Introduction

Arrière-gardes artistiques : notes pour une réflexion

  • Художественный арьергард: заметки для размышлений
  • Artistic rearguards: notes for reflection

Texte

À partir du début des années 2000, principalement sous l’impulsion de William Marx [Marx, 2004], un nouveau concept vient enrichir l’instrumentaire critique des arts et de la littérature : arrière-gardes artistiques. Il paraît aller de soi, tant il s’accorde avec celui d’avant-garde, bien familier et qui devrait servir d’un point d’ancrage incontestable.

L’est-il vraiment ? Certes son histoire hors du contexte militaire d’origine est assez longue. Mais contrairement à l’idée courante, son emploi artistique, qui se fait jour au XIXe siècle, reste longtemps occasionnel et flottant. Un exemple de la fin du siècle : L’Avant-garde franco-russe. Journal hebdomadaire politique, littéraire et artistique, anti-juif, anti-franc-maçon et anti-révolutionnaire (1893). Des courants commencent alors essaimer qui se proclament d’être à la pointe du progrès dans l’art. Dès les années 1910, en Espagne, en Italie, en Pologne, des périodiques sont édités dont l’enseigne se réfère à l’avant-garde dans son acception artistique. Pourtant, ce n’est pas un terme à large diffusion. On préfère de loin s’identifier par une appartenance d’école : cubiste, futuriste, expressionniste, etc.

C’est notamment le cas en Russie, où la notion d’avant-garde aura été pendant longtemps accaparée par le discours politico-idéologique radical qui imprégnait tous les domaines ; aussi, le futurisme italien pouvait-il être décrit comme l’avant-garde du fascisme. L’unique revue de l’époque titrée L’Avant-garde, éditée en 1922 à Moscou, n’avait qu’une relation lointaine au mouvement artistique radical. Seuls les artistes prolétariens se disaient être « avant-garde » : ils se voyaient incarner la présence du Parti dans les arts. L’art non-conformiste quant à lui s’assimilait à l’ensemble de ses composantes spécifiques ou bien faisait appel à des syntagmes tels que l’art nouveau ou l’art de gauche.

Evgenij Zamjatin voyait l’évolution artistique comme un mouvement dialectique allant de l’affirmation de la vie matérielle chez les réalistes à sa négation chez les symbolistes et à la synthèse des deux chez les néoréalistes (qu’il nommera plus tard synthétistes). Les futuristes surgissent dans ce tableau faisant office d’explorateurs qui vont si loin qu’ils se perdent ; mais s’ils modéraient leur extrémisme, un nouveau courant pourrait naître de leur synthèse avec le néoréalisme. Ni Zamjatin, ni les critiques formalistes, autres acteurs et témoins privilégiés de l’époque, n’avaient pour leurs constructions besoin du concept d’avant-garde.

Il va de soi que l’idée de défricheurs dans l’art était omniprésente ; elle ne se cristallisait pas sur le plan terminologique en Russie, car le mot était convoqué ailleurs, mais aussi peut-être pour des raisons d’ordre épistémologique : on ne voulait pas voir sous un seul uniforme les personnalités et les tendances si différentes.

L’usage international du terme ne s’institutionnalise, me semble-t-il, que vers les années 1960, avec effet rétroactif. Désormais, on l’évoque souvent. Et depuis le livre de Renato Poggioli [Poggioli, 1962], on multiplie les définitions des avant-gardes historiques tout en examinant leurs liens enchevêtrés avec le modernisme, une présence historique tout aussi difficile à saisir.

Dans l’histoire de l’art, l’apparition tardive d’un terme ou le retard de sa diffusion n’ont en soi rien d’inhabituel. Que l’on se rappelle le concept de l’art déco, théorisé et adopté par la critique quarante ans après l’exposition qui a vu la formation du courant. La vraie question est ailleurs : le terme devenu consensuel est-il pour autant indispensable ? Est-il possible de raconter aujourd’hui les révolutions artistiques du XXe siècle sans utiliser le concept d’avant-garde ? En fait, de nombreux chercheurs actuels le font, qui suivent les changements de formes, de programmes esthétiques, les mouvements de cercles, milieux bohèmes, œuvres, sans s’appuyer sur le concept englobant d’avant-garde. Il arrive en revanche qu’on dépasse le cadre habituel pour qualifier d’avant-gardiste tout art novateur, et à toutes les époques. Par ailleurs, les notions d’avant-garde et de modernisme se recoupent, deviennent permutables, s’effacent ou se résument tantôt l’une, tantôt l’autre, au répertoire de diverses écoles. Et tout aussi souvent les réalités qu’elles recouvrent sont distinguées et même opposées selon des critères variés, tels que l’attitude envers le passé et, le plus fréquemment, l’engagement politique.

Il est évident que de telles oppositions, qui marchent en théorie, peinent parfois à prouver leur pertinence appliquée à des cas concrets. L’avant-garde est nihiliste, combattante, militante ? Henri Matisse, le chef de file des fauves, dit en 1909, à l’apogée du mouvement :

Ce que je rêve, c’est un art d’équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l’homme d’affaires aussi bien que pour l’artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d’analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques [Matisse, 1908 : 741-742].

L’avant-garde rompe tout lien avec le passé ? Entre les futuristes italiens et russes, si dissemblables, les premiers courent derrière la modernité et les seconds la regardent avec suspicion (voir Hlebnikov et sa Grue mécanique, symbole d’un futur déshumanisé).

Arrêtons ici notre bref parcours dubitatif. Convenons que malgré sa profusion de sens et d’usages, malgré même son caractère facultatif, la notion d’avant-garde, mise à contribution dans de nombreux travaux, s’avère productive pour éclairer et interroger la tumultueuse dynamique de l’art contemporain.

Qu’en est-il de l’arrière-garde ? William Marx souligne qu’à l’origine, le terme n’est pas connoté péjorativement. Selon certains statuts militaires, l’arrière-garde protège l’essentiel de l’armée par tous les moyens, jusqu’à y compris sa propre mort. Son rôle est héroïque. Une posture qui se dégrade dans le discours idéologique ; Frantz Fanon parle de « combats d’arrière-garde » du colonialisme, inutiles et risibles puisque la guerre a déjà été perdue. D’autre part, l’avant-garde peut se muer en arrière-garde si la direction ou l’objectif de la marche changent. Les termes que nous évoquons n’indiquent pas des essences, mais des fonctions. Pendant la compagne napoléonienne en Russie, les cosaques de Platov se chargent de toutes les missions, avancent en éclaireurs, font une guérilla incessante, protègent les arrières. De même dans l’art, point besoin d’assigner une seule mission à un courant, un programme, un artiste. Et inversement, une mission peut être remplie par plusieurs détachements.

De son côté, Antoine Compagnon relève que l’arrière-garde contemporaine ne ressemble aux « retardataires » décrits dans L’Histoire de la littérature française de Gustave Lanson qui se traînent derrière les novateurs ; elle se met en lutte contre l’avant-garde dès que l’esprit de celle-ci commence à prévaloir [Compagnon, 2015 : 97] (ce qui, soit dit en passant, est quelque peu contredit par Péguy, choisi comme exemple et qui déclare son « affiliation » à l’arrière-garde déjà en 1910).

La tentation est grande de voir l’avant- et l’arrière-gardes comme deux faces d’une seule entité. Les deux concepts ne sont pas symétriques, selon William Marx ; pourtant, il les dit inséparables et va jusqu’à les comparer à Dr Jekyll et Mr Hyde, sans se prononcer lequel est lequel ; il travestit là quelque peu le sens de la métaphore militaire d’origine. Cette dernière d’ailleurs mériterait probablement d’être filée au delà du couple « avant- et arrière-gardes ». Prenons l’art brut, l’art naïf, l’art urbain — non pas des courants, mais des disciplines particulières, tant par leur genèse sociale que par leurs moyens d’expression —, qui vivent en dehors des conventions établies. Ni avant- ni arrière-gardes, pourquoi ne pas les imaginer comme des partisans, des francs-tireurs qui combattent à côté de l’armée régulière ? Dans ce cas, que dire de l’art folklorique qui persiste aujourd’hui ? Doit-on l’incorporer dans l’arrière-garde de l’art contemporain ? Ne formerait-il plutôt quelque chose qui se dirait en langage militaire flanc-gardes, qui assurent la couverture latérale, comme lorsqu’une armée s’enfonce dans une vallée où l’attaque peut venir des montagnes, de partout et à tout moment. La présence du folklore, comme de l’art traditionnel en général, pourrait être vue comme une défense contre l’éparpillement des troupes.

L’organisation de l’armée, avec toutes ses subdivisions et ses fonctions, obéit à un seul postulat, l’existence réelle ou supposée d’un ennemi, et poursuit un seul objectif, le combat à mener. Les vocables militaires que nous examinons incluent le lexème garde ; la vocation des unités qu’ils désignent est la protection. Mais alors, dans le domaine des arts, de quoi au juste serait-il rempli, cet espace entre l’avant- et l’arrière-gardes dont la protection doit être assurée ? Et la protection contre quoi au juste ? Si l’ennemi de l’avant-garde est l’art embourbé dans des conventions d’un autre âge, dans la tradition, il ne se trouve pas en dehors, il participe du corps même de l’armée qu’elle conduit. La concordance entre la métaphore militaire et le système des arts montre ici ses limites.

William Marx va préciser : « quand la masse croit au progrès des arts, alors commence le temps des arrière-gardes ». Celles-ci sont obligatoirement minoritaires, sinon, doit-on se dire, ce seraient elles qui composeraient « la masse ». On peut probablement en déduire que l’armée littéraire à protéger est la littérature de mainstream, ainsi que les « genres de masses », de loisirs, d’éducation, d’information.

En même temps, Marx sépare l’arrière-garde entraînée vers l’avant, qui apparaît « comme un mouvement qui se convertit tardivement à l’esthétique d’avant-garde », d’une arrière-garde en déroute, qui rejoint l’armée adverse pour livrer bataille contre les forces du progrès et devenir une « force esthétique réactionnaire » [Marx, 2015 : 19]. Une précision qui ne doit pas servir à une « bipolarité réductrice » [Marx, 2015 : 19]. Viser une certaine réconciliation entre les emplois historique, idéologique, théorique du terme, telle nous semble être l’idée motrice de ce raisonnement. Cette conception exclut d’étudier une époque comme une exposition statique de réussites au détriment d’œuvres « moins belles » ; il faut y intégrer des éléments mineurs qui sont en vérité aussi importants. Le réductionnisme est réfuté, qui simplifie et rend univoque les phénomènes et les termes : l’arrière-garde porte aussi la modernité. L’accent sur la « correction épistémologique » qui impose de percevoir la co-présence de diverses tendances fait penser à la théorie d’Ernst Bloch (rappelée par Antoine Compagnon), de la non-simultanéité, Ungleichzeitigkeit, du contemporain. Les courants de neo- et transavanguardia italiens ou le Neue Slowenische Kunst (NSK), qui font des avant-gardes d’hier une source de matériaux à transformer ou à déconstruire, exprimerait un nouvel aspect de l’esprit arrière-garde. Finalement, cet esprit consisterait, pour un créateur moderne, de chercher à faire revivre certains pans de l’héritage du passé.

Parfois, la volonté de la découverte s’explique — c’est le cas du NSK — par une chape de plomb qui, sous les régimes totalitaires, a recouvert les avant-gardes historiques. « Avant-garde politique, arrière-garde poétique » : c’est le titre de l’article de Michel Décaudin inséré dans le volume dirigé par Marx, qui présente la production littéraire des anarchistes du XIXe siècle. Voilà une formule qui correspond à la situation des artistes communistes après la révolution, ainsi qu’au système du réalisme socialiste qu’ils ont contribué à installer, non, d’ailleurs, sans la main-forte prêtée par les avant-gardes militantes (la formule tient si nous tenons à qualifier d’avant-garde politique le communisme stalinien). Jeffrey Herf a analysé une situation presque inverse dans un livre d’il y a quarante ans, récemment traduit : le « modernisme réactionnaire » des penseurs allemands des époques Weimar et nazie fascinés par la technologie du monde moderne tout en rejetant ses avancées sociales et politiques, qui préparent l’avènement d’une véritable arrière-garde dans la culture [Herf, 1984, 2018].

Pour un chercheur russisant, la réflexion sur l’arrière-garde ne peut se faire sans intégrer une référence aux travaux des formalistes. Il y a cent ans, ils récusaient l’histoire de la littérature composée comme une galerie de « généraux littéraires » et s’intéressaient aux œuvres de second et de troisième plan ; ils ont parlé de la littérature comme d’un système en mouvement, en décalage permanent ; de la lutte entre ses couches et formations tant dans la diachronie évolutive que dans la coupe synchronique (l’idée de la non-simultanéité du contemporain est là). Ils ont parlé de la co-présence multiple de lignées majeures et mineures, de ces dernières qui bougent pour détrôner la dominante qui à son tour devient mineure tout en restant aux aguets pour éventuellement rajeunir et revenir aux commandes. Le maître-livre de Iouri Tynianov s’intitule Archaïsants et novateurs. Il y affirme entre autres que « chaque courant littéraire cherche ses points d’appui dans les systèmes précédents : on peut appeler cela son traditionalisme » [Tynianov, 1985 : 30, 11, 47]. Une règle qui s’applique également aux avant-gardes ; elles ont toutes une moitié de la face tournée vers le passé, à l’instar de cette figure du futurisme russe, l’« archer à un œil et demi » [Livchits, 1990].

À ce propos, évoquons encore une démarche parallèle à celle de l’arrière-garde, qui elle aussi cherche ses inspirations et matériaux dans la tradition d’hier et qui relie le présent au passé et aux projections du futur. Un puissant courant primitiviste déferle autant sur le modernisme que sur les avant-gardes et leur permet, de concert avec l’orientalisme, de sortir de la représentation mimétique. On a alors souvent évoqué l’attrait du primitif, propre à toutes les époques [Venturi, 1926 ; Lovejoy, Boas, 1935 ; Goldwater, 1938].

Pour conclure voyons ce que disent à propos de l’arrière-garde ceux qui en ont parlé avec le plus d’autorité, les spécialistes de la stratégie militaire appliquée aux affaires de la société. Lénine, dans La Maladie infantile du communisme, avertit sur les dangers de voir l’avant-garde, c’est-à-dire le Parti, se détacher des masses : les centaines de milliers de communistes ne peuvent suivre leurs propres opinions et aspirations, ils doivent compter avec celles des millions de travailleurs. Staline restait un léniniste fidèle en répétant que l’avant-garde restreinte, le Parti, qui conduit la classe ouvrière, l’avant-garde large, doit en même temps faire avancer, sans s’en détacher, l’arrière-garde, le reste de la société. Quant à Grigorij Zinov’ev, celui des chefs bolchéviks qui se tourne le plus souvent vers le concept de l’arrière-garde, il prend soin de la différencier ; la majeure partie de masses, qui à différents degrés manque de conscience de classe, reste à éduquer; mais il y a aussi une aristocratie ouvrière au service des patrons, et c’est une arrière-garde active et hostile [Zinov’ev, 1925: 26-27].

On voit que ces distinctions correspondent à peu près à l’analyse de William Marx, en plus différencié. Il est possible peut-être de résumer ce qui a été dit et esquisser une typologie approximative des arrière-gardes dans le domaine de l’art. On aurait alors une « arrière-garde synthétiste » qui signifierait, comme dans le modèle formaliste-zamiatinien, une étroite collaboration des novateurs avec la tradition ; une arrière-garde inerte (la « masse » différente de la littérature de mainstream, sensible au « progrès » : les genres paralittéraires, romans de gare et ainsi de suite) ; enfin, une arrière-garde active, passionnément passéiste, un néo-traditionalisme dirigé contre les courants nouveaux ou un primitivisme autocentré. Tout cela peut être étudié.

Finalement, il faut penser que la notion d’arrière-garde ne mérite pas de disparaître sous le coup du rasoir d’Ockham.

Bibliographie

Goldwater Robert, 1938, Primitivism in Modern Painting, New York, Harper & Brothers.

Herf Jeffrey, 1984, Reactionary modernism. Technology, culture and politics in Weimar and the Third Reich, Cambridge University Press.

Herf Jeffrey, 2018, Le modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme. Traduit de l’anglais par Frédéric Joly, Paris, L’Échappée.

Livchits Bénédict, 1990, L’archer à un œil et demi (1933), Lausanne, L’Âge d’Homme.

Lovejoy Arthur O., Boas George, 1935, Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Baltimore; London, Johns Hopkins University Press.

Marx William (éd.), 2004, Les arrière-gardes au XXe siècle. L’autre face de la modernité esthétique, Paris, Presses universitaires de France.

Marx William (éd.), 2015, Les arrière-gardes au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France.

Matisse Henri, 1908, Notes d’un peintre, La Grande revue, 25 décembre, p. 731-745.

Poggioli Renato, 1962, Teoria dell’arte d’avanguardia, Bologna, Il Mulino.

Ruhrberg Karl et al., 2005, L’art du XXe siècle, vol. I, Cologne, Taschen.

Venturi Lionello, 1926, Il gusto dei primitivi, Bologna, N. Zanichelli.

Зиновьев Григорий, 1925, Ленин и Коминтерн, Москва-Ленинград, Молодая гвардия.

Тынянов Юрий, 1985 Архаисты и новаторы (1929), Ann Arbor, Ardis.

Citer cet article

Référence électronique

Leonid Heller, « Arrière-gardes artistiques : notes pour une réflexion », Modernités russes [En ligne], 23 | 2024, mis en ligne le 30 décembre 2024, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/modernites-russes/index.php?id=864

Auteur

Leonid Heller

Professeur honoraire de l’université de Lausanne (Suisse), historien de la littérature, auteur de nombreux ouvrages consacrés notamment à l’utopie, au réalisme socialiste, à la science-fiction russes et soviétiques.

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