La perception de la vieillesse varie selon les époques et selon les pays. Or la littérature peut être un des modes d’expression du regard de la société sur tel ou tel phénomène. Toutefois, les œuvres littéraires sont aussi la manifestation d’une vision spécifique et individuelle, celle de l’artiste, qui va parfois à l’encontre des représentations communément admises et, de ce fait, contribue à l’évolution des mentalités et à la modernisation des sociétés.
Vladimir Makanin (1937-2017) est un écrivain russo-soviétique, qui après la fin de l’URSS, a opéré avec succès sa mutation en écrivain russe1. Dans les années 1990, les auteurs auxquels leur appartenance à l’Union des écrivains garantissait auparavant un statut officiel et un revenu stable, sont nombreux à abandonner la littérature, car il devient impossible de vivre de sa plume [Mélat, 1996 : 94]. En outre l’intérêt du public se porte plutôt sur les écrivains issus de l’underground (Erofeev, Sorokin) et sur les très nombreuses œuvres qui n’avaient pas été publiées en URSS (celles de Zamjatin, Nabokov, Solženicyn). Certains écrivains se tournent vers la politique et commencent une nouvelle carrière (Ajtmatov, Astaf’ev), d’autres sont découragés et pensent au suicide [Mélat, 1996 : 99]. Makanin est un des rares exemples d’écrivains ayant su traverser sans trop de dommage les turbulences économiques et sociales des années 1990.
En effet, après avoir fait ses débuts littéraires juste après le Dégel, il s’est fait connaître dans les années 1970 comme un auteur que l’on rapportait alors à la prose psychologique urbaine, dans le sillage de Jurij Trifonov. Comme lui, Makanin s’écartait résolument du réalisme socialiste et de ses valeurs utopiques, pour explorer les faiblesses et les difficultés psychologiques de l’homme ordinaire et insignifiant. Dès cette époque, Makanin utilisait le texte comme un laboratoire pour un nouveau réalisme, dans lequel ses personnages étaient des objets d’expérimentation dont il observait les réactions, en les confrontant, dans leur vie quotidienne, à des questions existentielles.
Après la fin de l’époque soviétique, alors que la littérature russe subit une grave crise, non seulement économique et sociale, mais aussi idéologique et morale, Makanin est loin d’être disqualifié. Son style s’adapte à la nouvelle période, intégrant des procédés caractéristiques du postmodernisme [Després, 2000 : 23-26 ; 2006 : 142], mais sans abandonner les questions qui étaient déjà formulées dans ses premières œuvres. On peut même constater une remarquable continuité dans les thèmes, les motifs et les métaphores de Makanin, comme si l’auteur revenait constamment sur les textes précédents pour les développer, les corriger, les compléter, de sorte que l’on peut parler d’un véritable métatexte makaninien [Букарева, Незговорова, 2018 : 42].
Or la vieillesse est l’un de ces motifs récurrents, depuis les premières œuvres de Makanin, jusqu’au roman autofictionnel La Frayeur, qui lui est entièrement dédié. On peut ainsi suivre la façon dont Makanin s’empare du thème, l’observe sous différents angles, croise les regards, extérieurs, puis intérieurs (à la fin, l’auteur-narrateur est lui-même un vieillard), et en produit une vision nouvelle, dérangeante par certains aspects, mais enrichissante, voire même séduisante, par d’autres.
La notion de « monde narratif » [Pier, 2018 : 265] dérive de celle de sémiosphère élaborée par Jurij Lotman. Un monde narratif est celui que crée un auteur par son discours, et qui peut s’écarter du monde dont rend compte le langage commun. Il nous importe donc de déterminer en quoi, dans le discours de Makanin, la notion de vieillesse s’écarte de ce qu’elle recouvre dans l’espace sémiotique du langage. C’est pourquoi, notre point de départ a été une étude sur les associations langagières russes dans lesquelles est impliquée la vieillesse [Kрючкова, 2006]. De cette étude il ressort que l’association de la vieillesse avec l’expérience et la sagesse est beaucoup moins marquée en russe qu’en français. Précisons qu’en russe l’adjectif vieux (старый) a deux dérivatifs différents : старец et старик. Le mot старец, qui désigne souvent dans l’orthodoxie un moine de grand renom2, est fortement lié à l’autorité, tandis que le mot старик, qui a endossé la signification plus commune de vieux ou vieillard, est privé de la sémantique de la sagesse et de l’expérience, mais conserve, selon cette étude, le champ des caractéristiques négatives, telles que la faiblesse, tant physique, que mentale, la sénilité, la saleté et l’aspect repoussant, la maladie, la démence, le mauvais caractère, la méchanceté. Notons au passage qu’il n’en est pas de même pour le féminin старуха ou старушка, qui n’ayant pas de double dans le langage élevé, est moins dépréciatif. En somme, le vieillard suscite principalement la pitié ou le rejet, voire la peur, d’autant plus qu’il est aussi associé à la fin de la vie, et donc à l’approche de la mort. C’est cette représentation commune du vieillard qui est mise à l’épreuve, puis, dans une certaine mesure, déconstruite, par Makanin dans son métatexte.
Dans le langage courant, comme dans le champ littéraire, la notion de vieillesse fonctionne dans une opposition binaire avec celle de jeunesse, et plus précisément, le vieillard s’oppose à l’homme jeune, qui, dans la mythologie soviétique, est plein de force, travailleur, beau et séduisant, optimiste et joyeux. Le héros soviétique est lui-même un héritage de l’image du héros futuriste, anguleuse et brutale, qui exalte la force et la virilité. Ainsi le choix de Makanin de s’intéresser à la vieillesse est, en soi, un signe de résistance aux canons littéraires, tant du modernisme que du réalisme socialiste.
Dès ses premières œuvres, Makanin, par le biais de son narrateur, fait preuve d’un intérêt original pour les vieillards. Dans Les Voix, qui peut être considéré comme son « Art poétique » [Mélat, 1993 : 41-56] et où s’entremêlent les textes de fiction, les souvenirs, et les digressions réflexives sur la littérature, le narrateur décrit comment est née sa vocation d’écrivain. Pour illustrer son propos, il raconte une scène se déroulant dans les traditionnels bains russes, où est en train de se laver un groupe de vieillards nus. Le lecteur, qui voit ces vieillards par les yeux du jeune narrateur, découvre d’abord leurs corps dénudés. Le narrateur ne cache rien, son regard est direct, franc et sincère, presque naïf dans sa description minutieuse, par exemple, lorsqu’il évoque leurs parties génitales, lourdes et pendantes. Mais ces vieillards ne suscitent ni le rejet, ni le dégoût, ni la peur ou la pitié. Au contraire, ils inspirent la joie, car il se dégage d’eux une impression de sérénité et de bonheur.
Я видел их одинаково обвисшие детородные органы, давно отслужившие; они обвисли и оттянулись к земле — в самом последнем и конечном нашем направлении, покачиваясь, как покачиваются кисеты с махоркой, бывшие тогда в поселке все еще в моде. Сочетание обвислости с улыбающимися лицами стариков, с их выцветшими детскими глазами, которые уже не только не совестились какой-то там обвислости, но, вероятно, попросту забыли о ней, — было удивительно и отдавало великим, неслыханным счастьем: дожили наконец и ведь не умерли. [Маканин, 1982: 375]
Je regardais leurs organes génitaux, depuis longtemps hors d’usage, et qui pendaient lamentablement en direction de la terre, notre dernière destination à tous. Ils se balançaient comme des petites blagues à tabac en cuir qui étaient encore à la mode dans la campagne, et le contraste entre cet affaissement et les visages souriants des vieillards avec leurs yeux décolorés qui non seulement n’avaient pas honte de leur bas-ventre, mais n’y pensaient plus, était étonnant et respirait un bonheur ineffable : nous avons vécu jusque-là, et vous voyez, nous ne sommes pas morts, avaient-ils l’air de dire. [Makanine, 1988 : 186]
Plus loin le narrateur décrit comment ils se lavent mutuellement le dos. Cette description, empreinte d’une grande tendresse, confine à l’érotisation des corps :
Стоя немного боком, не как женщина, старик упирался руками в скамью, а голову свешивал, расслабив шею полностью, как свешивают головы только старики, — напарник тер его мягко, даже нежно, ласкающими неторопливыми движениями. [Маканин, 1982: 379]
Debout, de trois quarts (pas comme une femme), un vieillard appuyait les mains sur le banc, laissait pendre mollement son cou et sa tête, comme seuls les vieillards peuvent le faire ; et son partenaire lui frottait le dos avec douceur, avec des gestes lents et caressants… [Makanine, 1988 : 192]
En effet, à la vue de ces vieillards, le narrateur sent soudain monter en lui un élan vital quasi sexuel.
Гул в ушах где-то бегущей воды, а к вискам прилила кровь, глаза затмило, и я почувствовал свое распарившееся молодое тело, как чувствуют его перед близостью с женщиной. [Маканин, 1982: 376]
Il régnait dans l’établissement un brouhaha énorme auquel s’ajoutait le ruissellement de l’eau. J’entendis pourtant tout à coup le sang qui battait à ma tempe, mes yeux se troublèrent et je sentis mon jeune corps s’alanguir comme devant une femme. [Makanine, 1988 : 188]
Mais il ne s’agit (sans doute) que de l’inspiration littéraire. En effet, il se prend à imaginer qu’il écrit un récit sur ces vieillards. Il lui semble alors voir, dessinés sur leur peau, des mondes et des cartes géographiques, et il peut lire leurs dos comme s’il s’agissait de livres ouverts.
Больше всего читались спины — спины стариков — это жизнеописания, их можно разглядывать часами, восстанавливая не только жизнь человека, но тип, вид этой жизни, даже ее ритм. […] Спина повествовала, как повествует старая книга. [Маканин, 1982: 378]
C’étaient les dos qu’on déchiffrait le mieux. Les dos des vieillards, on peut les regarder des heures durant. C’est l’illustration de toute leur vie. Les dos reflètent le genre d’existence qu’ils ont mené et son rythme. […] Le dos parle comme peut parler un vieux livre. [Makanine, 1988 : 191]
Ici la description se mue en une pensée purement littéraire, le texte devient ouvertement métaphorique, comme le souligne la structure syntaxique de la phrase : « Их никто не прогонял со скамей, их никто не прогонял из жизни » [Маканин, 1982 : 381] (« Personne ne les chassait des bancs, personne ne les chassait de la vie » [Makanine, 1988 : 196]).
Sous la plume imaginaire du jeune narrateur, héritière des mythes universels, les vieillards, qui se lèvent « comme des invités qui se seraient attardés », et disparaissent l’un après l’autre dans l’étuve, deviennent des âmes sur le point de pénétrer le royaume des morts, ayant parcouru jusqu’au bout le chemin de leur vie, ou même celui de l’évolution humaine.
Так же один за одним они входили в парилку — двери не было, из дверного проема оттуда валил пар, водяная пыль с жаром, и все это поглощало и съедало старика за стариком; они шли туда, может быть, три, может быть, пять медленных минут, но для меня, отстранившегося, они шли сотни, если не тысячи лет, — студент и болтун, уже подпорченный игрой обобщений, я видел, что это уходят люди вообще, вышедшие когда-то из воды, поползшие, затем поднявшиеся на четвереньки, затем превратившиеся в млекопитающих, затем вставшие на ноги: люди как бы дошли до своего конца и часа, исчерпали развитие, — и опять уходили в воду, в пар. [Маканин, 1982 : 381]
Et lentement, tout lentement à petits pas précautionneux, ils s’avancèrent en trainant leurs pieds sur le sol mouillé et glissant. Le bain de vapeur n’avait pas de porte et il s’en échappait comme une poussière d’eau brûlante qui engloutissait les vieillards l’un après l’autre. Ils mirent trois, peut-être cinq lentes minutes à y parvenir, mais pour moi qui avais pris de la distance, cela dura un siècle, un millénaire. Moi, l’étudiant amateur de jolies phrases, déjà quelque peu perverti par le jeu des globalisations, je vis soudain s’en aller devant moi les hommes en général. Un jour, ils étaient sortis de l’eau et après avoir rampé, s’étaient mis à quatre pattes et s’étaient transformés en mammifères pour se retrouver finalement debout. A présent ils étaient arrivés à la fin de leur parcours et du temps qui leur avait été imparti. Leur évolution terminée, ils retournaient à la vapeur, à l’eau, comme à leur élément premier. [Makanine, 1988 : 196]
Сette image des vieillards n’est guère éloignée du stéréotype commun et des clichés (faiblesse, proximité de la mort), pourtant le regard du narrateur, plein d’amour, étonne, d’autant plus, si l’on garde à l’esprit que le contexte est celui de la littérature soviétique, où toute évocation des corps nus était pour le moins incongrue, et plus encore s’il s’agit des corps vieux. Certes les écrivains de la prose dite rurale ont pu décrire des vieilles femmes, mais jamais nues, et d’ailleurs ils s’intéressaient plutôt à leurs visages, symbole de leur élévation morale et spirituelle, qu’au reste de leurs corps3. Par ailleurs, ni chez Jurij Trifonov, ni chez les autres écrivains de la génération de Makanin (Andrej Bitov, Ruslan Kireev et d’autres) on n’imagine une telle érotisation des corps nus. Cette tonalité érotique se retrouve dans les œuvres ultérieures de Makanin qui développe la métaphore de son méta-sujet : la littérature comme histoire d’amour entre l’écrivain et la vie4.
Ainsi dans le récit La guerre d’un jour, paru dans la revue Novyj mir en 2001, le stéréotype du vieillard impotent est mis à mal. Dans ce texte, non traduit, resté en marge du cycle sur la vieillesse et du roman La Frayeur, Makanin imagine l’état du monde après une catastrophe que tous redoutaient pendant la guerre froide, à savoir une guerre nucléaire entre l’URSS et les USA, qui a fait des millions de morts et détruit des villes. La paix étant revenue, les présidents des deux superpuissances ont été arrêtés, assignés à résidence, et sont en attente de leur jugement par un tribunal spécial. Même si chacun conserve ses particularités, tous deux sont des vieillards impuissants, et se ressemblent, comme si l’âge gommait les différences individuelles pour faire ressortir l’essentiel dans l’homme. L’un et l’autre s’efforcent de paraître encore forts, ils entretiennent leur image médiatique et semblent lutter contre le cours du temps, pour essayer de gagner un peu de temps de vie, et repousser le moment du jugement.
Outre sa résonance avec la situation internationale contemporaine, le récit se lit comme une parabole sur la condition humaine, où chacun est amené à répondre de ses actes et de sa vie, au moment du Jugement dernier. Certes, Makanin n’est pas croyant, mais sa pensée se construit en revisitant les mythèmes du fonds culturel universel. Le récit est une parabole sur l’inéluctabilité de la mort, qui touche tous les hommes, même les plus puissants, et qui les met tous sur un pied d’égalité. Enfin, c’est une réflexion sur le pouvoir et sa perte : pouvoir politique, viril, sexuel.
En effet, la vieillesse, dans ce récit, n’est pas synonyme d’absence de désir, au contraire. Les vieux présidents déchus, et donc impuissants, conservent leur envie de vivre, qui se manifeste par leur voyeurisme, comme le montre la scène initiale du récit. On y voit un vieillard qui regarde par la fenêtre une jeune femme sortir de la voiture garée en bas de chez lui, et aller faire pipi dans les buissons. Il s’avère que c’est la conductrice du taxi venu le chercher, lui, l’ex-président, pour l’emmener au tribunal. Elle joue, en quelque sorte, le rôle de Charon, le passeur des Enfers.
Ce récit entremêle et conjugue la vieillesse et le pouvoir politique, ou plutôt l’impuissance politique. Les deux présidents ont perdu leur pouvoir, devenant la cible et la proie des jeunes générations (particulièrement des médias) qui organisent leur traque, comme des chasseurs de gros gibier. Ils sont restés en arrière, en retard. Le thème du « retardataire » (titre d’un de ses romans) est, d’ailleurs, un des motifs constitutifs de la grammaire sémantique de Makanin, c’est-à-dire de la panoplie de métaphores qu’utilise l’auteur, en y revenant sans cesse et en les articulant entre elles, comme des signes, pour penser le monde. Ces vieillards suscitent ainsi une forme de pitié, et à la fois du rejet, voire de l’effroi, car le récit ne manque pas de souligner à plusieurs reprises qu’ils portent la responsabilité pleine et entière des millions de morts, et il ne fait aucun doute qu’ils seront reconnus coupables, et qu’ils sont damnés. Ce heurt entre deux sentiments contradictoires provoque un effet tragique, qui s’associe à la vieillesse.
Mais surtout, on se trouve dans la situation de confusion que Makanin explore depuis ses premiers textes, qui consiste à faire cohabiter dans le récit deux vérités ou réalités contradictoires [Маканин, 1979 ; Климова, 2009 ; Makanine, 1988 : 146-149]. Ce procédé est celui que choisit l’auteur pour déconstruire les stéréotypes, et montrer que la réalité humaine n’est pas univoque, mais multiple. On peut d’ailleurs interpréter le pluriel du titre Les Voix comme un renvoi au concept bakhtinien de polyphonie.
Le travail de déconstruction du stéréotype de la vieillesse se poursuit dans une série de textes ultérieurs, parus d’abord séparément dans la revue Novyj mir entre 2002 et 2004, puis réunis dans un cycle intitulé Une haute, haute lune, et finalement regroupés dans un roman, sous le titre La Frayeur, composé de douze chapitres [Малькова, Рыбальченко, 2018]. Bien que chacun puisse être lu séparément, ils sont liés par la figure du vieillard Alabin.
À la différence des vieillards impersonnels des Voix, et des deux présidents objectivés de la Guerre d’un jour, la figure du vieillard Alabin dans la Frayeur est vue de l’intérieur, par un narrateur-auteur qui est lui-même devenu un vieillard. Il est à la fois le sujet et l’objet de son récit expérimental.
Pour dresser ce portrait, Makanin propose différents angles de vue, à la manière dont Mihail Lermontov brosse celui de Pečorin dans Un héros de notre temps. À propos du style de Makanin, le critique Mark Amusin parle de description « en spirale » :
При этом писатель использует самые разнообразные ракурсы для показа жизненных ситуаций и людей, действующих в них: «съемка» ведется изнутри и снаружи, сверху и сбоку, крупным планом и дистанционно, в документалистской манере или с добавлениями гипербол и гротеска. Он часто прибегает к «спиральному» методу изображения, неоднократно возвращаясь к одной и той же ситуации, чуть сдвигая угол зрения, меняя смысловые или оценочные нюансы. [Aмусин, 2018]
L’auteur montre de divers points de vue les scènes et les personnages : il « filme » de l’intérieur et de l’extérieur, d’en haut et de côté, en gros plan et de loin, à la façon d’un documentaire ou en ajoutant des hyperboles et des éléments grotesques. Il a souvent recours à la représentation « en spirale », consistant à revenir plusieurs fois sur une même scène, en changeant à peine l’angle de vue, en modifiant légèrement les significations et les valeurs.
Comme chez Lermontov, la narration oscille entre la première personne du singulier (je) et la troisième (il), et parfois la première personne du pluriel (nous). Tantôt Alabin assume d’être le narrateur, et il emploie le pronom « je », tantôt il se regarde lui-même de l’extérieur, et parle de lui à la troisième personne, avec distance et ironie, ce qui ne fait que rendre floue la frontière entre lui, Alabin, et le véritable narrateur-auteur.
Петр Петрович выпроводил племянника из своей комнаты. Оставшись один, сразу лег. Он притих. Теперь-то он уснет.
Теперь-то я усну. [Маканин, 2006 : 68]
Piotr Petrovitch fait sortir son neveu. Resté seul, il se couche, apaisé. Il va pouvoir dormir maintenant.
Maintenant, c’est sûr, je vais pouvoir dormir. [Makanine, 2009 : 81]
Ce jeu des pronoms contribue également à souligner le caractère légèrement schizophrénique d’Alabin, ce qui tend à décrédibiliser sa parole sur lui-même. Ainsi, il crée lui-même la distance qui permet de le considérer comme l’objet (et non plus seulement le sujet) de la narration. On voit ici ce qui pourrait être assimilé au procédé postmoderniste de jeu ironique avec le lecteur.
В конце концов стало невыносимо. Подняв глаза к высокой луне, я ей выговорил. Я был сердит:
Чего от меня хочешь?.. Ну, вот я. Терплю. Терплю вторую ночь. Но дальше, что дальше?
Впрочем, я контролировал себя…
Именно, именно так, как понаписали ему врачи! Старикан Алабин себя контролировал (он успел увидеть себя со стороны). И вот какой хороший старик он был сейчас, если со стороны, — он задирал голову к луне, ворчал, однако шел по дороге мимо. [Маканин, 2006 : 65]
Les yeux levés sur la lune haute, je laisse éclater ma colère. Je tempête :
— Qu’attends-tu de moi ?... Vois comme je me retiens. Deux nuits d’affilée. Mais après, hein ?
Au demeurant, je reste maître de moi…
Exactement ce qu’ont écrit les médecins, on ne pouvait pas mieux dire ! Le vieux birbe Alabin parvient à garder la maîtrise de soi (il porte sur lui-même un regard distancié). Mais de quel honnête vieillard a-t-il l’air s’il tord le cou vers la lune et grommelle en passant son chemin ? Il meurt d’envie de voir Ania mais il passe outre. [Makanine, 2009 : 78]
Le motif de la schizophrénie, en tant que maladie du dédoublement de la personnalité, traverse tout le roman, comme un faufilage. La folie fait partie des grands thèmes littéraires du XIXе siècle, y compris en Russie5. Le fou (ou l’idiot, qui en est une des variantes) est celui qui est hors de la normalité, en décalage, ou même en opposition. Makanin, en abordant ce thème, s’inscrit dans le dialogue intertextuel de la littérature russe et mondiale.
Pourtant, à première vue, le vieux Alabin est tout à fait ordinaire, son apparence n’a rien d’extravagant, ni même de remarquable, elle est si discrète qu’il peut passer inaperçu :
Одежда его вечерами проста и всегдашняя — темно-серый пиджак, темные брюки. Также темная беретка, придающая ему знаковую интеллигентность: он лишь слегка надвигает беретку на высокий лоб. Туфли как туфли, неприметные. В целом же — все для ночи, невидный, неброский. [Маканин, 2006 : 7]
Les habits qu’il porte le soir sont simples et de tous les jours : une veste gris sombre, un pantalon sombre. Un béret sombre aussi, emblème d’un fond de distinction ; tout juste le rabat-il légèrement sur son front haut. Des chaussures comme tant d’autres, qu’on ne remarque même pas. Dans l’ensemble : tout pour la nuit, discret et inaperçu. [Makanine, 2009 : 13]
Sa solitude n’est pas non plus un trait distinctif, car cette caractéristique est incluse dans le champ sémiotique de la vieillesse, ou plutôt du vieillard, comme conséquence du rejet et de la peur que suscite ce type de personnage. Mais le texte y revient à plusieurs reprises, avec insistance, ce qui lui confère une valeur sémantique supplémentaire :
Стирает их он сам. Одинокий.
Сняв с плечиков, надел рубашку. Брюки. Пиджачок…
— Мой вечерний костюм, а? — говорит старикан Алабин сам себе, по привычке всех одиноких. [Маканин, 2006 : 7-8]
C’est lui-même qui les lave. Homme solitaire.
Sa chemise ôtée d’un cintre, il l’enfile. Puis son pantalon. Sa veste…
— Ma tenue de soirée, pas vrai ? Se dit à lui-même le barbon Alabin, selon la manie des gens seuls. [Makanine, 2009 : 13-14]
Alabin, pourtant, n’est pas si solitaire qu’il le prétend. On apprend bientôt qu’il a eu plusieurs épouses, bien qu’il vive seul, qu’il a des enfants adultes et qu’il fréquente les autres vieillards, ce qui lui permet de s’exprimer parfois au nom de sa génération, en employant le pronom collectif « nous ». Mais la solitude fait partie de l’autoportrait métaphorique d’Alabin, celui d’un vieux loup solitaire qui hurle à la lune : « Он задирал голову к луне, ворчал, однако шёл » [Маканин, 2006 : 65]. Cette métaphore du vieillard solitaire excité par la pleine lune est prise au pied de la lettre par l’auteur, qui en fait le socle de sa fable : Alabin, les soirs de pleine lune, semble se métamorphoser, comme un loup-garou, et son excitation et son désir d’amour, plus forts que sa peur, le poussent irrésistiblement à se glisser en clandestin chez des femmes esseulées.
Si le titre initial du roman était Haute, haute lune, c’est que la lune, pour ces récits, est la clé de lecture, comme le rappelle l’auteur, de façon insistante, par la répétition du mot tout au long du texte, jusqu’à saturation. En effet, le vieillard est associé de plusieurs façons à l’astre vespéral. D’abord, sur le plan de la narration, la lune est le déclencheur des sorties nocturnes d’Alabin. Ensuite, comme figure de style, l’apparition de la lune, symbole du soir, est une métaphore de la fin de la vie, de la vieillesse et de l’approche de la mort. Enfin, sur le plan lexical, le mot lunatique, dérivé de lune, désigne, en russe, un somnambule, une personne irresponsable, qui agit en rêve. Le sens est relativement proche de l’anglais lunatic, qui signifie tout simplement fou6. En outre, la lune, qui attire tant le vieillard et qui dicte son comportement, est liée au principe féminin. Ainsi le motif de la lune est exploré et utilisé pour son potentiel métaphorique, sémantique, étymologique et mythique, mais surtout comme symbole du désir concupiscent du vieillard.
La société n’admet pas ce comportement, ce qui vaut à Alabin d’être envoyé en séjour en clinique psychiatrique. Il se retrouve piégé, rejeté, en marge, isolé, de la même façon que les vieux présidents de la Guerre d’un jour. Il est un clandestin, un marginal, voire un dissident [Després, 2017 : 321-332]. On dit de lui qu’il est « inadéquat », ce qui, en russe, signifie à la fois dérangé et non aligné. Chez Makanin, ce thème de la non adéquation rime avec celui du retard, du décalage, du non conformisme, qui est une des lignes de force de toute l’œuvre.
Le narrateur feint d’adopter le point de vue d’Alabin, tout en laissant deviner celui des médecins et de la société : le vieux est malade (il souffre de satyriasis), ou tout simplement il est dérangé, dément, voire un peu fou : «Лунатик, шиз, придурок, кретин, старый мудак» [Маканин, 2006 : 358] (« Lunatique, schizo, toqué, crétin, vieux couillon » [Makanine, 2009 : 407]).
Alors qu’il aurait pu être jugé et condamné7, la clinique représente finalement une punition plus légère. Le thème de l’hôpital psychiatrique est ici traité de façon beaucoup moins tragique que dans le roman Underground ou Un héros de notre temps [Després, 2000 : 29-31]. La Frayeur en est une variation en mode grotesque, une farce pleine d’auto-ironie.
Alabin, il le croit, du moins, se joue des médecins comme le chat joue avec les souris. Il s’est affranchi des bornes du comportement socialement admissible, et il utilise à son profit l’indulgence que peuvent avoir envers lui, en premier lieu, les femmes, mais aussi les médecins ou les policiers, qui incarnent l’autorité et le pouvoir. Il s’est dépouillé des conventions, des freins, de la peur, il est nu comme un ver, ce qui le rend vulnérable, mais lui permet d’être lui-même, authentique et libre. Ce thème de la nudité, déjà associé à la vieillesse dans Les Voix, conserve ici tout son potentiel métaphorique. « La nudité n’est qu’une manifestation de franchise. La nudité est comme une forme tolérable de faiblesse d’esprit » [Makanine, 2009 : 378].
L’impuissance du vieillard est présentée dans son opposition au pouvoir, à la force, voire à la violence, comme dans d’autres textes de Makanin. Dans les Voix, les vieillards sont aussi impuissants et touchants que des enfants8. Dans Une guerre d’un jour, les vieux présidents ont perdu leur pouvoir, mais aussi leur force physique (ils sont invalides, en fauteuil roulant), et ils sont impotents sur le plan sexuel. Mais en même temps, ils ont retrouvé une forme d’humanité, une capacité à jouir de la vie, à aimer.
Dans La Frayeur s’ajoute une forte tonalité grotesque et un humour physiologique, voire scatologique. Ainsi, Alabin, sorti tôt le matin pour aller aux toilettes au fond du jardin, s’endort sur la lunette et y reste collé [Makanine, 2009 : 21], ou encore, au moment culminant de la crise politique de 1993 à Moscou, il s’exhibe nu sur le toit de la Maison blanche. L’auteur-narrateur se met à l’unisson de son personnage, levant les tabous de l’écriture du corps, et particulièrement du corps masculin vieillissant.
Les femmes n’ont pas peur d’Alabin, il les fait rire, il est drôle et inoffensif. Sa faiblesse lui donne une force de séduction, et il est en mesure d’apporter de la joie, et même du plaisir, à ces femmes esseulées, livrées à elles-mêmes par des maris absents. L’auteur-narrateur semble inviter le lecteur à admettre aussi que son écriture dérangeante (sinon déplacée, par ses allusions grivoises ou sexuelles) peut apporter de la joie et du plaisir à qui peut se libérer du carcan des conventions littéraires.
L’impuissance d’Alabin est donc toute relative, contrairement à celle d’Oležka, son neveu, soldat traumatisé, dont Alabin redoute le suicide. Tandis qu’Oležka a perdu le goût de vivre, Alabin ne cesse de manifester son énergie vitale, de proclamer qu’il est vivant, et qu’il a toute sa virilité. C’est une inversion des valeurs sémantiques de la jeunesse et de la vieillesse qui s’inscrit dans la dimension carnavalesque du roman, et bouscule le stéréotype.
Un autre trait de la jeunesse est ici prêté à la vieillesse : à la différence du Vieux de Trifonov9, Alabin n’est pas prisonnier de son passé, il n’est pas hanté par la mémoire, ni tourmenté par la nostalgie. Il semble ne pas avoir eu d’existence antérieure, et ne pense pas non plus au futur. Il est entièrement dans l’ici et maintenant.
Cet appétit de vivre, qui se manifeste par le désir érotique du vieillard pour les femmes jeunes, est symbolisé dans le roman par la description d’un tableau qui se trouve dans le cabinet du docteur en chef de la clinique psychiatrique. Cette ekphrasis s’inscrit dans le dialogue avec la littérature classique, et plus particulièrement, à notre avis, comme une réponse en contrepoint à Dostoevskij, dont le roman l’Idiot se développe autour de la description du tableau de Holbein Le Christ mort. Chez Dostoevskij, le tableau sacrilège représente la mort, et il est le signe de la déchéance de la culture et de la corruption des mœurs, le présage des crimes et des catastrophes à venir dans le roman. Au contraire, chez Makanin, le tableau représente la vie, le plaisir érotique, et il est le signe de la liberté. En effet, le tableau exposé chez le psychiatre (un Frans Wouters) représente des nymphes endormies, vers lesquelles se glisse un satyre. La couverture de l’édition russe du livre représente un autre tableau, celui de Watteau, Nymphe et Satyre, accompagné du mot Saтирмэн (Satyromane qui rime avec Superman) avec la lettre latine S, reprise, de façon fortement ironique, dans le titre russe : ИSпУг.
La scène représentée renvoie à la mythologie grecque : le satyre, mi-homme, mi-bouc, est associé à Dionysos, dieu des plaisirs et jouissances, du vin et de l’ivresse, de l’oubli de soi, du chaos. Il fonctionne dans une opposition binaire avec Apollon, dieu solaire, dieu de l’harmonie ordonnée. Cette paire est similaire aux deux hypostases de la vieillesse, telles que nous les avions distinguées dans le champ lexical russe (старец / старик).
La figure du старик Alabin, à la fois carnavalesque et mythologique, a beaucoup en commun avec le vieux Kozlodoev, de la chanson de Boris Grebenščikov: « Il rampe sur le toit, […] il est vieux, il veut aller aux chiottes »10.
Le personnage du vieillard sénile, mais concupiscent, le satyromane, serait un nouveau type de « héros de notre temps » ? Pourtant, en intitulant un chapitre « Pour qui votera le petit homme ? »11, ce n’est pas avec Pečorin, mais avec Akakij Akakievič que Makanin invite à faire le rapprochement. Ce faisant, il poursuit son dialogue avec la littérature classique [Després, 2000 : 24 ; 2006 : 136, 142], ici non plus avec Puškin, Tolstoj ou Dostoevskij, mais avec Gogol’. Akakij Akakievič, aujourd’hui, c’est le vieillard Alabin. Rejeté, marginalisé, humilié, il est néanmoins capable d’agir et de se révolter.
La vieillesse ouvre pour Alabin une possibilité de se libérer des conventions, mais aussi de la peur, au point qu’il devient, malgré lui, un « héros », comme on le voit dans le chapitre « La Maison blanche sans politique ». Dans ce chapitre faussement épique, l’auteur inscrit Alabin, sans qu’on parvienne à déterminer le degré d’ironie, dans l’histoire politique réelle de la Russie : son apparition sur le toit de la Maison blanche met fin à la confrontation critique, en 1993, entre les manifestants (et les chars envoyés par le président El’cin) et les parlementaires retranchés dans la Maison blanche. Cet épisode est un point de rupture et de bascule dans l’affrontement entre le passé (les députés conservateurs) et le présent (la jeunesse libérale). Or toute une génération, celle des vieux, n’a pas encore dit son dernier mot dans l’histoire post-soviétique. Au-delà du cas russe, l’auteur semble inviter à ne pas ignorer le point de vue des retardataires, des exclus, des faibles, et donc des vieillards.
La première décennie post-soviétique est souvent appelée métaphoriquement les années sauvages (лихие девяностые12). Ce sont les années du crépuscule de l’empire. Le vieux Alabin est le « héros de notre temps » parce qu’il correspond à son temps, car c’est l’époque qui est vieille, et aussi un peu dérangée, elle se croit débridée, mais n’est qu’inadéquate, en retard, décalée. La liberté des années 1990 n’est qu’une fausse liberté.
Le thème de la vieillesse, central dans l’œuvre de Makanin depuis Les Voix écrit en 1982 jusqu’à La Frayeur publié en 2006, trouve sa réalisation la plus complète dans le portrait du vieillard Alabin, qui apparaît comme un contrepoint, non seulement à l’image philosophique et religieuse du Sage, mais aussi au stéréotype du Vieux dans la sphère sémiotique commune.
D’une œuvre à l’autre, Makanin le déconstruit, pour finalement proposer un portrait de vieillard à la fois objectif et subjectif. Pour cela, l’auteur propose plusieurs niveaux de lecture. Le portrait d’Alabin n’est pas univoque, et il est parfois difficile de déterminer la part d’affabulation, dans le récit de ses exploits, sexuels ou politiques. Le non-respect de la chronologie des événements dans la narration contribue à ce brouillage. La distinction entre l’auteur-narrateur et le narrateur-personnage est incertaine, et le rapport de l’auteur à son personnage est ambigu. Le lecteur est invité à accepter cette ambivalence, qui donne de la profondeur et de la richesse au personnage. Makanin s’inscrit à la fois dans la sémiosphère traditionnelle où le vieux est solitaire, faible et impotent, impuissant (physiquement et mentalement), et dans un monde narratif qui lui est propre, où le vieux désire, jouit de la vie, et agit sur le présent. Les deux dimensions coexistent, dans un jeu de perspectives qui invite au décentrement, à la façon des tableaux en trompe-l’œil.
Pour l’auteur, la vieillesse est un âge où l’impotence n’empêche pas le désir d’amour, et même l’hypersexualité, où le goût de la vie et l’appétit de vivre sont exacerbés par l’absence d’avenir et l’oubli du passé. C’est un âge où l’homme peut s’émanciper du poids du социум et se libérer de la peur. Le vieillard n’est pas voué à l’impuissance civique, il peut agir et s’inscrire dans l’histoire.
En même temps, Alabin dit de lui-même ironiquement qu’il est un sovieticus : le vieillard reste à la marge, en retard sur l’époque. Il préserve sa dignité et son jugement, refuse de se soumettre aux médecins, résiste à la modernisation, mais sa résistance est vouée à l’échec. Il n’est rien d’autre qu’un clandestin, qui n’a pas toute sa place dans la société.
Au plus près de l’autoportrait de son auteur, le vieillard se situe ainsi dans la continuité des anti-héros antérieurs de Makanin. Pourtant « l’attardement » du vieillard pourrait bien se révéler, paradoxalement, un signe d’adéquation avec son époque.