À propos d’un prix…

Rencontre avec Francis Maqueda

p. 10

Editor's notes

Propos recueillis par Monique Charles.

Text

Quelles réflexions vous suggère le fait que votre dernière publication a reçu le prix Psychologie 98 ?

Ce prix est celui que le Journal des Psychologues attribue chaque année, à l’occasion du forum des Psychologues, à un ouvrage qui présente, à ses yeux, un caractère novateur dans le domaine de la psychologie. Le jury a estimé que la forme particulière de mon livre Carnets d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre1 tranchait avec les six autres textes nominés. Je donne, en effet, une large place à l’évocation de ce que les situations extrêmes propres aux contextes humanitaires provoquent en moi et chez les intervenants, cette dimension étant fondamentale lorsqu’on a à partager des situations traumatogènes. Je dois ajouter que je n’avais concouru à rien : ce prix a été une surprise et un signe de reconnaissance pour ce type de travail.

Ce qui a sans doute aussi été perceptible dans ce livre, c’est ce qu’il doit au parcours caractéristique d’une époque. Je suis né à la fin de la seconde guerre mondiale et j’appartiens à cette génération qui a trouvé une forme d’expression en 68. J’étais très lié, et je continue de l’être, à des amis, ou des collègues européens au sens large, et la manière dont nous avons cheminé dans des contextes socio-politiques différents a fait l’objet de réflexions douloureuses sur le pouvoir de destruction psychique dont le totalitarisme est porteur. Pour l’entreprise totalitaire, la rencontre avec l’autre peut être perçue comme un danger. Ceci peut finir par amoindrir la capacité d’attention, de sollicitude pour l’autre. Et ce qui reste finalement, c’est la survie de chacun ou l’indifférenciation, pour se protéger de la terreur. Dans ces conditions, il est très difficile d’aider des personnes qui ont été attaquées de cette manière-là. Dans ce livre, j’essaye d’attirer l’attention sur le fait que l’Europe n’est pas un bloc, qu’il n’est pas vrai que nous pouvons d’emblée nous situer dans un registre d’une fraternité, d’une appartenance à une même communauté. Des régimes très différents ont existé, dont les totalitarismes. Aussi, lorsque j’ai été sollicité pour superviser des intervenants humanitaires, en Roumanie en ex-Yougoslavie et dans d’autres pays de l’Est, j’ai rapidement perçu que ces intervenants ne pouvaient pas réaliser les effets psychiques des régimes totalitaires sur les personnes qu’ils venaient aider. L’affirmation « nous sommes tous pareils » était une défense contre la confrontation à quelque chose qui rend fou, qui fait des brèches, qui attaque de plein fouet, l’équipement psychique de l’humanité. Les situations catastrophiques non seulement mettent en brèche notre illusion salvatrice mais viennent toucher notre propre vulnérabilité. C’est le travail sur cette vulnérabilité qui peut nous permettre de comprendre quelque chose et de restituer à l’autre quelque chose. Là, pour le coup, on entre dans un travail de psy.

Un autre point que je soulève, et qui a pu trouver écho, est celui du risque d’endettement psychique. Dans la problématique du don qui anime l’aide humanitaire, on ne se souligne pas assez ce risque et on comprend alors mal les réactions d’attaque et les mouvements de haine envers les donateurs que l’endettement produit. Il est nécessaire que les procédures laissent beaucoup de place aux ressources des personnes que l’on veut aider et permettent à l’autre de rendre, d’être dans la réciprocité. Pour les psys, une manière de « rendre » c’est de parler de ce que cela nous fait. C’est définir ainsi une position de témoin et non pas de témoignage. La position de témoin est reliée à celle de l’étranger qui permet à l’autre de penser qu’il n’est pas seul. Le risque du témoignage étant de victimiser un peu plus la victime. Enfin, je souligne que, dans les situations extrêmes marquées par le registre du trauma, le travail du clinicien demande à la fois de se libérer d’une certaine contrainte de l’orthodoxie et de s’appuyer sur un équipement théorique très précis. Ainsi, à condition que la psychanalyse ne soit pas utilisée de façon très défensive, elle peut être exportée hors du colloque singulier et elle devient alors le moyen approprié pour travailler son contre-transfert et ses contre-attitudes.

Le titre de votre livre fait allusion à une forme littéraire, celle des carnets. Quelle importance attribuez-vous à la dimension littéraire dans votre travail de clinicien ?

L’écriture est pour moi douloureuse, comme pour bien d’autres. Elle doit s’inscrire dans un projet de parler à d’autres, de confronter ce que l’on fait avec d’autres. Certains articles que je reprends dans mon livre ont ainsi été travaillés pour des colloques. L’écriture est une prise de risque. Elle instaure un va-et-vient entre les vécus, expériences personnelles et la théorie mais aussi avec la littérature. Je ne peux me lancer dans l’écriture que par l’entrée d’une métaphore littéraire ou culturelle. Si je trouve dans Yourcenar, Kadaré ou Kundaré des échos aux situations qui me préoccupent, alors je peux entrer dans ce que j’ai à dire.

Notes

1 Francis Maqueda, Carnets d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, préface de René Kaës, Érès, 1998, 150 F.

References

Bibliographical reference

Francis Maqueda and Monique Charles, « À propos d’un prix… », Canal Psy, 35 | 1998, 10.

Electronic reference

Francis Maqueda and Monique Charles, « À propos d’un prix… », Canal Psy [Online], 35 | 1998, Online since 16 juillet 2021, connection on 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2176

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