Pas de réduction du droit à indemnisation lorsque l’affection est provoquée par le fait dommageable

Civ. 1re, 22 novembre 2017, n° 16-23.804 (arrêt seul)

DOI : 10.35562/ajdc.346

Index

Mots-clés

état antérieur, prédisposition pathologique latente, affection révélée par le fait dommageable, absence de réduction du droit à indemnisation

Attendu, selon l’arrêt attaqué, que M. Michel X…, à qui a été prescrit du Mediator entre 2003 et 2009, a présenté, cette année-là, une insuffisance mitrale et subi, en 2011, une intervention consistant en un remplacement valvulaire mitral par une prothèse mécanique, à la suite d’une aggravation de sa symptomatologie ; qu’après avoir sollicité une expertise judiciaire, M. Michel X…, ainsi que Mme Françoise Y…, son épouse, et ses enfants, Laurent, Patricia, Christèle et Jérémy (les consorts X…), ont assigné la société Les Laboratoires Servier, product[rice] du Mediator (la société), en réparation du préjudice subi et mis en cause la caisse primaire d’assurance maladie de Seine-et-Marne (la caisse) qui a demandé le remboursement de ses débours ;

Sur le premier moyen du pourvoi n° E 16-23. 804 :

Attendu que la société fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande de sursis à statuer, alors, selon le moyen :

1°/ que, si l’action civile en réparation du dommage causé par une infraction pénale peut être exercée devant une juridiction civile, il doit toutefois être sursis au jugement de cette action tant qu’il n’a pas été prononcé définitivement sur l’action publique lorsque celle-ci a été mise en mouvement ; qu’il doit, notamment, en aller ainsi lorsque le fait générateur de responsabilité civile repose sur les mêmes éléments matériels que ceux de nature à constituer l’infraction pénale faisant l’objet des poursuites ; qu’en l’espèce, la société est poursuivie devant les juridictions pénales des chefs de tromperie, homicides et blessures involontaires, parce qu’elle aurait trompé les patients sur les qualités substantielles et les risques inhérents à l’utilisation du Mediator en n’informant pas ces derniers, ainsi que les médecins, de tous les effets indésirables susceptibles d’être liés à la consommation du médicament ; que l’action en responsabilité civile engagée par M. Michel X…, qui est partie civile à l’une des instances pénales, repose à la fois sur la démonstration par ce dernier d’un prétendu défaut du produit, tenant à une absence d’information sur les effets indésirables induits par sa consommation, et sur le fait que la société ne puisse de son côté s’exonérer en invoquant le risque de développement, c’est-à-dire le fait que l’état des connaissances scientifiques au moment du traitement du patient ne permettai[t] pas de déceler l’existence du défaut ; que ces différents éléments étant les mêmes que ceux qui font l’objet de la procédure pénale dans laquelle M. Michel X… s’est porté partie civile, il s’en déduit que l’action en responsabilité civile engagée par ce dernier est bien une action en réparation du dommage qui lui aurait été causé par les infractions pénales reprochées à la société, ce qui imposait donc aux juges du fond de surseoir à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pénale ; qu’en décidant du contraire, la cour d’appel a violé l’article 4 du code de procédure pénale ;

2°/ que le droit à un procès équitable implique que le respect des droits de la défense de chacun des plaideurs soit effectivement assuré ; que tel n’est pas le cas lorsque l’une des parties, poursuivie devant les juridictions pénales pour certaines infractions, est attraite devant les juridictions civiles sur le fondement des mêmes faits et se retrouve dans l’impossibilité d’invoquer au soutien de sa défense les éléments rassemblés dans le cadre de l’information judiciaire, indispensables pour apprécier la matérialité des faits qui lui sont reprochés, mais couverts par le secret de l’instruction ; qu’en l’espèce, la société faisait expressément valoir qu’elle était dans l’impossibilité de communiquer en vue de sa défense les pièces du dossier pénal couvertes par le secret de l’instruction, dont une expertise pharmacologique ordonnée dans le cadre de l’instruction pénale et d’autres pièces nécessaires à l’appréciation tant du caractère défectueux du Mediator que de l’état des connaissances scientifiques et techniques durant la période pendant laquelle ce médicament a été prescrit à M. Michel X… ; qu’en énonçant, en l’espèce, pour décider que la société n’aurait pas été privée du droit à un procès équitable, qu’il ne serait pas précisé en quoi les pièces du dossier pénal seraient pertinentes dans le cadre du débat civil et que « le débat portant sur les effets néfastes du Mediator apparaît largement dépassé », cependant que la communication des pièces litigieuses couvertes par le secret de l’instruction était indispensable pour apprécier tant le caractère défectueux du médicament que l’existence d’un risque de développement exonératoire de la responsabilité du fabricant, tous éléments qui, loin d’appartenir à un « débat dépassé », étaient au contraire au cœur du litige dont les juges du fond étaient saisis, la cour d’appel a statué par un motif inopérant et violé l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

Mais attendu que l’article 4 du code de procédure pénale, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007, n’impose à la juridiction civile de surseoir à statuer, en cas de mise en mouvement de l’action publique, que lorsqu’elle est saisie de l’action civile en réparation du dommage causé par l’infraction ; que, dans les autres cas, quelle que soit la nature de l’action civile engagée, et même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil, elle apprécie, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, s’il y a lieu de prononcer un sursis à statuer ;

Et attendu qu’après avoir constaté que l’action introduite devant la juridiction civile par les consorts X… n’était pas fondée sur les infractions pour lesquelles une information était ouverte contre la société des chefs de tromperie, homicides et blessures involontaires, mais sur la responsabilité sans faute de celle-ci au titre de la défectuosité du Mediator, la cour d’appel en a exactement déduit que l’action dont elle était saisie était indépendante de l’action publique ; que c’est sans méconnaître les exigences d’un procès équitable et en l’absence de démarche de la société aux fins que soient versées à la procédure civile les pièces du dossier pénal qu’elle considérait comme nécessaires aux besoins de sa défense, que la cour d’appel a décidé, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, et abstraction faite du motif surabondant critiqué par la seconde branche relatif au débat sur les effets néfastes du Mediator, qu’il n’y avait pas lieu de surseoir à statuer dans l’attente de la décision à intervenir au pénal ; que le moyen ne peut être accueilli ;

Sur le second moyen du même pourvoi :

Attendu que la société fait grief à l’arrêt d’écarter l’exonération de responsabilité qu’elle a invoquée sur le fondement du 4° de l’article 1386-11, devenu l’article 1245-10 du code civil et de la condamner au paiement de différentes sommes aux consorts X… et à la caisse, alors, selon le moyen :

1°/ que le producteur peut s’exonérer de sa responsabilité s’il établit que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ; que l’état des connaissances scientifiques et techniques devant être pris en compte pour apprécier cette cause d’exonération doit être directement relatif au produit incriminé et ne peut être exclusivement celui concernant un produit voisin, quand bien même il y aurait une parenté chimique entre eux ; qu’en effet, l’état des connaissances scientifiques et techniques doit nécessairement intégrer l[es] connaissances des effets secondaires réellement constatés du médicament en cause, et non seulement ceux de médicaments voisins ; qu’en l’espèce, les juges du fond se sont bornés à relever que les connaissances scientifiques et techniques existant en 1997 permettaient d’établir la cardiotoxicité des fenfluramines et de leur métabolite, la norfenfluramine ; qu’ils n’ont pas, en revanche, constaté que l’état des connaissances scientifiques et techniques relatif au benfluorex lui-même permettait à l’époque de parvenir à une conclusion similaire, ce qui leur était impossible puisque la pharmacovigilance du benfluroex étant différente de celle des fenfluramines, elle n’avait conduit à aucun signal comparable de toxicité, jusqu’en 2009 ; qu’en se prononçant ainsi, au regard du seul état des connaissances relatif à des substances ayant certes une parenté chimique et un métabolite commun avec le benfluorex (Mediator) mais restant pourtant bien distinctes de celui-ci, pour en déduire de façon péremptoire qu’« au plus tard en 1997 existaient des données scientifiques concordantes sur les effets nocifs du Mediator » en raison de « l’extrême similitude des propriétés du Mediator avec d’autres médicaments jugés dangereux dès 1997 », la cour d’appel a violé l’article 1386-11 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016 ;

2°/ que la société faisait valoir que le compte rendu de la réunion du CTPV du 17 décembre 1998, constituant la cote D221/ 72 du dossier pénal, pièce couverte par le secret de l’instruction qui ne pouvait être produite, soulignait que si la fenfluramine et le benfluorex avai[en]t tous deux pour métabolite la norfenfluramine, celle-ci ne représentait qu’un taux circulant de 5 % pour le benfluorex contre 30 % pour la fenfluramine, se traduisant par 7 % de norfenfluramine dans les urines pour la fenfluramine contre 2 % pour le benfluorex, ce qui conduisait à la conclusion qu’il était improbable que le benfluorex induise les mêmes effets que la fenfluramine ; qu’en relevant que, selon une étude italienne réalisée en 1999, trois comprimés de Mediator conduisent à produire autant de norfenfluramine que deux comprimés d’Isoméride (fenfluramine), sans répondre aux conclusions de la société qui montraient qu’en tout état de cause, le taux circulant de norfenfluramine était sans commune mesure pour les deux médicaments, la cour d’appel a violé l’article 455 du code de procédure civile ;

3°/ que la société faisait valoir que l’étude IPPHS (International Primitive Pulmonary Hypertension Study) datant de 1995 et concernant exclusivement la classe des médicaments anorexigènes (Isoméride et Pondéral), à l’exclusion du benfluorex, était en outre sans aucune pertinence dans le cas de M. X…, puisque concernant uniquement l’hypertension artérielle pulmonaire et non les valvulopathies ; qu’en se fondant, pour déterminer l’état des connaissances scientifiques et techniques relatif au benfluorex au moment du traitement de M. X…, sur la « démonstration, en 1995, lors de la publication du rapport de l’IGAS, d’une augmentation du risque d’HTAP » liés à la prescription de médicaments anorexigènes, sans répondre aux conclusions de la société qui démontraient que cette étude de 1995, concernant exclusivement les HTAP, était totalement hors de propos s’agissant des valvulopathies, et a fortiori des valvulopathies sous benfluorex, la cour d’appel a violé l’article 455 du code de procédure civile ;

4°/ que la société faisait valoir que l’ensemble des données relatives à la pharmacovigilance propre au benfluorex ne permettait pas de conclure à une possible neurotoxicité de celui-ci avant 2009, dès lors qu’à l’occasion du Comité technique de pharmacovigilance du 22 juin 1999, le rapport italien concluait que « les données disponibles ne permettent pas de conclure sur une possible neurotoxicité ou cardiotoxicité du benfluorex », que le premier cas de valvulopathie, qualifié de douteux, rapporté en pharmacovigilance datait de 1999, que seuls deux cas confirmés avaient été relevés en 2006 et 2008 et que les compte[s] rendus de la Commission nationale de pharmacovigilance des 29 novembre 2005 et 27 mars 2007, comme les publications de l’AFSSAPS du 26 novembre 2009, mentionnaient de façon unanime l’absence de signal significatif de toxicité du Mediator avant la fin de l’année 2009 ; qu’en retenant qu’il était établi « qu’au plus tard en 1997 existaient des données scientifiques concordantes sur les effets nocifs du Mediator », sans répondre à ce moyen déterminant des conclusions de la société, la cour d’appel a derechef violé l’article 455 du code de procédure civile ;

Mais attendu que le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par le défaut de son produit à moins qu’il ne prouve, selon le 4° de l’article 1386-11, devenu 1245-10 du code civil, que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut ; que la date de mise en circulation du produit qui a causé le dommage s’entend, dans le cas de produits fabriqués en série, de la date de commercialisation du lot dont il faisait partie ;

Et attendu qu’après avoir retenu le caractère défectueux du Mediator, l’arrêt décrit, par motifs propres et adoptés, les conditions dans lesquelles ont été révélés les effets nocifs de ce produit en raison, notamment, de sa similitude avec d’autres médicaments qui, ayant une parenté chimique et un métabolite commun, ont été, dès 1997, jugés dangereux, ce qui aurait dû conduire la société à procéder à des investigations sur la réalité du risque signalé, et, à tout le moins, à en informer les médecins et les patients ; qu’il ajoute que la possible implication du Mediator dans le développement de valvulopathies cardiaques, confirmée par le signalement de cas d’hypertensions artérielles pulmonaires et de valvulopathies associées à l’usage du benfluorex, a été mise en évidence par des études internationales et a conduit au retrait du médicament en Suisse en 1998, puis à sa mise sous surveillance dans d’autre[s] pays européens et à son retrait en 2003 en Espagne, puis en Italie ; que, de ces énonciations, desquelles il résulte que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment de la mise en circulation des produits administrés à M. X… entre 2003 et 2009, permettait de déceler l’existence du défaut du Mediator, la cour d’appel, qui n’était pas tenue de suivre les parties dans le détail de leur argumentation, en a exactement déduit que la société n’était pas fondée à invoquer une exonération de responsabilité au titre du dommage subi par M. X… ; que le moyen n’est pas fondé ;

Mais sur le moyen unique du pourvoi principal n° Z 16-24. 719 pris en ses première et deuxième branches :

Vu l’article 1386-1, devenu l’article 1245 du code civil, et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;

Attendu que le droit de la victime à obtenir l’indemnisation de son préjudice corporel ne saurait être réduit en raison d’une prédisposition pathologique lorsque l’affection qui en est issue n’a été provoquée ou révélée que par le fait dommageable ;

Attendu que, pour limiter la réparation des préjudices des consorts X… à hauteur de 50 %, l’arrêt relève, en se fondant sur les constatations des experts, que l’insuffisance mitrale a été découverte en janvier 2009, alors que M. X… ne souffrait auparavant d’aucune pathologie cardiaque, que les troubles présentés par ce dernier sont pour moitié d’origine médicamenteuse toxique et pour moitié imputables à la pré-existence d’une valvulopathie rhumatismale asymptomatique, et que l’absence de dilatation de l’oreillette gauche suggère une aggravation rapide liée au Mediator plutôt qu’à l’évolution naturelle d’une valvulopathie mitrale rhumatismale ; qu’il en déduit que les experts ont objectivé l’existence de lésions plus anciennes d’origine rhumatismale auxquelles ils attribuent pour moitié la survenance de la pathologie mitrale qui n’est pas exclusivement imputable au Mediator ;

Qu’en se déterminant ainsi, sans constater que les effets néfastes de la valvulopathie mitrale s’étaient révélés avant l’exposition au Mediator ou se seraient manifestés de manière certaine indépendamment de la prise de Mediator, la cour d’appel a privé sa décision de base légale ;

Et sur le moyen unique du pourvoi incident n° Z 16-24. 719 :

Vu l’article 624 du code de procédure civile ;

Attendu que la cassation encourue du chef des dispositions de l’arrêt limitant à 50 % l’indemnisation mise à la charge de la société au profit des consorts X… entraîne l’annulation par voie de conséquence du chef de dispositif concernant la condamnation prononcée au profit de la caisse au titre de ses débours ;

PAR CES MOTIFS et sans qu’il y a[it] lieu d’examiner la troisième branche du moyen unique du pourvoi principal n° Z 16-24. 719 :

REJETTE le pourvoi n° E 16-23. 804 ;

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il dit que la société Les Laboratoires Servier est tenue de réparer à hauteur de 50 % les conséquences dommageables des préjudices subis par les consorts X… et les débours de la caisse primaire d’assurance maladie de Seine-et-Marne, l’arrêt rendu le 7 juillet 2016, entre les parties, par la cour d’appel de Versailles ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris ;

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Référence électronique

« Pas de réduction du droit à indemnisation lorsque l’affection est provoquée par le fait dommageable », Actualité juridique du dommage corporel [En ligne], 14 | 2017, mis en ligne le 07 juillet 2020, consulté le 20 avril 2024. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=346

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