Comme tout à chacun le sait, le décès de la victime directe peut avoir des répercussions, plus ou moins grandes, sur la vie de ses proches. Outre la grande douleur morale éprouvée par le conjoint survivant (et les enfants), cet évènement peut aussi engendrer des conséquences patrimoniales ; la perte de la victime directe ayant une influence sur le revenu global du foyer. Au regard de la nomenclature Dintilhac, les victimes indirectes sont en droit de demander l’indemnisation d’une perte de revenus (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 43). Or, on constate assez aisément, en pratique, que l’appréciation est majoritairement laissée à la souveraineté des juges du fond. Au travers de ces deux arrêts, la Cour de cassation vient donc apporter des précisions importantes sur la méthode d’évaluation de ce poste de préjudice (pour d’autres arrêts sur ce sujet V. notamment Cass. 2e civ., 7 février 2019, nº 18-13.354 ; Cass. 1re civ., 13 mars 2019, nº 18-14.647 ; Cass. 2e civ., 20 novembre 2014, nº 13-25.564).
Dans la première espèce qui nous intéresse, la victime décède, en 2019, des suites d’un cancer broncho-pulmonaire d’origine professionnelle. La caisse primaire d’assurance maladie alloue à sa veuve une rente d’un montant annuel de 18 376 €. Cette dernière décide de saisir le FIVA d’une demande d’indemnisation de son préjudice économique. Sa demande est rejetée. La cour d’appel d’Orléans, dans un arrêt du 21 juillet 2021, condamne pourtant le FIVA à lui accorder une indemnisation. Le préjudice est évalué à hauteur de 577,99 € pour la période du 10 janvier au 31 janvier 2019, soit 15 620,17 € après capitalisation (dont à déduire le capital décès de 3 450 €). Le FIVA décide de former un pourvoi en cassation. Il considère que
« pour évaluer à la somme de 577,99 euros le montant du préjudice économique de [l’épouse de la victime] pour la période du 10 janvier 2019 au 31 décembre 2019, la cour d’appel a retenu, dans le calcul des revenus qui auraient dû être ceux du foyer pour cette période, le revenu de référence de l’intégralité de l’année 2019, d’un montant de 20 201,75 euros, sans le proratiser, entraînant une surévaluation du montant du préjudice afférent à cette période […] ».
La deuxième chambre civile de la Cour de cassation opère une cassation partielle de l’arrêt d’appel, le 9 novembre 2023. Elle considère
« qu’en cas de décès de la victime directe, le préjudice subi par la famille proche du défunt doit être évalué en prenant en compte, comme élément de référence, le revenu annuel du foyer avant le dommage ayant entraîné le décès de la victime directe, en tenant compte de la part de consommation personnelle de celle-ci et des revenus que continue de percevoir, après son décès, le conjoint, le partenaire d’un pacte civil de solidarité ou le concubin survivant » (obs. Dahbia Zegout, « Préjudice économique des proches : rappel de méthode et détermination des périodes de référence », Gaz pal. 2024, nº 6, p. 74-75).
La haute juridiction fait ici référence au rapport Dintilhac :
« pour déterminer la perte ou la diminution de revenus affectant ses proches, il y a lieu de prendre comme élément de référence, le revenu annuel du foyer avant le dommage ayant entraîné le décès de la victime directe en tenant compte de la part d’autoconsommation de celle-ci et du salaire qui continue à être perçu par son conjoint (ou concubin) survivant » (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 43).
Il existe donc une erreur manifeste de calcul de la part des juges du fond (dans le même sens : Cass. 1re civ., 5 février 2020, nº 18-25.751). Ce faisant, les parties sont alors renvoyées devant la cour d’appel de Paris.
Si cette méthode permet de déterminer la perte annuelle des revenus du foyer, reste ensuite à répartir cette perte entre les différentes victimes. C’est alors que la seconde espèce nous intéresse. Dans les faits, victime décède consécutivement à un accouchement dans le service de réanimation d’un centre hospitalier, en raison d’une erreur médicale. Le médecin, ainsi que le centre hospitalier, sont déclarés coupables d’homicide involontaire. L’époux de la victime, agissant en son nom propre ainsi qu’en qualité de représentant légal de ses enfants, décide de saisir la commission d’indemnisation des victimes d’infractions à des fins d’indemnisation. À la suite d’un désaccord relatif au montant de l’indemnisation, un litige survient entre les victimes par ricochet et le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorismes et d’autres infractions (FGTI). Dans un arrêt en date du 30 septembre 2021, la cour d’appel de Paris condamne le fonds de garantie à allouer une indemnisation au mari de la victime au titre de son préjudice économique. Afin de calculer le montant de ce poste, les juges optent pour la méthode « par réaffectation ». Ils évaluent le revenu global du foyer à hauteur de 15 135,40 € annuel (soit 750 579,62 par capitalisation viagère) et le préjudice matériel des deux enfants à hauteur de 52 423,72 € et 54 358,03 €. Ils relèvent toutefois le préjudice matériel des enfants (et de facto la réparation de la perte de revenus des proches) d’une indemnisation préalablement accordée par l’assureur de l’employeur de la victime directe aux enfants (soit 46 815 € par enfant). Au final, l’indemnisation accordée s’élève donc à 737 427,87 €. Insatisfait de la décision, le FGTI forme un pourvoi en cassation. Il conteste, notamment, la méthode d’évaluation retenue par les juges :
« qu’en cas de réaffectation au conjoint survivant des sommes que le couple aurait exposées pour l’entretien et l’éducation des enfants, au moment de l’autonomie de ces derniers, le juge doit déduire de la perte de revenus du foyer, les sommes que le couple aurait dépensées pour assurer le besoin d’entretien et d’éducation des enfants, c’est-à-dire le montant du préjudice économique des enfants ; que cette déduction s’entend du montant du préjudice économique des enfants avant imputation des éventuelles sommes payées par les tiers payeurs ; qu’en déduisant de la perte de revenus du foyer, pour calculer le préjudice économique [du mari de la victime] les sommes in fine allouées aux enfants, c’est-à-dire après imputation du capital décès versé par l’assureur à chacun des enfants, la cour d’appel a violé l’article 706-3 et le principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime […] ».
En bref, le fonds souhaite que le préjudice matériel des enfants soit imputé sur la perte de revenus du foyer post-consolidation, sans y déduire en amont les capitaux versés par l’assureur. Cela conduit à évaluer la perte de revenus des proches à hauteur de 643 797, 87 €. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation opère, là encore, une cassation partielle de l’arrêt d’appel, le 12 octobre 2023. Au visa du principe de réparation intégrale, la haute juridiction rappelle que : « la méthode d’évaluation du préjudice économique du conjoint survivant [retenue par les juges] imposait de déduire de la perte de revenus globale du foyer, capitalisée de façon viagère, les pertes financières subies par les deux enfants, telles qu’elles avaient été préalablement évaluées, avant imputation des capitaux décès leur revenant » (Obs. Jérémy Houssier, « Utiles précisions sur l’imputation des capitaux décès perçus par les enfants lors du calcul de la perte de revenus globale d’un foyer consécutif au décès d’un parent », AJ famille 2023, p. 643 ; Samuel Ittah, « Quelle méthode pour indemniser le préjudice économique du conjoint survivant et quel contrôle, par la Cour de cassation », D. 2024, p. 510-512 ; Nathan Allix, « Préjudice économique du conjoint survivant : modalités de déduction du préjudice économique des enfants », Dalloz actualité 2023 ; Aurélie Blanc, « Précisions sur le calcul de l’indemnisation de la perte de revenus des proches », Lexbase droit privé 2023, nº 965). La haute juridiction approuve donc, à raison, la solution présentée par le FGTI. La méthode de calcul retenue par la cour d’appel semble créer un enrichissement injustifié pour la victime par ricochet. Aussi, pour une bonne administration de la justice, la Cour statue sans renvoi, et explique, de façon claire, que le préjudice économique du veuf s’élève à la somme de 643 797,97 € (750 579,62 € - 54 358,03 € - 52423,72 €), et après imputation des capitaux décès lui revenant (3 967 € et 46 815 €), qu’il lui est alloué la somme de 593 015,69 €.
La décision est importante et mérite d’être soulignée. En effet, cette solution vient confirmer, d’une part, que les juges du fond sont parfaitement souverains pour décider de la méthode d’appréciation des préjudices de la victime et qu’il n’est pas question de restreindre cette autonomie (V. Cass. crim., 16 décembre 2014, nº 13-86.157). D’ailleurs, soulignons que la Cour de cassation ne formule aucun reproche vis-à-vis de la méthode de réaffectation choisie par la cour d’appel afin d’évaluer les pertes de revenus, ce qui en confirme l’utilisation au cas d’espèce. Cela vaut également pour les modalités de paiement : le choix de la capitalisation ayant été privilégié par la cour d’appel et approuvé implicitement par la Cour de cassation contrairement à ce que semble préconiser la proposition de loi présentée en 2020 (Sénat, proposition de loi nº 678 portant réforme de la responsabilité civile, 2020, article 1274). Néanmoins, cette solution nous rappelle, d’autre part, que si les juges du fond sont libres dans le choix de la méthode, ils doivent néanmoins faire preuve de pédagogie et en détailler le contenu afin que la haute juridiction puisse en contrôler le raisonnement et qu’elle puisse sanctionner – si cela apparaît fondé – une violation du principe de réparation intégrale. Il doit donc exister une réelle transparence méthodologique. Sur ce point, l’intangibilité n’est pas acceptée puisque l’exactitude des calculs opérés doit pouvoir être vérifiée.
Enfin, indiquons que dans cette affaire la victime faisait également valoir l’existence d’une « perte d’industrie » au regard des frais de garde et d’éducation des enfants, et des frais relatifs aux tâches ménagères auprès de la cour d’appel. Le demandeur au pourvoi contestait ce préjudice. Cependant, cette demande est immédiatement écartée par la Cour de cassation qui considère qu’il « n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ». Cela aurait pourtant pu être l’occasion pour venir en préciser davantage les contours et les modalités de calcul. En effet, suivant une stricte lecture de la nomenclature Dintilhac, ces frais (visant à rémunérer une tierce personne pour l’accomplissement de tâches domestiques autrefois effectuées par le conjoint décédé) doivent être inclus dans l’évaluation des pertes de revenus des proches (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 43). Indiquons qu’il ne s’agit pourtant pas de « pertes », mais bel et bien de « charges » supplémentaires pour le foyer, ce qui implique l’application d’une méthode différente (Cass 2e civ., 7 avril 2011, nº 10-15.918). Par souci de clarté et de cohérence indemnitaire, il nous paraît plus adapté d’opérer une indemnisation autonome de ces dépenses d’assistance. Ainsi que l’indiquent, par exemple, Max Le Roy, Jacques-Denis Le Roy et Frédéric Bibal au sein de leur ouvrage, il est relativement important qu’une évaluation précise et adaptée soit effectuée « pour chiffrer le préjudice économique permettant de compenser la perte d’industrie du défunt dont les services familiaux peuvent parfois représenter une valeur non négligeable » (L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, Coll. Droit&professionnels, 21e éd., 2018, nº 232 et 245). Bien que justifiée, la décision reste toutefois silencieuse sur le sujet ; à regret.