Vers une réparation autonome de nouveaux postes de préjudices par ricochet ?

Civ. 1re, 30 juin 2021, no 19-22.787

DOI : 10.35562/ajdc.1521

Index

Mots-clés

accident médical, décès de la victime directe, indemnisation, nomenclature Dintilhac, perte de l’assistance du conjoint décédé, perte de revenus des proches, pertes d’industrie, préjudice d’affection, préjudice sexuel par ricochet, réparation intégrale, solidarité nationale, victime par ricochet

Plan

1° Le préjudice sexuel éprouvé, par ricochet, par l’époux de la victime principale, doit être indemnisé : soit par le biais d’un poste spécifique en cas d’incapacité de la victime directe ; soit par le biais du préjudice d’affection en cas de décès de la victime directe. La Cour de cassation rappelle toutefois que dans le cas d’une indemnisation au titre de la solidarité nationale d’un accident médical non fautif « [...], les préjudices de la victime indirecte éprouvés du vivant de la victime directe n’ouvrent pas droit à réparation ».

2° Le préjudice économique résultant pour le mari de la privation de l’assistance fournie par son épouse après son décès du fait d’un accident médical constitue un préjudice autonome indemnisable au titre de la solidarité nationale.

D’après le doyen Jean Carbonnier, « l’exigence de réparation intégrale présente avant tout une signification d’exhaustivité : chacun des chefs de préjudice qui ont été prouvés doit faire l’objet d’une réparation, et d’une réparation entière » (J. Carbonnier, Droit civil. Les obligations, PUF, Coll. Thémis Droit privé, 22e éd., 2000, p. 476). La réparation accordée à la victime (immédiate ou indirecte) doit donc être égale à l’intégralité du dommage subi, sans jamais conduire : ni à un enrichissement, ni à un appauvrissement.

En l’espèce, à la suite d’une opération cardiaque au cours de laquelle sont survenues différentes complications, la victime a conservé un taux d’incapacité permanente partielle de 90 %. Elle décède quelques années plus tard, après avoir saisi la commission régionale de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux d’une demande d’indemnisation.

Considérant que la victime a subi un accident médical non fautif (à l’origine de son décès) son mari ainsi que ses enfants assignent l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) en indemnisation de leurs préjudices. Sur le fondement de l’article L1142-1 du Code de la santé publique, les juges de première instance condamnent l’ONIAM au versement d’une indemnité, au titre de la solidarité nationale. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt en date du 23 mai 2019, confirme la condamnation. En désaccord, l’ONIAM forme un pourvoi en cassation. La première chambre civile de la Cour de cassation prononce, au nom du principe de réparation intégrale, une cassation partielle de l’arrêt. La Haute juridiction rejette la demande d’indemnisation du préjudice sexuel éprouvé par ricochet (I), mais accorde la réparation d’un préjudice économique résultant pour le mari de la privation de l’assistance fournie par son épouse après son décès (II).

Indemnisation du préjudice sexuel du conjoint de la victime directe

Il convient, tout d’abord, de constater que la cour d’appel de Paris condamne l’ONIAM à indemniser l’époux de la victime principale décédée à hauteur de 5 000 € au titre de son préjudice sexuel. L’ONIAM conteste toutefois la valeur du montant accordé. Elle précise, en outre, que le préjudice sexuel de l’époux de la victime d’un accident médical « ne fait pas partie des préjudices qui ouvrent droit à réparation par la solidarité nationale ». La Cour de cassation rejette alors la demande d’indemnisation de l’époux, et prononce sur ce point la cassation de l’arrêt d’appel.

Elle indique, d’une part, que le préjudice sexuel peut parfaitement « être éprouvé par ricochet par le conjoint de la victime directe qui, à la suite du fait dommageable, subit elle-même un tel préjudice ». En application du principe d’une réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, elle affirme que le préjudice sexuel peut être subi, par répercussion, par le conjoint de la victime directe. En conséquence, les victimes par ricochet peuvent s’en prévaloir. Rappelons pourtant que le préjudice sexuel du conjoint est traditionnellement indemnisé, au sein de la nomenclature Dintilhac, par le biais des préjudices extrapatrimoniaux exceptionnels. Il semble pourtant essentiel, afin de pouvoir faire l’objet d’une évaluation monétaire cohérente et représentative, que ce préjudice soit réparé de manière indépendante. Le préjudice sexuel éprouvé par le conjoint ne doit pas être négligé, ou sous-indemnisé, du seul fait qu’il est vécu de manière réfléchie. Il s’agit d’évaluer le « retentissement » tel que vécu par le conjoint ; de l’impossibilité de s’épanouir sexuellement en tant que couple. À travers cette décision, la Cour de cassation vient rappeler que l’absence de mention expresse d’un préjudice dans la nomenclature Dintilhac n’est pas un motif suffisant permettant de justifier le rejet d’une demande d’indemnisation. Elle confirme donc, à nouveau, le caractère purement indicatif de cet outil à l’égard des magistrats. On ne peut donc qu’espérer y voir la reconnaissance automne d’un préjudice sexuel ressenti par ricochet.

La Haute juridiction ajoute toutefois que : « les conséquences personnelles éprouvées par la victime indirecte, à la suite du décès de son conjoint, telles que la privation de relations sexuelles avec lui, sont indemnisées au titre du préjudice d’affection ». À priori, la Cour de cassation opère donc une distinction : en cas de survie de la victime directe le préjudice sexuel éprouvé par ricochet par son conjoint peut être indemnisé par les juges de manière distincte ; en cas de décès de la victime directe, il doit en revanche être indemnisé au titre du préjudice d’affection. En cela, la solution apparaît discutable. En effet, selon la nomenclature Dintilhac, le préjudice d’affection a pour objet de réparer la douleur morale ressentie par certains proches de la victime directe consécutivement à son décès. En y intégrant la réparation du préjudice sexuel de la victime par ricochet, la Cour de cassation vient ici en dénaturer la portée, et en réduire la clarté. Cela vient également réduire les chances pour les victimes indirectes d’espérer en obtenir une juste indemnisation car cela supposerait une majoration du préjudice d’affection de la part des régleurs pour laquelle nous pouvons légitimement être amenée à douter. La formulation, assez générale, employée par la Cour de cassation, nous laisse supposer qu’elle est peu encline à accorder l’autonomisation de tout éventuel nouveau poste de préjudice extrapatrimonial « post-décès » pour les victimes par ricochet. La doctrine s’accorde pourtant à observer, de façon régulière, que la situation de ces victimes, au sein de la nomenclature Dintilhac, est trop peu considérée (et ne semble pas être davantage valorisée au sein du projet de décret publié en 2014). La ventilation des différents postes de préjudices retenus à leur égard présente actuellement certaines imperfections, et beaucoup d’insuffisances – tant en cas de survie qu’en cas de décès de la victime principale – auxquelles il serait bon de remédier.

La Cour de cassation ajoute enfin, à juste titre, que, bien que la réalité de ce préjudice soit confirmée par les experts (jusqu’au décès de la victime directe), « dans le cas d’une indemnisation au titre de la solidarité nationale [...], les préjudices de la victime indirecte éprouvés du vivant de la victime directe n’ouvrent pas droit à réparation ». L’indemnisation accordée par la cour d’appel à l’époux n’apparaissait donc pas justifiée en vertu de l’article L.1142-1 (II) du Code de la santé publique.

Perte de l’assistance du conjoint décédé

Il convient, ensuite, de constater que la cour d’appel de Paris condamne l’ONIAM à indemniser l’époux de la victime décédée au titre de son préjudice économique résultant de la privation de l’assistance fournie par son épouse dans les actes de la vie quotidienne (notamment des tâches ménagères) qu’il était incapable d’effectuer lui-même. L’ONIAM considère toutefois que le besoin d’être assisté ne s’analyse pas en une perte de revenus de la victime indirecte (au sens de la nomenclature Dintilhac), et qu’il s’agit d’une conséquence indirecte du décès de la victime directe liée exclusivement à l’état de santé et/ou l’âge de la victime indirecte. L’ONIAM fait donc valoir que la perte de cette assistance ne peut être indemnisée par la solidarité nationale.

La Cour de cassation ne fait pas droit à ce raisonnement. Elle indique que « qu’avant la survenue de l’accident médical, [la victime directe] assistait quotidiennement son époux pour les tâches ménagères, lequel n’était pas en mesure de les assumer, ce que ne contestait pas l’ONIAM, c’est à bon droit que la cour d’appel en a déduit que la perte de cette assistance, consécutive au décès de celle-ci, constituait un préjudice économique indemnisable au titre de la solidarité nationale et a alloué, pour l’avenir, à [l’époux de la victime directe] une rente trimestrielle viagère, après avoir fixé à une heure par jour l’assistance que lui procurait son épouse ». En conséquence, la perte de l’assistance quotidienne que la victime principale apportait à son conjoint avant son décès constitue, selon la Haute juridiction, un préjudice économique autonome indemnisable (V. Civ. 2e, 27 janvier 1993, no 92-80.783).

Il arrive fréquemment que les victimes par ricochet soient obligées d’exposer certains frais afin de rémunérer un tiers pour qu’il accomplisse différentes tâches effectuées jusqu’alors par le conjoint décédé. Ceux-ci sont inclus par la nomenclature Dintilhac au sein du calcul des pertes de revenus des proches. Cependant, il s’agit plutôt d’une charge financière supplémentaire qui viendrait s’ajouter au foyer consécutivement à la disparition des services en nature rendus par la victime principale avant son décès. La méthode de calcul employée n’est donc pas la même (en ce sens : Civ. 2e, 7 avril 2011, no 10-15.918) et mérite une attention particulière.

Par soucis de cohérence indemnitaire, il semblerait plus pertinent de rompre avec la globalisation envisagée au sein de la nomenclature Dintilhac. Il serait, selon nous, plus adapté que ces dépenses d’assistances puissent faire l’objet d’une indemnisation à part entière. Ainsi que l’expliquent certains auteurs, il est important qu’une évaluation précise et adaptée soit effectuée « pour chiffrer le préjudice économique permettant de compenser la perte d’industrie du défunt dont les services familiaux peuvent parfois représenter une valeur non négligeable » (M. Le Roy, J-D. Le Roy, et F. Bibal, L’évaluation du préjudice corporel, LexisNexis, Coll. Droit&professionnels, 21e éd., 2018). À ce titre, l’utilisation de la notion de « pertes d’industrie », d’ores et déjà employée par la Haute juridiction en 2011 (en ce sens : Civ. 2e, 7 avril 2011, no 10-15.918) nous paraît pertinente. On remarquera toutefois que le projet de décret présenté en 2014 par la chancellerie n’en fait pas mention, et maintien – à regret – cette globalisation.

En conclusion : La réparation accordée par la Cour de cassation aux victimes par ricochet apparaît finalement plutôt mitigée au sein de sa solution : en cas d’accident médical non fautif l’ONIAM peut être amenée à indemniser le conjoint du préjudice économique résultant de la privation de l’assistance fournie par son épouse après son décès, mais pas du préjudice sexuel qu’il subit par ricochet.

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Citer cet article

Référence électronique

Émeline Augier-Francia, « Vers une réparation autonome de nouveaux postes de préjudices par ricochet ? », Actualité juridique du dommage corporel [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 13 décembre 2021, consulté le 03 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=1521

Auteur

Émeline Augier-Francia

Université Jean Moulin Lyon 3, Équipe de recherche Louis Josserand, EA 3707, F-69007, Lyon, France

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