L’Antenne nationale de documentation sur le dommage corporel (ANADOC) a été créée en octobre 2019. Il s’agit d’une structure paritaire, dotée d’un centre de recherche et de documentation, fondée à l’initiative de l’Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels (ANADAVI) et de l’Association nationale des médecins-conseils de victimes d’accident avec dommage corporel (ANAMEVA).
Cette association indépendante a pour objet :
« d’étudier des moyens permettant de définir et d’harmoniser la méthodologie et les techniques d’évaluation et de réparation du dommage corporel ; de concourir à des travaux multidisciplinaires et à l’élaboration d’outils médico-légaux dans cette optique-là ; d’apporter un soutien documentaire et logistique aux actions de professionnels engagés aux côtés de victimes de dommage corporel ; de favoriser, promouvoir et soutenir des études et des formations relatives à la réparation médico-légale du dommage corporel ; de collaborer avec d’autres organismes associatifs, scientifiques et culturels dans le but d’affiner l’échange réciproque des expériences ; […] » (www.anadoc.net).
On le comprend aisément, l’intégralité de ses actions s’inscrit dans une politique de protection de l’intérêt des victimes. L’ANADOC est « une base de données adressée à la pratique de l’expertise du dommage corporel » qui n’est nullement liée aux organismes indemnisateurs (tels que les compagnies d’assurance ou les fonds de garantie). Elle est donc libre d’accès « et entièrement élaborée par des médecins et des avocats spécialisés dans l’assistance des victimes ». (www.anadoc.net).
Le site de l’ANADOC comprend aujourd’hui un modèle de mission d’expertise spécifique à l’attention de tous les professionnels, ainsi que de nombreuses fiches techniques (relatives aux préjudices patrimoniaux ou extrapatrimoniaux avant et après consolidation) que les victimes de dommages corporels peuvent consulter librement. Le site contient, pour chaque poste de préjudice : une fiche détaillée élaborée et validée par un collège de médecins et d’avocats, une fiche synthétique résumant les points essentiels de la méthode et un tableau comparatif des points de divergence avec la mission préconisée par l’Association pour l’étude de la réparation du dommage corporel (AREDOC).
Rappelons que cet outil, visant à une indemnisation plus équitable aux victimes, a été établi dans un contexte particulier. En effet, le 28 octobre 2005, monsieur Jean-Pierre Dintilhac, président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, a remis au garde des Sceaux un rapport proposant une nomenclature des préjudices corporels. Cet inventaire a vocation à délimiter la liste des postes de préjudices réparables dans l’objectif d’accorder aux victimes une meilleure réparation. Néanmoins, quinze ans après sa création, l’expérience semble démontrer que malgré un élargissement progressif des postes par la jurisprudence, les outils d’évaluation du dommage corporel n’ont, quant à eux, pas évolué. Certains éléments semblent encore trop souvent être négligés lors de la phase d’expertise médicale, menant parfois à une réparation limitée, pour ne pas dire dérisoire, de certains préjudices. En outre, certains regrettent que le contenu des postes ait été conditionné par des commissions de réflexion conduites majoritairement par les assureurs et que la parole des médecins et avocats-conseils de victimes n’ait pas été suffisamment écoutée (« L’ANADOC, l’outil d’une expertise médicale équitable pour une indemnisation plus juste des victimes », 3 février 2020, FENVAC). Aujourd’hui, l’ANAMEVA et l’ANADAVI s’arrogent donc pour mission d’offrir une meilleure évaluation des atteintes corporelles ressenties par la victime, grâce à la diffusion d’outils d’aide à l’expertise médico-légale, qui soient davantage contradictoires. Elles ont alors décidé d’initier, ensemble, le recueil d’expériences de dizaines de médecins et d’avocats-conseils de victimes, ce qui les a menés à la création de l’ANADOC. L’objectif de cette réplique aux assureurs étant de rétablir une plus grande égalité des armes. C’est, ensemble, que les médecins et les avocats de victimes travaillent à mettre au point des outils pragmatiques, basés sur le principe de l’individualisation de la réparation des préjudices, dans une continuité d’assistance aux victimes, et dans un processus de reconstruction passant par la reconnaissance de leurs droits. La mission ANADOC renvoie ainsi simplement au fait d’introduire, pour la première fois, au cœur de l’expertise, d’autres standards que ceux des assureurs. C’est donc par une réelle collaboration du droit et de la médecine que l’expertise tentera d’accomplir ce qu’il est attendu d’elle, c’est-à-dire de décrire le dommage médical et son implication précise et complète dans l’évaluation des préjudices.
Le monde de l’expertise serait en crise ? L’ANADOC n’est est pas un symptôme, mais pourrait en être un remède. Comme l’indique, par exemple, monsieur Naudascher : « Pour un médecin, devant une crise, la démarche habituelle consiste à recueillir les symptômes, à les analyser pour former un diagnostic, puis appliquer le traitement approprié. De cette démarche appliquée au champ médico-légal est née l’ANADOC » (Michel Naudascher, « Un remède : l’ANADOC ? », Gaz. pal. 2022, p. 21).
À la vue des nombreuses espérances liées à ce projet, il semble alors légitime d’offrir une étude sur ce sujet. Nous reviendrons, d’abord, sur les attentes liées à la création d’une nouvelle mission d’expertise (I), pour ensuite constater que l’accueil de cet outil ne fait pas consensus auprès des professionnels (II). In fine, il sera intéressant de se pencher sur les limites de cet outil et de s’interroger sur son avenir (III).
I. Adoption d’une nouvelle mission d’expertise-médicale
La mission ANADOC est appréhendée par ses créateurs comme une réplique aux outils publiés par les assureurs (Alice Barrellier et Pierre Corman « L’ANADOC, maintenant une réalité… », article disponible en ligne via www.anadoc.net). En effet, le contenu des postes de préjudices a été, durant plusieurs années, conditionné par des outils élaborés grâce au travail des commissions de réflexion de l’AREDOC, composées exclusivement d’assureurs ou de leurs médecins-conseils, aboutissant quelques fois à vider les préjudices d’une partie de leur substance. La création de l’ANADOC se situe alors dans une démarche d’opposition et affiche le vœu de mieux défendre les droits des victimes lors de la phase d’évaluation médicale. La mission d’expertise AREDOC, bien qu’utilisée quotidiennement par les juridictions, semble aujourd’hui présenter certaines limites que l’ANADOC espère circonscrire.
Si l’ANADOC exprime la volonté d’offrir aux professionnels et aux victimes une mission d’expertise édifiée en étroite coopération entre les avocats et les médecins, l’outil publié par l’AREDOC semble davantage être un outil de travail pédagogique à destination des assureurs. La démarche de ces deux associations semble donc en désaccord (obs. Isabelle Bessières-Roques et Éric Péan « Dommages corporels : quel avenir pour l’expertise ? », RCA 2022, nº 9, entretien 1). L’exemple le plus concret illustrant cette divergence étant, selon nous, la reconnaissance de la perte de chance. En effet, l’ANADOC offre un glissement du rôle de l’avocat vers le médecin, afin de mieux appréhender la prise en considération des répercussions que le dommage peut causer sur la vie de la victime. L’association indique, en ce sens, qu’il n’est pas idéal d’opérer une dichotomie absolue entre dommage et préjudice, tant les conséquences médicales et situationnelles sont intimement liées. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle a fait le choix de s’appuyer sur l’examen de la jurisprudence pour mener ses travaux et les mettre à la disposition des médecins experts. Rappelons toutefois qu’il n’est pas question pour les médecins de faire du droit, puisque l’indemnisation doit rester le domaine du juriste.
Il est également reproché à la mission AREDOC un contrôle insuffisant de la qualité des pratiques (rapport législatif nº 2292, Assemblée nationale, Avis présenté au nom de la commission des affaires sociales sur la proposition de loi visant à améliorer l’indemnisation des victimes de dommages corporels à la suite d’un accident de la circulation, par Geneviève Levy, députée). Comme le relève la Fédération française des sociétés d’assurance, la procédure et la méthodologie de l’expertise médicale sont peu réglementées. En 1994, l’AREDOC a élaboré des missions types d’expertise médicale à l’usage des assureurs. Néanmoins l’absence de définitions types des missions d’expertise médicale et l’imprécision des questions adressées aux experts peuvent retarder le règlement des litiges relatifs à l’indemnisation des victimes ou influencer leurs conclusions dans un sens insatisfaisant du point de vue de l’équité. De plus, le contenu de l’examen médical est peu encadré. Aujourd’hui, les représentants des victimes sont considérablement attachés au principe d’une évaluation situationnelle des dommages subis par les victimes. Il s’agit de tenir compte des conditions de vie et de l’environnement habituel de la victime pour quantifier la gravité de ses séquelles. La mission AREDOC semble, pour sa part, plutôt faire prévaloir une approche strictement anatomo-pathologique des dommages. En outre, bien que la mission ait été révisée à plusieurs reprises, son contenu semble perfectible au regard de la nomenclature Dintilhac. À titre d’exemple, s’agissant de l’aide humaine, la mission d’expertise AREDOC ne prévoit pas l’évaluation autonome de ce poste de préjudice, ni à titre temporaire ni à titre définitif. L’évaluation de l’incidence professionnelle est, quant à elle, strictement limitée aux répercussions dans l’exercice des activités professionnelles de la victime et ne vise pas, comme le prévoit pourtant la nomenclature, les conséquences dans la sphère professionnelle en général. La mission AREDOC comporte de ce fait certaines lacunes auxquelles les créateurs de la mission ANADOC semblent vouloir pallier. Rappelons qu’une réparation intégrale des préjudices de la victime ne peut émaner que d’une évaluation médico-légale à la fois individualisée et contradictoire.
II. Accueil de la mission ANADOC dans la vie juridique
Nombreux sont les acteurs qui se montrent favorables à la mission d’expertise proposée par l’ANADOC. Précisions, d’abord, que la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs a eu l’occasion de saluer cette avancée et soutient que cette mission offre aux victimes une garantie d’équité, mais aussi de lisibilité, de l’évaluation de leurs souffrances, attendue depuis plusieurs années (https://fenvac.com). L’enthousiasme se révèle aussi chez les praticiens. Maître Aurélie Coviaux, avocate spécialisée en droit du dommage corporel et en responsabilité civile, considère la mission ANADOC de « ressource indispensable sur les postes de préjudices » (Aurélie Coviaux « ANADOC, indispensable ressource sur les postes de préjudices », article disponible en ligne : http://coviaux.xyz), et ajoute qu’il s’agit d’un « site à consulter sans modération ». Il en va de même pour maître Stéphanie Christin et l’équipe juridique du cabinet A’corp, qui se réjouissent également de cette initiative, en mettant en avant que celle-ci permettra une expertise plus juste du dommage corporel (Stéphanie Christin « Le site de l’ANADOC est en ligne », article disponible en ligne : http://www.christin-avocat.fr). Dans cette continuité, maître Amel Ghozia, avocate et chercheuse associée à l’Institut droit et santé, ajoute qu’il faut accueillir favorablement la création de cette nouvelle mission d’expertise et que l’ANADOC « devrait permettre d’ouvrir une véritable discussion contradictoire devant l’expert quant aux choix des outils techniques de mesure du dommage corporel » (Amel Ghozia, « Normes techniques en expertise médicale : valeur et rôle juridiques », LPA 2021 nº 1, p. 32-33). Enfin, le cabinet Benezra, spécialisé dans les victimes de la route, s’est également prononcé sur le sujet, en apportant son soutien à la mission ANADOC dans un esprit de combat avec les assureurs (www.benezra-victimesdelaroute.fr). Bien que non exhaustifs, ces exemples semblent nous démontrer que cet outil éveille un réel intérêt du côté des avocats de victimes tandis que les avocats des assurances se tournent naturellement vers la mission AREDOC. En ce sens, par exemple, le cabinet Benezra indique qu’il s’efforce de « définir la meilleure mission dans ses assignations en référé-expertise », principalement en y fixant la mission de l’ANADOC systématiquement. Le cabinet ayant déjà obtenu à plusieurs reprises validation de la mission auprès de la cour d’appel (CA Paris, 21 octobre 2022, nº 22/04848 ; CA Paris, 14 octobre 2021, nº 21/01084 ; CA Paris, 17 décembre 2021, nº 21/07113), démontrant aussi un accueil enthousiaste de l’outil par la juridiction. La mission d’expertise ANADOC apporte un nouveau souffle en la matière, protecteur de l’intérêt des victimes. Cela en justifie l’appréciation positive de nombreux professionnels. Rappelons toutefois que le choix de la mission d’expertise demeure souverain pour le juge. De plus, il semble que l’utilisation de cet outil soit, pour l’heure, éminemment réservée aux avocats spécialisés ; beaucoup d’avocats de victimes étant soit prudents dans son utilisation auprès des juridictions (parfois non spécialistes des questions de l’évaluation du dommage corporel donc peu familiarisées avec ses méthodes et ses outils), soit simplement dans l’ignorance de sa diffusion. Il en est d’ailleurs de même chez les experts. Les perceptions apportées par les deux missions d’expertise AREDOC et ANADOC sont différentes. Il semble donc indispensable que chaque professionnel consulte directement les documents fournis par ces deux associations, afin de s’appuyer sur l’outil qui semble correspondre à leurs attentes.
III. Un outil prometteur
Ainsi que le souligne, notamment, Isabelle Bessières-Roques, déléguée générale adjointe de l’AREDOC, la mission ANADOC est un outil novateur, mais il n’est pas pour autant irréprochable (Isabelle Bessières-Roques, « Vers une expertise de qualité dans le respect de la victime et du contradictoire », JDSAM 2020, nº 26), p. 46-48). À ce titre, par exemple, l’auteur reproche à l’outil de mentionner la perte de chance de pouvoir pratiquer de nouvelles activités de sport ou de loisir au titre du préjudice d’agrément. Elle affirme que cet aspect ne fait pas partie de la nomenclature Dintilhac, qu’il ne semble pas être reconnu par la Cour de cassation, et qu’il s’agit également d’une notion purement juridique qui ne peut pas être utilisée en tant que telle par l’expert. L’auteur affirme également que les outils proposés à l’expert ne sont pas tous validés scientifiquement, ce qui peut être une faiblesse. Elle ajoute que la position de l’ANADOC s’éloigne parfois de la stricte jurisprudence, comme le démontre, notamment, la définition du déficit fonctionnel permanent retenu dans la mission.
Fragilité ou force ? Il est certain que l’ANADOC préconise une nouvelle méthode d’évaluation, plutôt éloignée des enseignements habituels, qui peut séduire comme déplaire. À ce titre, par exemple, la mission préconisée semble parfois s’affranchir de la structure de la nomenclature Dintilhac. Certains y voient un bienfait : cet outil permet de s’adapter à de nouveaux contours attendus, parfois en cohérence avec les évolutions jurisprudentielles et les besoins des victimes. D’autres, en revanche, n’hésitent pas à se questionner sur le bénéfice de cet outil en pratique et sur les problèmes que cela peut engendrer lors de l’évaluation indemnitaire par le juge. Force est de constater que le contenu de la mission proposée par l’ANADOC ne fait pas l’objet d’un consensus auprès des praticiens. Bien qu’imparfait, cet outil n’en demeure pas moins prometteur et aspire à être diffusé et discuté.
Pour conclure, la naissance d’ANADOC représente un renouveau permettant d’ouvrir un véritable dialogue contradictoire devant l’expert, s’agissant notamment du choix des outils qui se présentent à eux pour apprécier l’étendue des dommages corporels. La mission ANADOC semble présenter un avenir engageant et sa naissance récente peut laisser entrevoir une réelle marge d’évolution. On peut parfaitement imaginer que cet outil puisse, au fil des années, s’apparenter à un outil de droit souple, à l’image de la nomenclature Dintilhac (obs. Émeline Augier-Francia, Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile, Institut francophone pour la justice et la démocratie, coll. Thèses, 2021), dont l’utilisation serait susceptible d’être validée par le triple test du Conseil d’État (Conseil d’État, Le droit souple, La Documentation française, coll. Rapport du Conseil d’État, 2013). Il semble toutefois regrettable que le gouvernement ait fait le choix de se concentrer, en priorité, sur la question de la barémisation indemnitaire plutôt que de s’intéresser à l’actualisation des outils d’expertise du dommage corporel, celle-ci ayant pourtant un rôle primordial dans le processus de reconstruction des victimes. Espérons que cela puisse être davantage pris en considération à l’occasion d’une réforme prochaine de la responsabilité civile ; dans l’intérêt des victimes…