritables, celui de comte Taulmine. Quoi qu’il en soit, cette pièce constitue avec les poèmes et la longue relation de captivité de Philippe Benoit un ensemble unique parmi les récits de prisonniers de guerre ayant survécu à la campagne de Russie. Marie-Pierre Rey, en en présentant quatre, insiste sur la rareté de ces documents parvenus à nous en très petit nombre, car réservés à un usage familial et conservés (ou non) dans ce cadre [Rey, 2012 : 994]6. On constate des convergences notables entre les journaux cités par M.-P. Rey et celui de Philippe Benoit : les premiers racontent eux aussi la haine du peuple russe pour les Français et la connivence culturelle et linguistique des élites sociales avec la France [Rey, 2012 : 1006-1007] ; eux aussi accumulent les remarques négatives sur le peuple russe, son arriération, sa corruption, sa soumission à un régime autocratique indigne [Rey, 2012 : 1008-1009]. M.-P. Rey y voit la marque de « clichés tenaces et contradictoires attachés à la Russie depuis l’ouvrage fondateur du baron Sig<mund> von Herberstein (1549) et, en France, depuis les récits du capitaine Margeret », mercenaire en Russie au début du xviie siècle, clichés dont nos prisonniers du xixe siècle retrouveraient spontanément le contenu en « enfants des Lumières et de 89 » [Rey, 2012 : 1010]. C’est contre ces clichés, passés dans la sphère publique, que Karolina Oleśkiewicz part en guerre, sans se rendre compte qu’ils en disent davantage sur l’état d’esprit des Français que sur la Russie. Car ces préjugés représentent une sorte de refuge familier et rassurant pour des exilés exposés à un monde étranger qui les rejette et devant lequel ils se sentent dépourvus. Ils se livrent ainsi à ce « douloureux jeu de miroir » pour être ramenés « à leur propre histoire » [Rey, 2012 : 1010] et à leurs propres croyances dont ils vérifient ainsi la supériorité. Philippe Benoit a peut-être été un prisonnier relativement « privilégié » en comparaison des témoins de M.-P. Rey, retenus plus loin que lui à l’Est de la Russie ; toujours est-il qu’on ne peut qu’admirer la façon dont il sait parfois se détacher des clichés pour voir par lui-même.
Les académiciens de Lyon et la Russie (XXe siècle)
Après Philippe Benoit, on ne trouve plus dans les archives de l’Académie de Lyon de documents aussi copieux concernant la Russie. Au xixe siècle, il faut signaler encore la présence de deux lettres ayant trait à ce pays. La première est de la main de Charles (de) Pougens (1755-1833), homme de lettres et philologue parisien devenu aveugle à Lyon en 1780, à son retour de Rome où il avait été atteint de petite vérole ; membre de l’Institut de France et de nombreuses sociétés savantes européennes, dont l’Académie impériale des Sciences de Saint-Pétersbourg, il a été choisi en 1806 comme « correspondant littéraire » de l’impératrice douairière Marie (1759-1828), puis de son deuxième fils, le grand-duc Constantin (1779-1831) [Cf. Pougens, 1834 : chapitre iv « Arrivée à Lyon » et chapitre xxi « Correspondance littéraire avec S. M. I. l’impératrice de Russie, mère, et avec S. A. I. le grand-duc Constantin »]. La lettre que Pougens adresse le 22 juin 1825 au secrétaire perpétuel de l’Académie de Lyon, Jean-Baptiste Dumas (1777-1861), sollicite ce dernier à propos de son Histoire de l’Académie de Lyon en cours de rédaction : « Veuillez engager votre libraire à m’inscrire pour trois exemplaires, un pour S. M. Imple l’Impératrice de Russie Mère, un pour S. A. Impériale Msieur le Grand Duc Constantin, le troisième pour moi » (Ac Ms 275-III-f° 587). L’ouvrage ayant finalement paru en 1839-1840 [Dumas, 1839-1840], c’est-à-dire après le décès des trois destinataires potentiels, il est peu probable que cette demande ait débouché sur l’envoi d’exemplaires en Russie.
La seconde lettre est d’Alexandre Moreau de Jonnès (1778-1870), en quelque sorte l’antithèse de Pougens. Marin et officier, il est fait prisonnier par les Britanniques en 1809 dans les Antilles. Il passe sa captivité à Londres et est libéré en 1814. Il est alors nommé au cabinet du ministère de la Marine pour y être chargé de travaux statistiques et topographiques. Commence pour cet autodidacte une carrière de statisticien qui lui attire les honneurs des sociétés savantes. L’Académie de Lyon l’élit correspondant en 1821, puis associé honoraire en 1823, et conserve de nombreuses lettres de sa main, en cours de publication par les soins de l’Académie. À la fin des années 1820, son expérience passée de la fièvre jaune aux Antilles lui vaut d’être choisi pour rédiger un rapport sur la propagation du choléra dont une épidémie vient d’éclater au Moyen-Orient. Ce rapport de 357 pages paraît à Paris en 1831 [Moreau de Jonnès, 1831]. Le 15 avril 1831, Moreau de Jonnès s’adresse de Paris à Jean-Baptiste Dumas en lui demandant de bien vouloir « présenter en <son> nom, à l’académie de Lyon, le rapport ci-joint, sur l’irruption du choléra pestilentiel en Russie » (Ac Ms 276 f°74r). Ce rapport spécifiquement consacré à la Russie est en réalité extrait de la Revue encyclopédique de décembre 1830 où il est paru après avoir été présenté au Conseil de santé par Moreau de Jonnès le 13 novembre [Moreau de Jonnès, 1830]7. Il y expose le trajet suivi par le choléra le long de la Mer Noire et de la Mer Caspienne, et, au vu des mesures prises par les Russes, il recommande d’alerter le ministre de l’Intérieur et de faire surveiller le port de Marseille qui reçoit « les bateaux en provenance de la mer d’Azof, en particulier Tarangog » [Moreau de Jonnès, 1830 : 575-576]. L’avenir lui donnera raison puisqu’une violente épidémie de choléra se déclare en Provence en 1832, celle-là même qui sert de toile de fond aux aventures du Hussard sur le toit (1951) de Giono. Le rapport de Moreau de Jonnès nous ramène en tout cas, une génération plus tard, sur les traces de Danilo Samojlovič combattant la peste dans ces mêmes parages.
Au xxe siècle, ce ne sont plus les épidémies qui tournent de nouveau l’Académie de Lyon vers la Russie, mais un nouveau séisme politique, la révolution russe. Certes, l’Académie n’est pas une chambre d’enregistrement de l’actualité, et par exemple, on ne trouve trace de l’insurrection polonaise de 1830, pourtant suivie de France avec passion, ni dans les mémoires, ni dans les manuscrits. Mais, « surtout à partir de la seconde moitié du xixe siècle, l’Académie s’est préoccupée à diverses occasions du travail, des ouvriers et de la “question sociale”, […] des canuts et de l’industrie de la soie […], du saint-simonisme et des courants voisins, des sociétés de secours mutuel… » [Crépel, 2017 : 232]. C’est dans ce contexte que les événements de Russie font irruption dans le discours de réception de deux nouveaux académiciens, Pierre Villard (1857-1930) et Jules Millevoye (1852-1930). Certes, d’autres académiciens « se sont exprimés au sujet des idées et actions communistes, socialistes et bolcheviques entre 1892 et 1930 » [Crépel, 2017 : 239]8, de façon d’ailleurs uniformément négative, car l’Académie de Lyon, dans son ensemble, est alors « assez proche du catholicisme social tel qu’il est exprimé par Albert de Mun ou dans l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII : celui-ci déplore […] la condition ouvrière, mais combat frontalement le socialisme » [Crépel, 2017 : 232]. Pourtant, si l’on en croit Pierre Crépel dans son article sur « L’Académie et la Révolution russe », les deux discours de réception évoqués sont les plus développés sur ce thème.
Pierre Villard est à l’origine avocat à la Cour d’appel de Lyon, profession qu’il délaisse pour s’adonner à son goût des voyages et à sa passion des idées sociales : les « travaux de Pierre Villard sont d’un sociologue et d’un économiste, s’intéressant aux questions relatives au monde du travail, et à tout ce qui touche aux problèmes sociaux » [Yon-Calvet, 2017 : 1329], écrit sa biographe de l’Académie ; de ses voyages, il « tire une réflexion riche et raisonnée sur l’histoire sociale contemporaine, dans tous les pays sur lesquels il a porté son observation » [Yon-Calvet, 2017 : 1329]. Dreyfusard, pacifiste, puis partisan de la SDN, il aura été toute sa vie un proche du « patronat paternaliste lyonnais d’inspiration catholique » [Crépel, 2017 : 2329]. Pierre Crépel propose une analyse détaillée des différentes brochures sur la question sociale que Villard a publiées pendant une quarantaine d’années et qui constituent la toile de fond de son discours de réception à l’Académie de Lyon, le 23 avril 1918, sur « Les expériences communistes et la Révolution russe10 » [Villard, 1919 : 337-362]. Pierre Villard avait été élu à l’Académie en 1915, mais du fait de la guerre, son entrée officielle est reportée à cette date [Yon-Calvet, 2017 : 1329]. Son discours, tout à fait dans la ligne de ses études et publications antérieures, commence par passer en revue les « essais communistes » faits de par le monde au xixe siècle, époque où les idées socialistes, « vieilles comme la misère […], ont pris un empire durable et menacé l’ordre social » [Villard, 1919 : 340]. Les essais partiels qui en ont été faits, au nombre de quatre-vingts, nous dit-il, « ont tous fini par la discorde et la ruine » [Villard, 1919 : 349]. Avec Marx toutefois, on change d’échelle : Villard énumère d’abord les résultats désastreux de l’expérience communiste russe à l’extérieur de la Russie (on est encore à six mois de la fin de la guerre), puis à l’intérieur, où ils sont encore plus terrifiants. Les renseignements sur ce qui se passe en Russie sont rares, dit Villard qui puise ses informations dans la presse : les journaux allemands (dont il connaît la langue), mais aussi Le Journal de Genève et Le Journal des débats. Il conclut : « L’expérience a été faite en grand, comme le voulait Marx, sur le plus grand empire du monde : elle a produit tant de calamités, de misères et de ruines que le monde en est effrayé » [Villard, 1919 : 362].
Le jugement est sans appel, Villard tirant du passé une leçon funeste pour l’avenir. Son point de vue est certes celui du « dernier des bourgeois libéraux <qui> avait en horreur les théories socialistes et spécialement marxistes » [Crépel, 2017 : 239], écrit de lui son confrère Auguste Isaac en 1930, au moment de la mort de Villard. Mais on trouve à le lire la vision assez juste d’un type nouveau de société caractéristique du xxe siècle, celui des sociétés totalitaires qui détruisent tous les corps intermédiaires typiques des sociétés libérales, pour livrer les individus sans défense à un État tout-puissant. L’analyse de Jules Millevoye dans son propre discours de réception du 30 mai 1922 [Millevoye, 1924], quatre ans plus tard, sur « Les grèves révolutionnaires de 1920 », donne une impression de plus grande partialité. Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’une analyse, mais du récit fait par le témoin et acteur direct d’événements destinés à créer, selon les vœux de Lénine, une « situation révolutionnaire par la désorganisation de la vie économique et des services publics » [Millevoye, 1924 : 105] : « comme j’ai été quelque peu mêlé à ces événements », écrit Millevoye, « vous m’excuserez de m’en faire le chroniqueur et de vous apporter, pour tenir lieu du discours d’installation traditionnel, quelques documents sur les grèves révolutionnaires de 1920 et les causes qui les ont fait avorter » [Millevoye, 1924 : 104]. Jules Millevoye [Dürr, 2017]11, avocat de profession comme Villard, se flatte en effet d’être, avec Lyon, à l’origine des Unions civiques, sorte de milice bourgeoise définie comme une « force auxiliaire des pouvoirs publics, capable de barrer la route à la révolution » [Millevoye, 1924 : 109], notamment en substituant des volontaires aux grévistes. La Russie, réduite à sa stratégie d’expansion révolutionnaire et à son bras armé en France, la CGT, n’est en réalité présente dans ce discours à nouveau qu’à titre d’épouvantail : « la France », conclut Millevoye, « peut être fière d’être considérée par l’Internationale révolutionnaire comme la forteresse de l’ordre, et que, après avoir été la terre d’élection où l’anarchie moscovite s’était flattée de planter tout d’abord son drapeau, elle soit aujourd’hui de tous les pays du monde celui qui se sent le plus à l’abri du péril bolcheviste » [Millevoye, 1924 : 124].
Conclusion
Le discours de Millevoye est symptomatique de l’absorption de la Russie par le champ politique au xxe siècle. Avec la limitation des échanges intellectuels et culturels qui s’ensuit, ce phénomène la fait pratiquement disparaître des activités de l’Académie de Lyon après 1930 [Crépel, 2017 : 240]12. La période la plus riche du point de vue des contacts entre l’Académie et le monde russe aura donc été le tournant du xviiie siècle et du xixe siècle. Ce n’est pas fait pour étonner, car la Russie s’ouvre alors à l’Europe occidentale (en particulier à la France, puisqu’alors « l’Europe parlait français »13) et intensifie ses échanges avec elle, entre la fondation de Saint-Pétersbourg en 1703 et l’alliance franco-russe de 1892 [Mézin, Rjéoutski, 2011 : xix-xx]. La rivalité est forte entre les nations occidentales, attirées par cet espace nouveau auquel elles ont accès. Le patrimoine documentaire de l’Académie de Lyon témoigne de cette rencontre d’intérêts scientifiques et culturels, mais aussi des difficultés d’ajustement entre la culture de l’Ouest européen et la Russie. Le malentendu perdure jusqu’à aujourd’hui.