Jusqu’où peut aller la force probante du rapport d’expertise amiable ?

DOI : 10.35562/ajdc.1875

Cour de cassation, Cass. 1re Civ. – N° 21-24.996 – 14 juin 2023

Décision attaquée : CA Grenoble, 13 juillet 2021, nº 19/03127

 : Cour de cassation

 : 21-24.996

 : 14 juin 2023

Abstract

La Cour de cassation considère qu’un rapport d’expertise amiable a force probante : le juge ne peut refuser de l’examiner dès lors qu’il a régulièrement été versé aux débats, qu’il est corroboré par d’autres éléments de preuve et soumis à la discussion contradictoire des parties. Dans son arrêt du 14 juin 2023, la Cour de cassation retient qu’il peut servir de fondement à une décision, y compris lorsqu’il n’est pas versé aux débats, tant que les pièces du dossier établissent qu’une expertise dont les conclusions étaient convergentes avait été réalisée à la demande d’une autre partie.

Outline

Un rapport d’expertise est qualifié d’amiable par le juge lorsqu’il n’a pas été réalisé dans un cadre judiciaire, qu’il s’agisse d’une expertise diligentée dans la forme contradictoire, mise en œuvre à la demande des parties en dehors de toute procédure juridictionnelle, ou d’une expertise officieuse diligentée par un technicien mandaté par une seule partie, par exemple un médecin-conseil. Pour la jurisprudence, l’essentiel est que le rapport soit établi par une personne pouvant se prévaloir de la qualité d’expert, au sens littéral du terme.

Par différents arrêts, la Cour de cassation a affirmé la force probatoire desdits rapports d’expertise amiables. Ainsi, en application des dispositions des articles 15, 16 et 132 du Code de procédure civile, tout rapport amiable peut servir de preuve, au soutien des prétentions d’une partie, dans la mesure où il est soumis à la libre discussion des parties (Cass. 1re civ., 24 sept. 2002, nº 01-10.739 ; Cass. 2e civ., 7 novembre 2002, nº 01-11.672). Il ressort de cette jurisprudence qu’un tel rapport d’expertise peut fonder la décision du juge à la condition d’être corroboré par d’autres éléments de preuve et soumis à la discussion contradictoire des parties.

Cette position a pu être critiquée, dès lors que la logique de la Cour de cassation pose question. En effet, la haute juridiction a pu sanctionner de nullité le défaut de respect de la procédure contradictoire lors d’une expertise judiciaire, favorisant ainsi l’expertise amiable par essence non contradictoire dans sa forme. En réalité, concernant la force probante de l’expertise amiable, le juge aura des exigences plus grandes quant à la crédibilité des éléments de preuve soumis à son analyse. Ainsi, le débat n’aura pas lieu devant le technicien, mais devant le juge. Ce dernier se livre donc à une analyse comparative de crédibilité de position des experts, pouvant être amené à appuyer sa conviction sur l’expertise amiable.

Cette position se comprend dans la mesure où le juge n’est pas lié par les conclusions du rapport d’expertise (article 246 du Code de procédure civile), y compris du rapport judiciaire. L’expertise médicale n’échappe pas à la règle (Cass. 1re Civ. 20 février 1968 JCP 1968. II. 15 495, note Savatier). La liberté du juge est totale dans l’exploitation du rapport d’expertise, à condition qu’il n’en dénature pas les conclusions (Cass. 1re civ., 9 juillet 2015, nº 14-18.970 ; Cass. 1re civ., 19 juin 2019, nº 18-10380). Cette position peut être favorable à la victime dès lors qu’en adoptant une attitude critique à l’égard de l’expertise, il n’est pas toujours indispensable de demander une nouvelle expertise.

Dans un souci de sécurité juridique, la jurisprudence pose deux conditions cumulatives permettant au juge de se fonder sur une expertise unilatérale : d’une part, que cette expertise ait été soumise aux débats contradictoires (Cass. crim., 8 février 2022, nº 21-80.490), et d’autre part, qu’elle soit corroborée par d’autres éléments de preuve (Cass. 1re civ., 11 juillet 2018, nº 17.17.441 et 17-19.581 ; Cass. 2e civ., 14 juin 2023, nº 21-24.996).

Or, dans l’arrêt d’espèce, du 14 juin 2023, le juge a adopté une position surprenante, en considérant qu’il pouvait s’appuyer sur un rapport d’expertise amiable, y compris lorsque ce dernier n’a pas été versé aux débats. Si cet arrêt s’inscrit dans la volonté initiale de la jurisprudence tendant à reconnaitre la force probatoire des rapports d’expertise amiables (I), la position adoptée est critiquable au regard de l’office du juge, qui se doit de ne pas dénaturer les termes d’un rapport d’expertise, dont il se doit, nécessairement, de prendre connaissance (II).

I. La confirmation de la force probante du rapport d’expertise amiable soumis aux débats contradictoires

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 14 juin 2023 s’inscrit dans l’évolution de la jurisprudence, qui tend à retenir la force probante du rapport d’expertise amiable. Cela s’explique par le pouvoir d’appréciation du juge sur le rapport d’expertise soumis à son examen, qui n’est que l’avis éclairé d’un technicien sur la question soumise à l’analyse du juge, mais n’a pas vocation à s’imposer à lui. Le juge conserve sa liberté d’appréciation du dossier, et des pièces versées aux débats, dans la décision qu’il rend. Ainsi, s’il considère qu’un rapport d’expertise amiable a été soumis au débat contradictoire, et qu’il est corroboré par des éléments de preuve versés aux débats, il peut favoriser ses conclusions, dans la décision qu’il rend, leur accordant davantage de crédit qu’à celles d’un rapport d’expertise judiciaire. Dans le domaine de la réparation du dommage corporel, et plus particulièrement du droit de la santé, cette question a fait l’objet d’une étude approfondie, notamment concernant le rapport d’expertise établi dans le cadre d’une procédure devant les commissions de conciliation et d’indemnisation (CCI) des accidents médicaux, des infections nosocomiales et des affections iatrogènes, mises en place dans le cadre de la loi nº 2002-303 du 4 mars 2002. Dès lors qu’il s’agit de commissions amiables, le rapport diligenté dans ce cadre a le caractère d’un rapport d’expertise amiable. Toutefois, il a été retenu que l’expertise est contradictoire, y compris envers l’ONIAM, qui n’est pas partie à l’expertise. Ainsi, aux termes de l’article L.1142-6 du Code de la santé publique :

« Les commissions régionales de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales sont présidées par un magistrat de l’ordre administratif ou un magistrat de l’ordre judiciaire, en activité ou honoraire. Elles comprennent notamment des représentants des personnes malades et des usagers du système de santé, des professionnels de santé et des responsables d’établissements et services de santé, ainsi que des membres représentant l’office institué à l’article L. 1142-22 et les entreprises d’assurance ».

L’office en question est l’ONIAM. Aussi, ce dernier ne saurait valablement affirmer qu’une expertise qu’il a financée, et discutée, par l’intermédiaire de son représentant à la commission, ne lui serait pas opposable, quand bien même il ne serait pas présent à la réunion d’expertise.

Pour autant, certaines juridictions de l’ordre judiciaire ont pu considérer qu’une expertise CCI n’avait pas la même valeur qu’une expertise judiciaire (CA Lyon, 26 novembre 2013, nº 12.04.924) ; il convenait donc, en cas de contestation de ses conclusions, de mettre en œuvre une procédure de référé expertise, et non d’agir au fond, afin de réclamer l’organisation d’une mesure de contre-expertise. La position des juridictions de l’ordre administratif était différente (CAA Marseille, 16 avril 2009, req. nº 08MA04599), dès lors qu’elles ont toujours considéré que le référé avait vocation à prescrire des mesures utiles. Il a donc pu être retenu que « le seul fait que cette expertise n’a pas été ordonnée par une autorité juridictionnelle n’est pas en soi de nature à rendre nécessairement utile une expertise prescrite par le tribunal administratif ». Cette position est celle qu’adopte aujourd’hui la Cour de cassation concernant les rapports d’expertise amiable, et s’étend nécessairement aux expertises CCI, lesquelles sont des expertises amiables encadrées de manière stricte, en vue de permettre à une commission, présidée par un juge, de rendre un avis favorable ou non à une indemnisation.

Dans son arrêt du 14 juin 2023, la Cour de cassation réaffirme cette position de principe, en conférant une force probante aux rapports d’expertise amiables. Mais elle va plus loin, en adoptant une situation fort surprenante, qui n’est pas sans générer une certaine inquiétude quant aux risques qu’elle pourrait engendrer.

II. L’affirmation de la force probante du rapport d’expertise amiable non versé aux débats

Par un arrêt du 25 mai 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rappelé que le juge doit faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction. Il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise non judiciaire réalisée à la demande d’une partie (Cass. 2e civ., 25 mai 2022, nº 21-12081). Raison pour laquelle un magistrat ne peut refuser d’examiner un rapport établi à la demande d’une des parties, « dès lors qu’il est régulièrement versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire, il doit rechercher s’il est corroboré par d’autres éléments de preuve » (Cass. 3e civ., 7 septembre 2022, nº 21-20490). Cette solution est légitime, dès lors que les expertises judiciaires ne sauraient, seules, se voir conférer l’aura d’une « présomption de vérité » (CA Aix-en-Provence, 15 septembre 2022, nº 21-15269). Pour autant, le juge devra rechercher si l’expertise amiable versée aux débats est corroborée par d’autres éléments de preuve (Cass. 2e civ., 27 octobre 2022, nº 21-13486). Cette solution est étendue, dans l’arrêt de l’espèce, au cas où la juridiction se fonde sur le rapport d’un expert missionné par une des parties, et ce même si le rapport n’a pas été communiqué.

Cette décision ne manque pas de surprendre. En effet, il était reproché à la cour d’appel de s’être appuyée, pour condamner une partie, sur les conclusions d’un rapport d’expertise amiable, se fondant uniquement sur un courrier émanant d’un assureur, partie à la cause, lequel opposait un refus de garantie au demandeur. La haute juridiction a validé la position de la cour d’appel, retenant :

« Dès lors que la cour d’appel s’est fondée non seulement sur le rapport de l’expert missionné par M. [Z] mais aussi sur des pièces établissant qu’une expertise dont les conclusions étaient convergentes avait également été réalisée à la demande de la société Groupama Méditerrannée, même si celle-ci s’était abstenue de la produire, le moyen manque en fait ».

Dire qu’elle ferait, par là même, une interprétation extensive du principe de force probante du rapport d’expertise amiable, serait en deçà de la vérité. Comment le juge peut-il établir qu’il n’a pas dénaturé les conclusions d’un rapport d’expertise, s’il n’a même pas pu en prendre connaissance ? Certes, la valeur du rapport serait nulle sans élément de preuve la corroborant – ici, les termes du courrier de l’assureur, s’appuyant sur ses conclusions pour refuser sa garantie. Ainsi, cette affaire souligne l’importance de la corroboration par d’autres pièces dans l’utilisation des rapports d’expertise amiables comme preuve en justice. Mais il va trop loin. Si la Cour de cassation devait adopter comme position de principe la possibilité pour elle de s’appuyer sur un rapport d’expertise non versé aux débats, cela pourrait s’avérer dangereux. Ce d’autant que l’on se doit de rappeler qu’un rapport d’expertise a justement vocation à éclairer le magistrat sur un point relevant d’une particulière technicité, requérant un avis éclairé en vue de rendre une décision de justice.

Il convient toutefois de limiter la portée de cet arrêt, non publié au bulletin. Il est très clair que cet arrêt ne vaut pas position de principe, mais qu’il s’agit davantage d’une analyse in concreto. Le rapport d’expertise non versé aux débats est un élément de preuve complémentaire, corroboré par un courrier, et, surtout, par les conclusions convergentes d’un autre rapport amiable, qui, lui, a bien été versé à la procédure. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir pourquoi, à aucun stade de la procédure, ledit rapport n’a pas été versé aux débats, dès lors que la question semble avoir été discutée devant les juges du fond. La lecture des termes de l’arrêt de la cour d’appel critiqué devant la Cour de cassation ne vient pas éclairer les motifs de l’assureur (CA Grenoble, 13 juillet 2021, nº 19/03127), qui a refusé de verser ce document aux débats, alors que le rapport amiable adverse semblait pourtant en corroborer les termes…

En tout état de cause, il convient de ne pas donner plus d’importance qu’il n’en mérite à l’arrêt qui fait l’objet du présent commentaire, au risque que les assureurs s’en saisissent pour ne plus communiquer les conclusions de leurs médecins-conseils, s’en servant par ailleurs pour refuser leur prise en charge.

References

Electronic reference

Caroline Hussar, « Jusqu’où peut aller la force probante du rapport d’expertise amiable ? », Actualité juridique du dommage corporel [Online], 26 | 2024, Online since 31 mai 2024, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=1875

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Caroline Hussar

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