Valeur-refuge ou fer de lance ? Le concept de patrimoine, longtemps relégué à un rang subalterne dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, fait l’objet de faveurs et de redéfinitions qui, à l’heure des remises en question permanentes auxquelles le numérique soumet les métiers de la connaissance, ne sont pas exemptes de toute ambiguïté.
Outils de communication et fondement d’identité, on en vient parfois à négliger la qualité du signalement des fonds patrimoniaux au profit d’une visibilité plus immédiate. La légitimité que l’ABES, organisme sans collection ni public (non professionnel du moins), peut se voir accorder à traiter de patrimoine repose sur une délicate équation à la fois institutionnelle (donner du sens à une échelle d’action intermédiaire sans prétendre que la mutualisation puisse être une réponse à tous les nouveaux défis) et technique (il y aurait quelque danger à faire de l’expertise en normes et en codes informatiques, détentrice supposée du langage universel de ce siècle, le pivot des circuits de traitement documentaire quels qu’ils soient).
L’effet calames
Du point de vue de la stratégie de l’Agence, après l’abandon du projet globalisant de portail Sudoc au profit d’actions en direction de secteurs clés (thèses, ressources électroniques, manuscrits), la naissance de Calames (2006-2008) aura été un tournant à maints égards. À cette genèse est attaché un choix, celui de développements internes et modulaires qui, pour ne pas épargner des contraintes de maintenance, ont ménagé une assez grande plasticité technique passé le temps du projet. Mais le caractère structurant de cette entreprise est allé bien au‑delà de l’adhésion à un kit technique : il s’est manifesté par une prise en compte accrue des spécificités des établissements, et s’est traduit par l’approfondissement d’un modèle participatif, où l’implication du groupe d’experts et, plus généralement, les dispositions du réseau à échafauder des perspectives communes constituent une donnée primordiale dans la vie de l’application. Significativement, le patrimoine archivistique correspond désormais, avec les thèses ou les ressources électroniques, à l’un des principaux terrains d’action de l’ABES hors du seul cercle des services de documentation universitaire (services d’archives, musées, laboratoires). Si la base Calames s’accroît chaque année de dizaines de nouveaux instruments de recherche et de dizaines de milliers de nouveaux composants publiés, en s’ouvrant notamment aux archives institutionnelles des établissements et aux « non‑manuscrits » (fonds iconographiques, archives orales et audiovisuelles, objets), c’est aussi en tant que terrain d’échanges entre spécialistes que Calames s’établit progressivement comme un socle incontournable de politiques patrimoniales plus coordonnées.
Pour une approche transversale
Mais l’inscription des ressources patrimoniales au rang des priorités du projet d’établissement 2012- 2015 de l’ABES1 doit aussi nous entraîner à faire abstraction d’un paradigme applicatif évidemment prégnant à l’Agence. En-dehors de Calames, le catalogue Sudoc et l’inventaire Numes ont aussi, plus indirectement, vocation à signaler ce type de ressources. La question du traitement des fonds et documents iconographiques, pour lesquels il existe une demande grandissante aux marges des périmètres Calames et Sudoc2, est révélatrice : plutôt que de répondre par de nouveaux outils et formats ad hoc, il semble plus pertinent de répartir entre ces deux réservoirs des ressources hétérogènes par nature.
La transversalité et la hauteur de vue nécessaires ne peuvent être atteintes qu’au moyen d’échanges renforcés (avec la Mission de l’Information scientifique et technique et du Réseau documentaire et d’autres acteurs) et en tenant compte de plusieurs paramètres et problématiques générales :
- la part importante que représentent (et que représenteront vraisemblablement) les aides financières aux opérations de conversion rétrospective dans la poursuite des signalements. La mission rétroconversion constitue un levier de premier ordre pour réenvisager le traitement des gisements documentaires nationaux, sériels ou uniques3;
- une interopérabilité encore très perfectible – Dublin Core tenant jusqu’alors le rôle d’un format de métadonnées oecuménique, en partie par défaut (eu égard aux particularismes des formats métiers, ou du fait de son association fréquente au protocole OAI), et la contagion du web de données se conjuguant encore au futur. Quant à EAD, passerelle entre archives et bibliothèques offrant une réelle souplesse d’usage et des possibilités de descriptions à niveaux, la culture s’en propage encore trop lentement (c’est sans doute l’un des impensés du projet Calames) ; la complexité de ce modèle, prochainement révisé et republié sous forme de schéma XML, ne facilite pas toujours la réutilisation des instruments de recherche dans d’autres contextes ;
- un dossier majeur, celui de la numérisation (bien souvent « de niche » dans l’enseignement supérieur et la recherche), qui pour être historiquement situé en dehors du champ d’intervention directe de l’ABES, n’en doit pas moins faire l’objet d’une attention accrue. L’ABES s’est récemment fixé pour priorité le signalement des documents (plus que des corpus) effectivement numérisés et disponibles en ligne4. En l’absence de ressources et de mécanismes d’incitation comparables à ce dont bénéficient les activités de signalement, les nouveaux services Calames Images eux-mêmes ne peuvent représenter qu’un appoint, et la possibilité d’approfondir la symbiose entre description et accès dépend entre autres choses de l’appropriation qu’en fera le réseau.
La notion de patrimoine gagne peu à peu le rang de mot‑clé dans le fonctionnement d’une agence portée par un esprit collaboratif et volontariste : gageons que ce nouveau terrain d’expression collective pour les « valeurs sûres » de chaque établissement a encore bien des fruits à porter.