La victime a subi une coronarographie en juillet 2012, réalisée par un praticien exerçant au titre de son activité indépendante. Se plaignant de paresthésies dans le bras droit, la victime est soumise, peu de temps après, à de nouveaux examens. Ceux-ci révèlent la présence de plusieurs corps étrangers métalliques, identifiés comme des parties du guide d’introduction utilisé lors de la réalisation de la coronarographie. Après expertise, la victime assigne le praticien et son assureur en responsabilité. La cour d’appel de Chambéry les condamne in solidum (le 23 mai 2019) à payer à la victime la somme de 10 000 € au titre de dommages-intérêts pour son préjudice d’agrément, la somme de 67 650 au titre de son déficit fonctionnel permanent, et la somme de 20 000 € en réparation de son préjudice permanent exceptionnel. Contestants l’appréciation indemnitaire des juges, ils forment un pourvoi en cassation. La première chambre civile de la Cour de cassation, le 20 octobre 2021, rejette l’intégralité des moyens qui lui sont présentés.
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Le préjudice permanent exceptionnel (PPE) permet d’indemniser les situations dans lesquelles « il existe des préjudices atypiques » liés à une spécificité tenant, soit au handicap permanent dont reste atteinte la victime, soit aux circonstances ou à la nature de l’accident à l’origine du dommage. Le rapport issu de la commission Dintilhac donne en ce sens deux exemples très singuliers (V. sur ce point, Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, Groupe de travail dirigé par Jean-Pierre Dintilhac, 2005, p. 41).
Originellement, l’appréciation de chef de préjudice se voulait ample. Il doit permettre la réparation de souffrances non expressément visées par la nomenclature « Dintilhac ». Ce préjudice extrapatrimonial détient donc une résonance particulière puisqu’il a été envisagé par les auteurs de cet outil comme une garantie contre la fixité. En pratique, deux observations peuvent néanmoins être formulées. Premièrement, on peut remarquer que les cours d’appel retiennent régulièrement ce poste de préjudice afin de souligner le caractère « inhabituel » des douleurs ressenties par la victime (pour des exemples récents : CA Lyon, 23 février 2021, no 19/08376 ; CA Aix-en-Provence, 4 mars 2021, no 19/18160 ; CA Caen, 18 novembre 2021, no 10/03040). Deuxièmement, on constate que la Cour de cassation l’apprécie avec une extrême rigueur. Effectivement, lorsque la Haute autorité est amenée à en opérer un contrôle, elle conclut quasi systématiquement à son rejet (pour quelques exceptions – non exhaustifs : Civ. 1re, 28 juin 2012, no 11-19265 ; Civ. 2e, 16 janvier 2014, no 13-10566 ; Civ. 2e, 11 septembre 2014, no 13-10691 ; Crim., 5 mai 2015, no 14-82002 ; Civ. 2e, 2 mars 2017, no 15-27523 ; Civ. 2e, 13 décembre 2018, no 17-28716 ; no 18-10276 ; Civ. 2e, 16 janvier 2020, no 19-10162 ; etc.). La Cour de cassation est venue restreindre considérablement la portée de ce préjudice, en l’indemnisant de manière purement extraordinaire. Tant et si bien qu’il a fini par devenir presque introuvable dans sa jurisprudence. Ainsi que l’expriment certains auteurs, le préjudice permanent exceptionnel est, sans nul doute, condamné à demeurer « l’arlésienne de la réparation du dommage corporel » (Bacache M., Guegan A., et Porchy-Simon S., « Dommage corporel. Octobre 2016-septembre 2017 », D. 2017, no 38, p. 2224). Pourtant, il semble qu’un certain nombre de situations étrangères à la classification de la nomenclature « Dintilhac » puissent éventuellement être envisagées par le biais de ce poste. On pense, par exemple, au préjudice d’institutionnalisation (Wantuch A., Gaz Pal 2014, no 56), au préjudice de dépersonnalisation (Guillermou E., Gaz Pal 2014, no 56), au préjudice religieux (Bibal F. et Solveig F., Gaz Pal 2014, no 56 ; Hilger G., Gaz Pal 2017, no 32, p. 23), au préjudice exceptionnel d’acte intrafamilial (Tapinos D. et Fraisse S., Gaz Pal 2014, no 56), ou encore au préjudice d’avilissement (Perini Mirski M., Gaz Pal 2015, no 181, p. 34). Cependant, la Cour de cassation s’y refuse mécaniquement.
Cet arrêt vient donc trancher, de manière significative, avec ceux habituellement rendus par la seconde chambre civile : « Dès lors que le préjudice dont elle a constaté l’existence et qu’elle a entendu indemniser au titre du préjudice permanent exceptionnel ne l’avait pas été au titre du déficit fonctionnel permanent, la cour d’appel n’a pas méconnu le principe d’une réparation intégrale. » La réparation du préjudice permanent exceptionnel n’est donc pas illusoire ! Les juges indemnisent, à titre autonome, « l’angoisse subie par [la victime] en raison de la présence de fragments de guide dans son corps et au risque d’évolution permanent de son état de santé qui en résulterait ». En effet, cette décision se base sur les travaux de l’expert judiciaire qui identifie :
« L’existence d’un préjudice exceptionnel en raison de la présence de fragments de guide dans le corps de la victime et du risque d’évolution permanent de son état de santé. […] Ces éléments provoquent une angoisse chez [la victime] laquelle a été renforcée à deux reprises lors de thrombose de l’artère humérale et la dissection de la carotide primitive droite. »
À ce titre, on regrette que cet arrêt inédit n’ait pas fait l’objet d’une publication car il apparait bel et bien remarquable (obs. Renelier A., « Indemnisation d’un préjudice permanent exceptionnel distinct du DFP », Gaz Pal. 2022, no 5, p. 61). Cette solution est le gage que la Cour de cassation peut, parfois, accéder à la requête des victimes, et agréer la réparation d’un PPE.
La Haute juridiction veille toutefois à en rappeler la condition sine qua non : pour pouvoir être indemnisé, ce préjudice doit être caractérisé indépendamment du déficit fonctionnel permanent (DFP) et des souffrances endurées (SE), de la victime directe. La Haute juridiction ne fait ici que rappeler le caractère strictement résiduel de ce préjudice qui aura toujours vocation à être invoqué que si aucune autre catégorie de la nomenclature Dintilhac n’est apte à indemniser la victime. Cela évince tout risque de surévaluation et ne fait que répondre au principe de réparation intégrale.
En conclusion, la rareté de ce poste de préjudice ne doit pas en exclure l’espoir de réparation, même si celle-ci doit malgré tout être circonstanciée, donc demeurer « exceptionnelle ».
Décision attaquée : Cour d’appel de Chambéry, 2e ch. 23 mai 2019, no 18/00220.