Décision attaquée : Cour d’appel de Colmar du 13 mai 2022.
Depuis deux arrêts de la chambre mixte de la Cour de cassation du 25 mars 2022 (pourvois no 20-17.072 et no 20-15.624), le débat sur l’autonomisation du poste de préjudice relatif à l’angoisse de mort imminente n’est plus.
Toutefois, si le principe de cette autonomie est posé, la réalité recouverte par la notion « d’angoisse de mort imminente » laisse encore place à l’interprétation.
Par un arrêt en date du 4 avril 2023, la chambre criminelle de la Cour de cassation vient préciser les éléments factuels qui pourraient être pris en compte aux fins d’établir l’existence d’un tel préjudice.
I. Des souffrances endurées au préjudice d’angoisse de mort imminente, histoire d’une épopée
Petit frère du pretium doloris, la nomenclature Dintilhac prévoit au titre de ses postes de préjudices pré-consolidation celui des souffrances endurées par la victime directe. Ce poste est défini comme tel :
« Il s’agit de toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que des troubles associés, que doit endurer la victime durant la maladie traumatique, c’est-à-dire du jour de l’accident à celui de sa consolidation. En effet, à compter de la consolidation, les souffrances endurées vont relever du déficit fonctionnel permanent et seront donc indemnisées à ce titre. »
La définition se voulait large et tenait compte des souffrances tant physiques que psychologiques, permettant ainsi la prise en compte des ressentis en tout genre de la victime. Toutefois, si sur le papier la définition de ce poste paraissait adaptée, sa largesse a fini par entraîner les effets inverses. Du fait des difficultés à cerner ce qui pouvait entrer en compte dans la définition de ce poste, les experts se sont montrés de plus en plus frileux à tenir compte des souffrances psychologiques des victimes. D’autant qu’il convient de souligner que les atteintes non-visibles à l’œil nu souffrent toujours d’une remise en cause, et d’un manque de crédibilité.
Aussi, les praticiens du droit avaient déjà constaté l’absence ou à la minimisation de la reconnaissance des souffrances psychiques des victimes par les experts faute d’une nomenclature suffisamment explicite, impactant ainsi directement les indemnisations perçues et créant de la frustration et de l’incompréhension chez les victimes. Autant de raisons qui ont poussé les praticiens défenseurs des victimes à continuer à mettre en avant les évènements psychologiques traumatiques subis afin de tenter de les autonomiser des souffrances purement corporelles. La reconnaissance accrue de la souffrance des victimes et l’évaluation des traumatismes subis par ces dernières ont amené progressivement la pratique à s’intéresser à de nouveaux postes de préjudice.
C’est dans ce contexte qu’est né progressivement le préjudice d’angoisse de mort imminente (aussi dénommé AMI), préjudice lié à la prise de conscience par la victime d’une mort imminente, voire inéluctable, engendrée par le fait dommageable.
Les suites traumatiques des attentats de novembre 2015 ont permis de mettre en lumière l’obsolescence de la nomenclature Dintilhac quant à la prise en compte des souffrances psychiques de la victime directe, et ont contraint les juridictions à admettre l’existence de séquelles psychologiques telles chez les victimes de ces faits qu’elles ne pouvaient être mêlées à celles physiques au sein des souffrances endurées. Aussi devaient-elles donner lieu à une autonomisation pour une reconnaissance plus forte, et symbolique, à l’égard des victimes.
Admise rapidement par la chambre criminelle, la reconnaissance d’un préjudice d’angoisse de mort imminente s’est toutefois heurtée à la rigueur procédurale de la deuxième chambre civile qui a toujours retenu que l’AMI s’inscrivait dans le même poste de préjudice que les souffrances endurées, faisant ainsi encourir à toutes les décisions contraires une funeste cassation pour double indemnisation.
Outre l’insécurité juridique induite par ce type de désaccord entre les chambres d’une même juridiction, l’égalité devant la loi au profit des victimes s’en retrouvait mise à mal. Si la victime voyait son pourvoi adressé à la chambre criminelle, elle avait une chance d’obtenir une indemnisation complémentaire au titre du préjudice d’angoisse de mort imminente, alors même que la même affaire présentée devant la deuxième chambre civile aurait trouvé une solution moins favorable.
Le débat devait, toutefois, trouver fin par une décision de la chambre mixte de la Cour de cassation rendue le 25 mars 2022 (no 20-15.624) qui concluait ainsi que : « C’est, dès lors, sans indemniser deux fois le même préjudice que la cour d’appel, tenue d’assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime, a réparé, d’une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente. » La mésentente trouvait enfin un terme, souffrances endurées et préjudice d’angoisse imminente devaient dès lors être retenus distinctement l’un de l’autre.
Toutefois, la Cour de cassation précisait bien à cette occasion que la distinction du préjudice de l’AMI de celui des souffrances endurées ne trouvait lieu que si le demandeur parvenait à « démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès ». La porte était alors laissée grande ouverte à l’interprétation de ce que pouvait constituer un état de conscience et la pratique s’est interrogée sur les éléments factuels pouvant être pris en compte pour démontrer ledit état de conscience.
L’arrêt soumis à notre commentaire s’inscrit dans cette lignée de jurisprudence que le praticien regardera avec intérêt afin de pouvoir déterminer les éléments de fait à mettre en avant afin de faire pencher la balance vers une reconnaissance de cet état de conscience d’une mort imminente par la victime.
II. Mais avant tout, l’arrêt et rien que l’arrêt
Le 21 octobre 2016 avait lieu un accident de la circulation au cours duquel la victime devait être transportée à l’hôpital en état d’arrêt cardiorespiratoire pour finalement, y décéder. La conductrice était poursuivie devant la juridiction pénale pour homicide et blessures involontaires. Le volet indemnitaire devait faire l’objet d’un renvoi devant la juridiction pénale spécialement composée pour statuer sur les intérêts civils. Les ayants droit de la défunte ont, fort logiquement, sollicité indemnisation de leurs préjudices. S’il en ressort que ces derniers ont individuellement été indemnisés d’un préjudice moral et, ensemble, des souffrances endurées en leurs qualités d’héritiers de la défunte, ils se voyaient déboutés de leur demande au titre du préjudice d’angoisse de mort imminente. Ces derniers ont donc interjeté appel. Par un arrêt du 13 mai 2022, la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Colmar, statuant elle-même sur intérêts civils, devait confirmer la décision en tous ses termes.
Toujours insatisfaits du résultat obtenu, les ayants droit ont donc formé un pourvoi en cassation à l’encontre de la décision rendue. En effet, ces derniers considéraient qu’au titre du principe de la réparation intégrale, il existait un « préjudice lié à l’angoisse chez la victime d’une mort imminente que celle-ci transmet à son décès à ses ayants droit ». Ils précisaient ainsi que « le préjudice moral de mort imminente consiste pour la victime décédée à avoir eu conscience, entre la survenance de l’accident et sa mort, de la gravité de son état séquellaire et du caractère inéluctable de sa propre fin ». Cette définition trouve en effet écho à celle retenue par la chambre mixte dans son arrêt du 25 mars 2022 (no 20-15.624) : « [L’arrêt] précise que, pour caractériser l’existence d’un préjudice distinct “d’angoisse de mort imminente”, il est nécessaire de démontrer l’état de conscience de la victime en se fondant sur les circonstances de son décès. » Toutefois, cette décision ne devait pas apporter plus d’éléments sur la définition de ce que constitue « l’état de conscience » et semblait implicitement laisser la main aux juges du fond quant à l’interprétation souveraine des éléments pouvant amener à retenir l’existence ou l’absence de conscience eu égard aux circonstances du décès. C’est donc dans cette perspective que les ayants droit de l’arrêt du 4 avril 2023 devaient longuement défendre que la victime eût ressenti de la souffrance due aux différentes blessures subies, et que l’état de conscience de la victime s’était, notamment, traduit par des gémissements de douleurs. Les demandeurs au pourvoi en tiraient alors la conséquence que la victime avait « nécessairement conscience de sa situation et du fait que sa mort était imminente ». Selon les prétentions des demandeurs, la cour d’appel n’avait pas retenu cet état de conscience en raison de l’arrêt cardiorespiratoire opéré par la victime. Ces derniers viennent alors expliquer que l’état de conscience de la victime était antérieur à cet arrêt cardiorespiratoire et que dès lors, les souffrances étaient bien réelles et conscientes pour la victime. Cette précision dans la défense choisie par les demandeurs au pourvoi s’explique en raison de la limitation de la reconnaissance du préjudice de l’AMI au bénéfice des personnes tombées dans le coma. En effet, il est nécessaire que la victime ait été consciente entre l’accident et son décès. C’est ainsi que par un arrêt du 25 juin 2019 (no 18-82.655), la chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté la réparation d’un quelconque préjudice d’angoisse de mort imminente pour une victime dans un état comateux. La Cour de cassation avait considéré qu’il n’était pas établi que la victime disposait d’un état de conscience suffisant pour envisager sa fin de vie. Dans l’espèce qui nous intéresse, les demandeurs au pourvoi souhaitaient donc que la période postérieure à l’arrêt cardiorespiratoire soit exclue de la prise en compte de l’angoisse de mort imminente au profit de la simple période issue des suites immédiates de l’accident jusqu’à l’arrêt. Cet angle d’attaque est en effet logique, en arrêt cardiorespiratoire, la victime n’aurait pu avoir conscience de son décès imminent, ses fonctions neurologiques n’étant plus actives durant ce laps de temps.
Toutefois, la Cour de cassation n’adhère pas au raisonnement et rejette le pourvoi en retenant l’absence d’état de conscience de la victime. Reprenant à son compte les motifs de fait relevés par la cour d’appel de Colmar, la chambre criminelle retient que l’arrêt cardiorespiratoire est intervenu très rapidement dans les suites de l’accident, que la victime ne bougeait plus du tout et n’avait réagi pour gémir que parce qu’un témoin lui avait tapé la joue, que les râles et gémissements pouvaient s’expliquer par les multiples lésions constatées et non spécifiquement par une peur de la mort et qu’enfin, il était impossible d’affirmer que les facultés intellectuelles de la victime lui permettaient d’analyser et de comprendre la situation dans laquelle elle se trouvait et d’avoir conscience du caractère inéluctable de son décès. La chambre criminelle conclut ainsi clairement qu’« en l’absence de toute manifestation de lucidité et d’indice laissant penser que la victime se rendait compte de la gravité de son état », la conscience de la mort imminente ne résulte pas des éléments concordants du dossier, avant de rappeler à nouveau que « le préjudice d’angoisse de mort imminente ne peut exister que si la victime est consciente de son état ». Aussi, et à la lecture de la décision de la Cour de cassation, si la position est constante, les éléments pris indépendamment nous éclairent quelque peu sur les faits que les juges du fond retiendront dans l’analyse qu’ils devront opérer pour établir la présence ou l’absence d’un état de conscience de la victime.
III. L’esquisse d’une réunion d’éléments permettant de démontrer l’angoisse de la mort
Il est à souligner l’absence de publication au bulletin de cet arrêt. Aussi, la doctrine veut que le caractère inédit d’une décision soit l’indication que la Cour de cassation n’entend pas donner une portée conséquente à la décision rendue. À noter que ce choix est souvent motivé soit par des éléments factuels qui mènent à une décision qui pourrait déroger au positionnement habituel de la Cour, soit car la décision rendue constitue un simple rappel de sa jurisprudence constante en la matière. Les deux explications semblent ici plausibles. En effet, depuis près de trois années, et cela de façon régulière, la plume de la haute juridiction court pour rédiger des décisions relatives au préjudice d’AMI, un énième arrêt publié semblerait donc superflu. Mais dans le même sens, si les modifications de rédaction des arrêts de la Cour de cassation ne nous permettent plus de retrouver les si doux mots « par motifs propres et adoptés » ou encore « a pu souverainement apprécier », l’idée est toujours là : les juges du fond sont maîtres des éléments de faits à retenir pour apprécier l’état de conscience. Dès lors, l’arrêt ne peut être que très factuel et spécifique au cas d’espèce, ne justifiant dès lors pas d’une aura particulièrement nécessaire.
Toutefois, cet arrêt présentera un intérêt pour les praticiens et constitue l’occasion d’attirer l’attention sur un champ lexical intéressant en matière probatoire. C’est ainsi que sont retrouvés les termes : « facultés intellectuelles », « analyser », « comprendre », « conscience », « lucidité », « se rendait compte ». Tout autant de termes qui permettent de comprendre qu’il revenait aux ayants droit de démontrer que la victime avait conscience d’une mort imminente. Les premières décisions rendues laissaient d’ailleurs le lecteur sur sa faim car l’expression « mort imminente » pourrait dans un premier abord laisser à penser que le décès doit être le résultat impératif pour que ce préjudice soit reconnu sans vraiment l’expliciter. L’arrêt rendu par la chambre mixte du 25 mars 2022 abonde d’ailleurs en ce sens puisqu’il est explicitement indiqué « que le préjudice d’angoisse de mort imminente ne peut exister, d’une part, qu’entre la survenance de l’accident et le décès ». Paradoxalement, il sera relevé que la défense de la reconnaissance de ce préjudice a majoritairement été portée par des victimes ayant finalement réchappé à la mort et ayant vécu cette peur comme un traumatisme psychique important.
L’arrêt révèle également que la temporalité a un rôle déterminant à jouer. Plus le décès intervient rapidement après le dommage, moins la conscience semble retenue par la juridiction. En effet, une période de survie trop brève prive la victime d’une conscience de l’imminence de sa propre mort. En l’espèce, la Cour de cassation n’a pas suivi le raisonnement des demandeurs au pourvoi car elle a noté que plusieurs arrêts cardiaques avaient eu lieu. Ainsi, le premier semble être intervenu entre 1 h 40, heure de l’accident et 2 h 03, heure du premier arrêt constaté avec une reprise d’activité cardiaque 37 minutes plus tard. La chambre criminelle souligne alors que la tension était imprenable, empêchant d’évaluer le degré de conscience de la victime qui pouvait tout aussi bien être dans le coma avant qu’un nouvel arrêt cardiaque survienne à 6 heures du matin.
En filigrane, pour la Cour de cassation, l’état de conscience pouvait exister entre 1 h 40 et 2 h 03 du matin. Toutefois, la chambre criminelle vient compléter son propos en abordant pour la première fois la question des facultés intellectuelles de la victime. Si les ayants droit soutenaient que la victime avait présenté un état de conscience en émettant des râles et des gémissements, la Cour de cassation pose une exigence supplémentaire et plus restrictive. Ainsi, la victime ne doit pas juste présenter une réactivité à la souffrance pour justifier d’un état de conscience, elle doit également avoir les facultés intellectuelles suffisamment réactives pour lui donner la capacité d’analyser et de se rendre compte de sa mort imminente et inéluctable. Nous pourrions ainsi dire que la Cour de cassation exige que la victime soit en capacité d’angoisser pour sa propre survie. En l’espèce, la chambre criminelle a estimé que la réaction de la victime par le biais de gémissements et de râles ne constituait finalement qu’une forme de réponse à une stimulation purement physique de douleurs et non à une plainte consciente d’une crainte de mourir.
L’analyse sévère de la Cour pourrait être sujette à critique tant le conditionnel est omniprésent dans la rédaction (pour exemple, « laissant penser que ») mais également car l’analyse du déroulement des faits ne repose finalement que sur les témoignages des personnes présentes.
En conséquence, praticiens, vous voilà prévenus, si le préjudice d’angoisse de mort imminente connaît aujourd’hui son autonomie, sa démonstration et sa reconnaissance n’en sont pas pour autant facilitées.