En l’espèce, la victime d’un accident de la circulation a signé, en 2002, une transaction avec la société d’assurance du conducteur responsable, lui allouant une certaine somme « tous chefs de préjudice confondus, hormis les frais d’appareillage à charge ». Quelques années plus tard, un juge des référés, saisi par la victime eu égard à une éventuelle aggravation de son préjudice, ordonne une expertise médicale. L’expert conclut à l’absence d’aggravation. Paradoxalement, il souligne également l’existence de nouvelles douleurs, ainsi que la nécessité de nouveaux soins afin de réduire ou de prévenir une aggravation de l’état de santé de la victime.
La victime décide, en 2015, de saisir le tribunal de grande instance de Nanterre afin de solliciter une indemnisation complémentaire, liée à l’aggravation de son état de santé. Elle demande, notamment, la prise en charge des frais liés à l’acquisition de prothèses plus performantes et d’un fauteuil roulant destiné à la pratique du basket handisport, au titre des dépenses de santé. Dans un premier temps, ses demandes sont accueillies par jugement le 7 février 2019. La cour d’appel de Versailles infirme cette décision le 28 janvier 2021. Selon elle, la demande est prescrite. Elle considère que « la demande de changement de modèle de prothèses et de fauteuil ne peut être rattachée à l’existence d’un préjudice nouveau lié à l’aggravation de son état de santé ».
La victime décide de former un pourvoi en cassation. Consciente de la prescription de son action initiale, la victime tente d’invoquer une aggravation situationnelle de son préjudice initial afin d’obtenir la prise en charge des coûts liés à l’acquisition de nouveaux équipements. La victime fait notamment valoir que « […] l’augmentation du coût de renouvellement des appareils et prothèses permettant de compenser le handicap consécutif à ce dommage corporel constitue un préjudice autonome, distinct du préjudice correspondant au coût initial des frais d’appareillage dont il constitue une aggravation […] ».
Le 15 juin 2023, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi. La haute juridiction rappelle, d’abord, que l’état séquellaire de la victime n’a pas évolué, tant et si bien que la victime ne peut pas espérer invoquer une aggravation médicale. La haute juridiction indique, ensuite, qu’à la date de consolidation de l’état de la victime (le 15 mars 2000) les besoins en appareillage étaient connus et n’avaient pas évolués. Elle souligne que les frais invoqués par la victime ne sont pas liés à une aggravation, puisque les progrès technologiques des équipements qui pouvaient être utilisés pour compenser son handicap n’ont pas entraîné de dégradation de sa situation. Ils ne peuvent donc pas faire l’objet d’une indemnisation complémentaire. La haute juridiction souligne, enfin, que les demandes présentées par la victime interviennent plus de dix ans après la date de consolidation. Faute d’aggravation, et en application de l’article 2226 alinéa 1er du Code civil, la demande est donc irrecevable car prescrite. En cela, le moyen n’apparaît pas fondé et le raisonnement de la cour d’appel doit être confirmé.
Rappelons, tout d’abord, que « la réparation du dommage est définitivement fixée à la date à laquelle une transaction est intervenue, celle-ci faisant obstacle à l’introduction ou à la poursuite entre les parties d’une action en justice ayant le même objet » (Cass. 2e civ., 4 mars 2021, nº 19-16859). Cela se comprend aisément au regard du principe de l’autorité de la chose jugée (article 480 du Code de procédure civile) qui vise à garantir une stabilité et une certaine sécurité juridique. Néanmoins, les victimes de dommages corporels, indemnisées grâce à une transaction ou par le biais d’une décision judiciaire, détiennent toujours la possibilité de solliciter un complément d’indemnisation en cas d’aggravation (temporaire ou permanente) de leur dommage. Il s’agit là d’une cause légitime de réouverture de leur dossier. La victime revient alors en aggravation, afin d’obtenir réparation. Cependant, la Cour de cassation semble faire preuve d’une conception plutôt restrictive de la notion d’aggravation.
Elle accepte systématiquement de réparer l’aggravation fonctionnelle (ou médico-légale), liée à la détérioration de l’état de santé de la victime, dès lors qu’elle présente une causalité suffisante avec son traumatisme initial. L’aggravation doit alors faire l’objet d’une appréciation factuelle et circonstanciée par le biais d’une expertise médicale.
À titre plus exceptionnel, la Cour admet l’existence d’une « aggravation situationnelle » (en ce sens récemment : Cass. 2e Civ., 30 mars 2023, nº 21-19314). Celle-ci correspond à un « changement ou […] un ensemble de changement dans la vie de la victime de nature à majorer les conséquences des atteintes subies » (Christophe Quézel-Ambrunaz, Le droit du dommage corporel, LGDJ, 1re éd. 2022, nº 159) ; ou à « une modification de l’environnement de la victime, un choix de vie postérieur à la liquidation du dommage » (Gisèle Mor et Laurence Clerc-Renaud, Réparation du préjudice corporel. Stratégies d’indemnisation. Méthodes d’évaluation, Encyclopédie Delmas, 3e éd., 2020, nº 102.61). Cependant, la notion demeure encore ambiguë ; donc limitée sur le terrain indemnitaire. La haute juridiction semble d’ailleurs se montrer plutôt hostile (Cass. 2e civ., 17 janvier 2019, nº 17-25629 ; Cass. 2e civ., 5 mars 2020, nº 19-10323). En l’état actuel de la jurisprudence, il semble que deux constats puissent être formulés. D’une part, la demande en aggravation situationnelle semble favorablement accueillie par les juridictions si elle repose parallèlement sur le constat d’une aggravation médico-légale de l’état de santé de la victime (en ce sens : Cass. 2e civ., 21 novembre 2013, nº 12-19000). D’autre part, l’aggravation situationnelle semble plus aisément admise lorsqu’elle n’est pas purement potestative (Cass. 2e civ., 22 octobre 2009, nº 08-17333). Finalement, la décision commentée n’apparaît donc pas réellement surprenante. Elle vient constituer une nouvelle illustration de cette rigueur d’interprétation (obs. Stéphanie Porchy-Simon, « Dommage corporel », D. 2023, nº 38, p. 1977-1989).
Pour autant, la solution retenue semble nous interroger sur deux points.
Tout d’abord, bien que la victime ne présente aucune aggravation médicale de son état de santé, l’achat d’équipements plus adaptés et plus performants semble ici représenter, pour elle, une charge supplémentaire (dans la mesure où elles ne sont pas remboursées par l’organisme de sécurité sociale), visant à répondre à de nouveaux besoins, liés à ses lésions d’origine (Claudine Bernfeld, « Aggravation de préjudice et prescription civile », Gaz pal. 2023, nº 32, p. 45-46 et « Notion d’aggravation de préjudice et prescription civile », Gaz pal. 2023, nº 23, p 30). Il convient alors de se demander : peut-on faire peser sur les responsables les coûts du progrès technologique et donc accepter de faire bénéficier les victimes d’un complément indemnitaire visant à rembourser les coûts d’appareillages destinés à améliorer leur qualité de vie ? Une parfaite lecture du principe de réparation intégrale semble nous conduire à répondre par l’affirmative : la victime doit être replacée autant que possible dans l’état qui était le sien avant l’accident. En ce sens, la demande de la victime ne nous semblait pas injustifiée. À ce titre, maître Bernfeld nous interpelle, à juste titre selon nous, sur la question de la différence d’appréciation qui peut être réalisée par les juridictions entre les demandes des victimes portant sur le renouvellement d’un dispositif interne (telle une prothèse de hanche) ou sur un dispositif externe, et rappelle que le principe de la réparation intégrale commande de traiter équitablement les victimes quel que soit l’acte de soin concerné : « Le matériel n’est qu’un accessoire au principal, qui est le soin. Dès lors, tout changement de prothèse, même externe, devrait constituer une aggravation au sens médico-légal » (Obs. Claudine Bernfeld, « Prothèses : aggravation et prescription », Gaz pal. 2024, nº 6, p. 65). La prudence des juges peut toutefois s’expliquer par des considérations d’ordre économique (Christophe Quézel-Ambrunaz, « Dommage corporel : il n’y a d’aggravation que fonctionnellement ou situationnelle (itératives remarques sur la regrettable hétérogénéité du DFP », Lexbase, 2023).
De plus, la victime demande la prise en charge d’un fauteuil roulant spécifique, visant à répondre à sa volonté de pratiquer le basket handisport. Or, cela représente bel et bien une évolution de sa situation. Ainsi que l’indique parfaitement un auteur : « [l]e fait que ce préjudice ou cette aggravation résulte d’un choix personnel de la victime ne doit pas être de nature à faire obstacle à l’indemnisation […] Or la victime avait la liberté de s’adonner à tout moment à la pratique d’un sport, même si elle ne l’avait pas commencée avant l’accident. En décider autrement revient à lui refuser cette liberté » (Patrice Jourdain, « Dommage corporel : les limites à la notion d’aggravation situationnelle », RTD civ. 2023, p. 906-908). La Cour de cassation a d’ailleurs déjà admis cette possibilité dans un arrêt du 19 février 2004 s’agissant d’un accroissement du besoin en aide-ménagère de la victime consécutivement à la naissance de ses enfants (Cass. 2e civ., 19 février 2004, nº 02-17954). Les revendications de la victime nous semblent donc, là encore, plutôt légitimes, d’autant qu’il nous faut rappeler que le 22 mars 2022, la haute juridiction a admis que l’aggravation peut résulter de soins nouveaux destinés à atténuer les séquelles de la victime : « l’aggravation du dommage initial causé par un accident peut découler de nouveaux préjudices résultant des soins qui ont été prodigués à la victime postérieurement à sa consolidation, en vue d’améliorer son état séquellaire résultant de cet accident » (Cass. 2e Civ., 10 mars 2022, nº20-16331 ; obs. Lucile Priou-Alibert, « L'aggravation peut résulter de soins nouveaux destinés à atténuer les séquelles », Gaz pal. 2022, nº 19 p. 50-51 ; Patrice Jourdain, « Aggravation du dommage : les soins chirurgicaux améliorants peuvent entraîner des préjudices nouveaux constitutifs d’une aggravation du dommage », RTD civ. 2022, nº 2, p. 406-408).
La solution retenue nous laisse donc plutôt perplexe et nous paraît sévère à l’égard des victimes. On peut regretter que la Cour de cassation ait fait preuve d’une si grande fermeté.
Pour finir, cette décision doit assurément être mise en relation avec celle rendue le 30 novembre 2023 (Cass. 2e civ., 30 novembre 2023, nº 22-15.159). En l’espèce, la victime est amputée de sa jambe gauche consécutivement à un accident de la circulation. Son état de santé est consolidé le 15 septembre 2005. Elle est indemnisée de ses préjudices par la signature de transactions avec l’assureur du conducteur responsable en 2007 et 2008. Afin de tenir compte d’une aggravation de son état de santé, une nouvelle transaction est intervenue en 2014. Invoquant une nouvelle aggravation, la victime fait ordonner une nouvelle expertise médicale et assigne l’assureur afin d’obtenir, notamment, le remboursement du coût d’acquisition et de renouvellement de nouvelles prothèses, dont certaines sont destinées à la pratique du sport. La cour d’appel de Versailles, le 13 janvier 2022, rejette ses demandes. Elle considère que les dépenses de santé futures se heurtent à l’autorité de la chose jugée. La victime forme alors un pourvoi en cassation. Elle précise que l’utilisation de sa prothèse est à la source de nombreuses lésions cutanées. La haute juridiction rejette, là encore, ses demandes. Elle ne conteste pas l’existence des lésions, qui ont fait l’objet d’un constat médical avéré et qui ont nécessité une opération chirurgicale. En revanche, elle indique qu’elles constituent une aggravation de son état de santé, en lien avec le port d’une prothèse, quelle qu’elle soit, sans être liées au type de prothèse utilisé. A priori, le remboursement demandé par la victime ne permettra donc pas de résoudre cette difficulté. La cour d’appel était donc en droit de considérer l’absence de causalité et de refuser ces frais. En revanche, soulignons que la victime a été indemnisée par le tribunal et par la cour d’appel d’autres postes de préjudice en rapport avec cette aggravation.