Habituellement on donne la préférence au figuré, au suggestif et à l’esprit, au détriment de la lettre. Prendre une assertion au pied de la lettre peut être aussi bien utile que naïf. Dans les transpositions des textes d’une langue dans une autre, le mot à mot, est, certes, apprêté et « opposable à une traduction élégante » [Gotessman, 2006], parfois il aboutit même à un faux-sens, mais, en tant que fait de juxtaposition, il peut avoir des fonctions spécifiques. Dans son ouvrage consacré à l’histoire des traductions, Michel Ballard balise les revirements qui passent de l’éloge à la réfutation du mot à mot et de la littéralité1 [Ballard, 1992 : 33, 46-47, 87, 130 sqq, 261-262]. Ces débats n’ont pas une histoire linéaire, ils ne sont pas non plus obsolètes [Nabokov, 2000 : 115 ; Седакова, 2008-2009]. Dans les traductions mot pour mot de l’anglais Alain a vu les origines de la poésie de Mallarmé :
J’ai cette idée qu’on peut toujours traduire un poète, anglais, latin ou grec, exactement mot pour mot, sans rien ajouter, et en conservant même l’ordre, tant qu’enfin on trouvera le mètre et même la rime. […] C’est plus anglais que l’anglais, plus grec que le grec, plus latin que le latin. Appliquant donc cette méthode de maçon à Shelley […], j’arrivais à un Mallarmé en projet et mal grossi. [Alain, 1934]
L’histoire du mot à mot : Saintes Écritures
Les jalons de la réflexion sur le mot à mot et sur la littéralité ont été posés par les auteurs chrétiens. Philon d’Alexandrie, en parlant de la Loi de Moïse et de toute œuvre inspirée, a revendiqué la symétrie des versions (en l’occurrence, grecque et chaldéenne) semblables « comme deux sœurs, ou mieux, comme une seule et même œuvre, tant pour le fond que pour la forme », dont les expressions sont « les seules ou les plus capables de rendre avec une parfaite clarté les choses signifiées » [Philon, 1967, 208-211].
Le plus zélé des littéralistes avait sans doute été Aquila, un des traducteurs de la Bible hébraïque en grec. Plus littérale que la version d’Aquila ne saurait être que la translittération du texte hébraïque en grec. Saint Jérôme a appelé Aquila « interprète vétilleur, qui s’<était> appliqué à traduire non-seulement les paroles, mais encore les étymologies des mots » et qui était allé « jusqu’à traduire les syllabes et les lettres » [saint Jérôme, 1837, ii : 1792]. En 1875, en éditant des fragments conservés des Hexaples d’Origène, Frederick Field qualifie la version d’Aquila de semi-traduction, à mi-chemin entre l’original et la traduction3.
À l’époque des belles infidèles4, Pierre-Daniel Huet (1630-1721), adepte, contrairement à Nicolas d’Ablancourt (1606-1664), du mot à mot, propose de calquer les termes, de reproduire l’ordre des mots, de ne pas se soucier de l’élégance capable d’induire à l’hérésie [Huetii, 1661 : 19-22]. Autrement dit le mot à mot aide à exprimer un « fétichisme du signifiant »5.
Si la traduction dite littéraire se doit de s’acclimater dans la culture cible, le mot à mot ramène le lecteur vers le texte (et la culture) source, du moins il le maintient entre deux langues. Les versions mot à mot, ou semi-traductions, remplissent une fonction médiane et adjuvante : on les consulte comme un pont entre l’original et le texte-cible qui se pliera de plus en plus aux règles de la grammaire et de l’élégance de la langue d’arrivée.
Traductions grammaticales interlinéaires
Un certain nombre de grammaires, plus ou moins anciennes, font appel aux traductions dites interlinéaires. La terminologie et la théorisation de ces méthodes ont été développées par Bernard Colombat [Colombat, 1999 : 124-125, 525]. La Grammaire et méthode russes et française (1724) de Jean Sohier met en parallèle deux idiomes par le biais de translittérations, calques, transpositions diverses. Voici quelques illustrations des parallèles franco-russes chez Sohier6.
Exemple russe : Болящий подобен медному сосуду, а болезнь ржавине; понеже как ржавина снедает ласк сосуда, так болезнь портит ласкy человека.
Traduction interlinéaire : Le malade semblable au d’airain vase, mais la maladie à la rouille puisque que comme la rouille mange le verni du vase, ainsi la maladie gâte le lustre de l’homme.
Translittération : Boliaschtschii podoben mednomou sosoudou, a bolezni rgavine : ponege kak rgavina snédaiet lask sosouda, tak bolezni portit laskou tschéloveka.
Traduction française correcte : Le malade est semblable au vase d’airain, et la maladie à la rouille : car comme la rouille mange le lustre du vase, de même la maladie gâte le lustre de l’homme. [Sohier 1987, II : 413-414]
Voici un autre exemple qui suit le même schéma à quatre phases et le même instinct d’analogie :
Это так правдиво, как вы предо мною стоите.
Cela aussy vrai, comme vous devant moi êtes.
Eto tak pravdivoé kak vui predo mnoiou stoite.
Il est vrai comme vous êtes devant moi. [Sohier 1987, II : 414]
Les méthodes interlinéaires n’appartiennent pas toutes au passé éloigné. Au xixe siècle, une approche similaire était proposée aux Français étudiant l’anglais. Les élèves devaient lire plusieurs fois la translittération, lire la phrase en anglais, « étudier le texte anglais à l’aide du mot à mot français en regard, jusqu’à ce qu’on le comprenne comme si c’était du français », ensuite « remettre le mot à mot français en anglais », enfin, apprendre le texte anglais par cœur [Glashin, s. d. : 6]7. Citons un court énoncé en quatre articulations :
Aske himme to taike zhi treubeul to ualke eupp.
Ask him to take the trouble to walk up.
Demandez lui de prendre la peine de promener en haut.
Dites-lui de se donner la peine de monter. [Glashin, s. d. : 50-51]
Dans le même ordre d’idées, en 1914, un manuel de français destiné aux Russes transformait les énoncés russes en une réplique exacte du français. Les élèves devaient suivre un mot à mot russe pendant que le professeur lisait à haute voix les phrases françaises y correspondant ; après de multiples répétitions, l’élève reproduisait le français par cœur, ayant sous ses yeux le mot à mot russe [Lukasiewicz, 1914 : 4-6]. Voici le début du premier exercice :
1) Добрый – день, Виктор. Как идете Вы ?
2) Добрый – день, мой друг… Я иду на диво ». [Lukasiewicz, 1914 : 10]
Un exemple un peu plus complexe :
Павел, этот молодой крестьянин которого8 вы знаете и к которому идут все ваши симпатии, был [ли] он счастлив, когда (он) жил в селе со своими родными ? [Lukasiewicz, 1914 : 38]
Même si aujourd’hui ces curiosités relèvent de l’histoire de l’éducation et de la didactique des langues, elles montrent bien que le mot à mot est un espace entre-deux-langue. La didactique contemporaine admet les versions « translinguistiques » en classe, à l’oral, à titre de déverbalisation, placée après la compréhension du texte, comme une traduction-pivot qui accepte les métissages et le charabia [Ladmiral, 1984 : 49]. Ensuite, un souci d’élégance et de correction grammaticale et syntaxique imposent leurs transformations.
Il est certain que les guides de conversation ne s’occupent pas de la pédagogie de ce genre, mais leur choix des phrases utiles s’attache régulièrement à la symétrie :
Je crois que oui. Я думаю, что да.
Je désire une chambre à un lit. Я желаю комнату с одной кроватью.
Le petit déjeuner. Маленький (утренний) завтрак. [Joudelevsky, 1926 : 1, 26, 31]
De cette façon-là l’usager n’est pas très « dépaysé ».
Versions juxtalinéaires du classicisme scolaire
Les traductions juxtalinéaires des auteurs anciens, latins et grecs, destinées aux écoliers, représentent un autre « souvenir » du mot à mot translinguistique. En France, ces textes bilingues étaient édités chez Hachette dans la seconde moitié du xixe siècle, souvent sous un titre de ce type : Les auteurs grecs expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises l’une littérale et juxtalinéaire présentant le mot à mot français en regard des mots grecs correspondants, l’autre correcte et précédée du texte grec, avec des sommaires et des notes, par une société de professeurs et d’hellénistes [Homère, s. d.].
La traduction littérale n’y était pas inintelligible, elle oscillait entre une traduction et une explication lexicale et grammaticale. Un certain nombre de précautions typographiques devaient « expliquer » les maladresses. L’éditeur réunissait par des traits d’union deux ou trois mots français qui traduisaient un seul mot grec ou latin, il imprimait en italique les mots qu’il était nécessaire d’ajouter pour rendre intelligible la traduction littérale, et qui n’avaient pas leur équivalent dans l’original, enfin, les mots français placés çà et là entre parenthèses étaient à considérer comme une seconde explication, plus claire que la version littérale. Par exemple : « Apollon : je passais-les-bœufs pour mon hôte » (je gardais les bœufs de mon hôte) » [Euripide, 1881 : 4-5]. Les pages de ces éditions laissent voir trois colonnes et de longs commentaires en bas de page ; les colonnes proposent : le texte original imprimé sur la fausse page, sur la belle page – le mot à mot et le texte adapté ou (re)formulé convenablement. Les auteurs des exemplaires conservés à la bibliothèque Diderot de Lyon sont : F. de Parnajon, professeur au lycée Henri iv, B. Aubé, professeur de rhétorique au lycée Condorcet, C. Leprévost, ancien professeur de l’Université, Sommer, agrégé pour les classes supérieures, docteur ès lettres, etc. Nous n’avons pas vu de « juxta » anonymes ou non estampillées par une société savante.
Le substantif подстрочник a des origines scolaires liées aux ouvrages ressemblant aux versions juxtalinéaires françaises. La première et la deuxième édition du dictionnaire de Dal’ enregistrent l’adjectif подстрочный uniquement au sens dactylographique de notation inscrite sous les lignes : « Подстрочное примечание, подстраничное, выноска » [Даль, 1865 : 188]. Vladimir Dal’ n’y a pas retenu l’expression подстрочный перевод employée, par exemple, chez Puškin [Пушкин, 1996 : 137, 143-144]. La troisième édition, revue et augmentée par Jan Baudouin de Courtenay, reprend cette même explication de l’adjectif et ajoute le substantif подстрочник : « Подстрочник м. учебник какого-либо языка с подстрочным переводом текста. Ср. дословник9 » [Даль, 1907, iii : стлб. 530]. Lorsqu’en 1876, les sociétés savantes chargées de l’enseignement classique emploient l’adjectif « soi-disant » – так называемые подстрочники – elles n’expriment pas seulement leur mépris mais aussi la nouveauté du terme.
À la séance du 5 novembre 1876, le président I. Ja. Rostovcev […] soumit à l’attention des membres deux questions : 1) sur l’utilité de la mémorisation des extraits d’auteurs classiques et 2) sur le tort causé par les soi-disant versions juxtalinéaires.
На заседании 5 ноября 1876 г. председатель И. Я. Ростовцев […] предложил вниманию членов два вопроса: 1) о пользе заучивания учениками отрывков из классических писателей и 2) о вреде, приносимом т. н. подстрочниками. [Петр, 1896: xxii]
Dans les années 1930, le dictionnaire d’Ušakov indique toujours que подстрочник est un vocable scolaire : « Подстрочник, a, м. (школьн. устар.). Учебное пособие с буквальным подстрочным переводом иностранного текста, примечаниями и разбором всех слов. П. к латинским авторам » [Ушаков, 1939, iii : стлб. 447]. Si pour Ušakov подстрочник est vieilli (устар.), c’est parce qu’il se rapporte à l’enseignement du grec et du latin supprimé par les bolchéviques.
Les mémorialistes et épistoliers ayant fréquenté l’école ou l’université entre 1874 et 1917 se souviennent de ces versions, d’abord étrangères, ensuite russes. Le populiste Nikolaj Rusanov, né en 1859, a fait ses Lehrjahre dans un Gymnasium d’Orlov à l’époque qui suivait immédiatement la réforme (1871) de Dmitrij Tolstoj qui surenchérissait le classicisme scolaire10.
Avant le premier cours qui tombait sur le grec ancien, mes camarades s’impatientaient ; ils étaient trente, sur quarante élèves de ma classe, à m’attendre comme sur des charbons ardents. Il ne fallait traduire que deux ou trois paragraphes des Mémorables de Socrate de Xénophon, mais certains passages y étaient difficiles. […]
— […] Nicolas ! […] Pourquoi arrives-tu si tard ? Il ne reste que vingt minutes, sacrée canaille.
— Canailles vous-mêmes ! C’est pour vous que je me décarcasse, j’étais en train de traduire. Je tiens entre mes mains une « clef » française de cette œuvre.
L’administration de l’école poursuivait sévèrement toutes ces traductions et versions juxtalinéaires, sans vouloir comprendre qu’elles étaient peut-être la meilleure manière d’apprendre rapidement une langue étrangère, certes, à condition d’étudier intelligemment en parallèle la grammaire et de faire des commentaires de texte. Un camarade de classe nous fournissait ces « clefs » venant de France ; fils d’un maréchal de la noblesse, il parlait tout le temps en français, connaissait mal le russe et pour cette raison ne savait traduire. Heureusement pour nous, nos « clefs » étaient en grande partie françaises : la disposition des mots dans la phrase y correspondait davantage au russe, alors que la « construction » des « clefs » allemandes ne faisait que nous embrouiller.
Тридцать человек из сорока в классе уже давно волнуются перед первой лекцией, которая падает на греческий, в ожидании моего прихода. […] Надо перевести два-три параграфа из « Меморабилий » (Достопамятностей) Ксенофонта, но в них есть трудные места.
— […] Коля! […] Что ж до сих пор не приходил? Всего 20 минут до начала осталось, черт этакий.
— Сами черти! Для вас же старался, переводил. У меня в руках французский «ключ». Начальство жестоко преследовало все эти подстрочники и переводы, не понимая того, что, может быть, лучшим способом для скорого изучения иностранного языка является именно подстрочник, разумеется, если при этом толково изучается грамматика и делаются комментарии. Французские ключи нам доставлял наш товарищ по классу, сын предводителя дворянства, болтавший по-французски, но плохо знавший по-русски и потому не умевший переводить. На наше счастье, ключи у нас по большей части были французские, где размещение слов ближе подходило к русскому, тогда как немецкие только путали нас своей конструкцией. [Русанов, 1931: 62-63]
Dans le témoignage de Nikolaj Rusanov les écoliers se servent des juxtalinéaires éditées en France. Les Präparationen allemands que ces adolescents trouvent compliqués proposaient les constructions (c’est un autre terme scolaire), c’est-à-dire une transposition syntaxique du texte grec dans laquelle tous les syntagmes de la phrase étaient réarrangés pour inciter à une sorte d’entraînement grammatical que l’élève devait pratiquer avant de traduire.
Les étudiants, professeurs, éditeurs et lecteurs français bénéficiaient d’une longue expérience des transpositions classiques : littérales, littéraires, juxtalinéaires, expliquées, commentées, etc. Les lettres russes n’ont pas connu cette intense activité traductrice à partir du grec et du latin. Et voilà que la demande scolaire génère une rapide offre éditoriale (par exemple : Гораций, 1909). Souples, minces, de petit format, ces opuscules étaient faciles à dissimuler sous les pupitres ou dans les poches ; les élèves les usaient rapidement ou détachaient volontairement les feuilles pour tricher en cas de contrôle. Autant de conditions réunies pour mettre en place une industrie éditoriale qui possédaient ses propres as des as, comme Franz Johansson à Kiev ou Wroblewski à Saint-Pétersbourg. D’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg, entre 1874 et 1912, les imprimeurs, que ce fût dans la capitale, à Kiev ou à Tiflis, ont fait paraître quatorze différentes versions juxtalinéaires de Xénophon. Le Xénophon juxtalinéaire de К. Kremer a été réédité à Kiev sept fois [Ксенофон, 1890], Virgile a eu droit à trente-sept versions, Sophocle et Euripide en ont des dizaines. Les couvertures et les pages de titre affichaient de gracieux et nobles euphémismes dans le genre de « traduction mot à mot ou littérale avec le vocabulaire et une explication détaillée de la syntaxe ».
Qui rédigeait ces fascicules, réclamés par les élèves, blâmés [Адольф, 1893 : 87-106] par les pédagogues et les savants non seulement comme des antisèches commercialisées, mais aussi du fait de leurs erreurs ? Les auteurs en étaient ou bien anonymes, ou bien d’obscurs professeurs à la recherche d’un gagne-pain. Peut-être plus que tout autre phénomène du système éducatif les подстрочники symbolisaient toute sorte d’hypocrisie et de mensonge à l’école russe : les élèves faisaient semblant d’apprendre, les enseignants faisaient semblant de ne rien voir11.
Enfin, le russe extravagant de ces versions est devenu la risée de tous : en remplissant sa tâche utilitaire, le russe s’y efforçait de reproduire de longues périodes de la syntaxe grecque, ou l’ordre des mots latins. Voici un passage du cinquième chant de l’Iliade :
Тою порою Афина, дочь эгидодержавного Зевса, сбросила на помост отца нежное пышноузорное платье, которое искусственно сделала собственными руками; и, надевши панцырь тучесобирателя Зевса, она вооружилась к кровавой битве. Она возложила на плечи устрашающую, снабженную бахромою эгиду, которую со всех сторон окружает ужас и на которой находится изображение Эриды, и Алки, и страшной Иоки, а также страшной и ужасной Горгоны, страшного чудовища...12 [Веркгаупт, 1884 : 29]
Les подстрочники disparaissent (avec la suppression du grec et du latin à l’école) en nous laissant non seulement les mémoires (Rusanov, Kaverin, Šklovskij et d’autres), mais aussi les parodies littéraires inspirées du style combinant une grandiloquence poétique (нежное пышноузорное платье) et des tournures dignes d’un procès-verbal ou un état des lieux (которое искусственно сделала; снабженную бахромою).
Алкивиад был известен разгульным образом жизни и, чтоб заслужить доверие граждан, обрубил хвост своей собаке. Тогда афиняне, как один человек, поручил Алкивиаду начальство над флотом. [Tэффи, 1996 : 28]
Ivan Aksënov, poète du cercle « Centrifugeuse », utilise ce style dans certains passages de sa tragédie versifiée Les Corinthiens (1918)13 :
И Главк велел
Пустить патруль, расставить караулы
И разослать вести учет всему
Сносимому: как, от кого, откуда.
Грабителей имущества чужого
Немедля вешал и бросал в огонь. […]
Едва
За дверью он исчез, большие толпы
Просителей обстали дом, и выйдя
На лестницу, их изумился Главк.
Le journal de l’écrivain Antonin Ladinskij nous a récemment révélé un étonnant témoignage de l’expérimentation avec le mot à mot « classique ». À la date du 1er janvier 1934, le diariste note ses réflexions sur le style du futur roman tiré de la vie romaine :
Terminer La xve légion. Ce serait bien de l’écrire dans le style « juxta » : « pour cette raison, étant donné que le consul Flaminius, ne trouvant pas, d’une part, et d’autre part, par conséquent, ne sachant que, dans quelle mesure, etc. », ou bien en latinisant la langue russe : au lieu d’écrire « les marchands firent naviguer leurs denrées à bord d’un grand vaisseau », je ferai : « les mercatores sur un magnum navium commercii suum traficare » (il en résulte un charabia) ou quelque chose dans ce genre.
Terminer La xve légion. Ce serait bien de l’écrire dans le style « juxta » : « pour cette raison, étant donné que le consul Flaminius, ne trouvant pas, d’une part, et d’autre part, par conséquent, ne sachant que, dans quelle mesure, etc. », ou bien en latinisant la langue russe : au lieu d’écrire « les marchands firent naviguer leurs denrées à bord d’un grand vaisseau », je ferai : « les mercatores sur un magnum navium commercii suum traficare » (il en résulte un charabia) ou quelque chose dans ce genre.
Закончить « 15 легион ». Написать бы его стилем « подстрочника » — « по причине, так как консул Фламиний, не находя, с одной стороны, а с другой, вследствие того, что, не зная, в какой мере и т. д. », или латинизируя русский язык — не « купцы привезли свои товары на большом корабле », а « меркаторы на магнум навиум коммерцию свою трафикаре »14 или (получается чепуха) что-нибудь в этом роде. [Ладинский, 2021 : 93]
Ni le russe latinisé ni une épopée saturée de connecteurs additifs et argumentatifs ne se sont incarnés dans La xve légion (xv легион) écrite dans un style ordinaire et éditée à Paris en 1937.
Critiquées et condamnées, les versions juxtalinéaires issues du classicisme scolaire ont ainsi pris une inflexion comique15 et expérimentale comme peut l’être le métissage des langues.
À propos d’une convention romanesque
Le métissage des idiomes représente parfois un procédé conventionnel utilisé pour faire croire que le personnage « s’exprime » dans une langue étrangère, différente de celle de l’œuvre. L’auteur peut le signaler comme le fait Tolstoj dans le dialogue de Pierre Bezoukhov et Anatole Kouraguine à la fin du chapitre 5 du deuxième tome de Guerre et paix :
— Мой милый, — отвечал Анатоль по-французски (как и шел весь разговор), я не считаю себя обязанным отвечать на допросы, делаемые в таком тоне. […]
— Когда я говорю, что мне надо говорить с вами... — повторял Пьер. […]
— Вы негодяй и мерзавец, и не знаю, что меня воздерживает от удовольствия размозжить вам голову вот этим, — говорил Пьер, выражаясь так искусственно потому, что он говорил по-французски. [Толстой, 2004 : 726]
Le traducteur qui (re)traduit ce passage n’a qu’à substituer aux mots russes leurs équivalents français.
— Mon cher, répondit Anatole en français (comme l’était toute la conversation), je
ne me sens pas tenu de répondre à des questions faites sur ce ton. […]
— Lorsque je vous dis que j’ai besoin de vous parler…, insistait Pierre […]
— Vous êtes un scélérat et un vaurien, et j’ignore ce qui m’empêche de vous écraser le crâne avec ça ! disait Pierre, en s’exprimant de cette manière artificielle parce qu’il parlait français.
L’auteur astreint son écriture à cette étrangeté, car le russe francisé recrée une ambiance et transcrit l’artifice du beau monde. C’est au nom d’une atmosphère latine préservée que Pierre Klossowski a voulu s’« astreindre à la texture de l’original ; suggérer le jeu des mots virgiliens » [Klossowski, 2015 : 16]. Tolstoj, comme tout écrivain, éprouve la langue, ses formes et ses limites. Les aventures d’Aimé Lebœuf de Mihail Kuzmin sont écrites comme si c’était une mauvaise traduction qui refuserait de se dégager de son original français, comme si « la page d’à côté » était « couverte de signes parallèles » [Foucault, 2015 : 7].
Ligne pour ligne dans la poésie
Перевожу с монгольского
и с польского,
С румынского перевожу и с финского,
С немецкого, но также и с ненецкого,
С грузинского, но также с осетинского.
Борис Слуцкий
Dans les traductions de poésies, le ligne-à-ligne est légitime et inévitable, que le poète soit ou non l’auteur de ce brouillon. Mihail Gasparov s’est interrogé, il y a plusieurs années, sur les rapports entre le brouillon (essentiellement de l’auteur lui-même) et l’œuvre finale ; sa préoccupation n’a pas perdu son actualité : « on a énormément traduit à partir des mot-à-mot, et on le fait toujours, mais cette pratique n’a presque jamais fait l’objet des recherches théoriques » (« с подстрочников переводили и переводят в огромных количествах, но теоретических наблюдений над этой практикой почти нет ») [Гаспаров, 2001 : 361].
Si le traducteur ne connaît pas la langue de l’original, on lui fournit un mot à mot, avec la translittération et les commentaires décrivant le mètre, le rythme, la rime, les usages culturels. Le célèbre modèle du genre, bien que purement grammatical et syntaxique, est l’Odyssée allemande de Karl Grashof commandée par Žukovskij. La structure de la source allemande (ce « galimatias béni », « благословенная галиматья »16) est décrite dans la correspondance du poète et chez Andrej Egunov [Егунов, 2001 : 319-323].
Aucune autre étape de l’histoire littéraire russe ne peut rivaliser avec l’industrie soviétique de la transformation des подстрочники en vers, généralement à partir des langues nationales de l’URSS et des pays de l’Europe de l’Est. Pour ne citer que quelques noms et quelques langues, pour la période 1930-1980 : Ahmatova adapte des poètes arméniens17, serbes, roumains, tchèques, norvégiens, hindous, Pasternak, Тihonov18, Zabolockij, Еvtušenko, Voznesenskij, Аhmadulina – la poésie et l’épopée géorgiennes, Tarkovskij – la poésie et le folklore arméniens, yakoutes, turkmènes, karakalpak, Semën Lipkin – kalmouks, tatares, kirghizes, lettons, ouzbèkes, Pavel Antokol’skij – polonais, bulgares, azéris, arméniens, le jeune Brodskij « traduisait » les poètes de la Yougoslavie, etc. Chercheurs et écrivains s’arrêtent souvent sur des aspects sociaux, politiques et moraux19 des подстрочники soviétiques20, les démarches comparatives, linguistiques et poétiques restent à la périphérie de la recherche. Il est rare que les meilleurs ligne-à-ligne qualifiés de филологический перевод ou филологически точный перевод [Баскина, 2021 : 25, 27] – traduction précise, savante, riche en commentaires linguistiques et culturels, manuscrite ou éditée21 – deviennent les objets d’étude.
La partie thématique du numéro 20 des Modernités russes se propose de considérer certaines circonstances dans lesquelles, le terme à terme délibéré, le calque, les versions interlinéaires – ces souvenirs ou traces d’une autre langue – possèdent leur propre finalité littéraire ou linguistique.