BACALy

Articulation entre l’action en réduction ou en nullité et la protection judiciaire des majeurs

Guillaume Millerioux


1Dans deux arrêts du 29 octobre et du 14 novembre 2019, la cour d’appel de Lyon rappelle utilement deux choses. Premièrement, l’ouverture d’une mesure de protection met fin, en principe, à la suspension du délai de prescription de l’action en nullité pour insanité d’esprit. Deuxièmement, si l’action en réduction ou en nullité de l’article 464 du Code civil ainsi que l’action en nullité pour insanité d’esprit de l’article 414-1 du même Code ne sont pas exclusives l’une de l’autre, leur réussite, au fond, se joue sur le terrain probatoire.

2Dans la première affaire, un homme achète, d’abord par acte sous seing privé en 2006, puis par acte notarié le 2 mars 2007, une parcelle de terrain sur laquelle est construit un cabanon/chalet. Ce même 2 mars, l’homme souscrit un prêt auprès d’une banque pour financer l’achat du terrain. Depuis février 2008, l’acheteur est placé sous curatelle renforcée (renouvelée en 2013 pour une durée de soixante mois). Le 1er décembre 2014, l’homme, avec l’assistance de son curateur, assigne le vendeur et la banque en nullité de la vente et du prêt pour insanité d’esprit. Le 5 mars 2018, le tribunal de grande instance de Lyon déclare l’action prescrite. Le curatélaire, assisté de son curateur, interjette appel mais le jugement est confirmé.

3L’ancien article 1304 du Code civil, applicable au litige, disposait que le délai de prescription d’une action en nullité est de cinq ans (à compter de la conclusion de l’acte) et qu’il ne court, « à l’égard des actes faits par un majeur protégé, que du jour où il en a eu connaissance, alors qu'il était en situation de les refaire valablement ». La règle, aujourd’hui, est identique mais elle a été éclatée dans les articles 2224 (pour la durée du délai de prescription) et 1152 (pour sa suspension). Tandis que l’atteinte entrainée par une mesure de protection dans l’exercice des droits du majeur est le plus souvent soulignée, la cour rappelle qu’une telle mesure peut également prodiguer l’assistance ou la représentation dont il pourrait avoir besoin pour les exercer. En cela, la curatelle, et dans une moindre mesure la tutelle, permettent au majeur protégé d’exercer ses droits malgré l’altération de ses facultés personnelles. En conséquence, l’ouverture d’une curatelle met fin à l’impossibilité d’agir et donc, en principe, à la suspension du délai de prescription « sauf à priver [la curatelle] de toute substance ». En l’espèce, ce sont surtout les manquements de l’UDAF, agissant en qualité de curateur, qui n’a pas réalisé l’inventaire des biens du curatélaire, ni estimé la valeur de la parcelle, et qui n’a pas agi alors qu’elle le pouvait, qui ont empêché l’action d’aboutir. Reste alors la possibilité pour le majeur d’engager la responsabilité du protecteur afin d’obtenir la réparation du préjudice subi.

4Dans la seconde affaire, une femme contracte successivement trois prêts, l’un en 2013 et deux en 2014, puis est placée sous curatelle renforcée en 2015. À la suite d’impayés au titre d’un des prêts, la banque obtient une ordonnance d’injonction de payer. La curatélaire, assistée de sa curatrice, forme opposition à l’encontre de l’ordonnance et demande la réduction, sur le fondement de l’article 464 du Code civil, ou l’annulation, sur le fondement de l’article 414-1 du Code civil, des deux autres prêts. Le 24 mai 2018, le tribunal d’instance de Lyon rejette l’opposition et la demande d’annulation/réduction. La curatélaire, assistée de sa curatrice, interjette appel. La cour d’appel déclare l’ordonnance d’injonction de payer caduque mais déboute l’appelante de son action en réduction et en annulation des deux prêts.

5En premier lieu, la caducité de l’ordonnance est justifiée en ce que celle-ci a été signifiée au majeur protégé et non à la curatrice dans les six mois à compter de son prononcé (délai posé à l’article 1416 du Code de procédure civile). Comme l’ordonnance a été signifiée au seul majeur en curatelle, en violation de l’alinéa 3 de l’article 467 du Code civil, et que cette irrégularité de fond n’a pas été régularisée dans les six mois, l’ordonnance est devenue caduque, peu important que la curatrice soit intervenue volontairement en appel (v. déjà : Cass. civ. 1re, 23 févr. 2011, n° 09-13867, JurisData n° 2011-002180).

6En second lieu, sur la remise en cause des deux autres prêts contractés moins de deux ans avant l’ouverture de la curatelle renforcée, deux fondements sont invoqués simultanément par la curatélaire : l’article 464, alinéa 1er, d’abord, qui permet la réduction des actes conclus dans les deux ans à compter de la publicité du jugement d’ouverture de la mesure de protection (i. e. la « période suspecte »), à condition de démontrer que « l’inaptitude [du majeur protégé] à défendre ses intérêts, par suite d’une altération de ses facultés personnelles, était notoire ou connue du cocontractant à l’époque où les actes ont été passés » ; l’article 414-1, ensuite, consacrant l’action en annulation de droit commun des actes juridiques pour insanité d’esprit et subordonnée à la preuve de l’insanité d’esprit du majeur au moment de l’acte. Même si l’action en réduction de l’article 464, alinéa 1er (tout comme l’action en annulation de l’alinéa 2), constitue une lex specialis, rattachée au régime de la protection des majeurs, elle n’empêche pas l’invocation de l’article 414-1. Elle la complète en offrant une option plus avantageuse lorsqu’il ne peut être démontré, sur le terrain de l’article 414-1, l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte ou un état habituel d’insanité d’esprit à l’époque de l’acte (sur ce dernier point, v. not : Cass. civ. 1re, 5 mars 2014, n° 13-14093, JurisData n° 2014-003809 : le cas échéant, il en résulte une présomption simple d’insanité d’esprit que le majeur peut renverser s’il démontre qu’il a conclu l’acte pendant un intervalle de lucidité). En effet, l’action en réduction de l’article 464, alinéa 1er, allège l’objet de la preuve en raison de l’ouverture d’une mesure de protection : parce que l’altération des facultés personnelles ayant justifié l’ouverture d’une mesure de protection aujourd’hui (article 425 du Code civil) existait sans doute hier, il suffit de démontrer que l’altération des facultés personnelles du majeur existait « à l’époque de » l’acte et était « connue ou notoire du cocontractant ». En l’espèce, les deux actions n’ont pas abouti faute d’avoir réussi à prouver, pour l’action en réduction, la notoriété des troubles mentaux par le cocontractant, et pour l’action en nullité, l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte. Le raisonnement de la cour d’appel sur le rejet de l’action en nullité montre toute la difficulté rencontrée, en l’occurrence par le majeur lui-même, pour obtenir la nullité de ses engagements. Alors qu’un certificat médical datant de 2011, complété par d’autres certificats de 2013 et 2014, démontrent que la majeure en curatelle « est atteinte de troubles psychiques (tendance morbide, angoisses, idées suicidaires avec passages à l'acte) l'ayant conduite à des achats compulsifs », cela ne suffit pas à caractériser un « état habituel » d’insanité d’esprit à l’époque de l’acte car d’autres certificats médicaux, établis antérieurement et postérieurs aux deux prêts contestés, « ne permettent pas de relever l'existence d'une rechute des troubles mentaux de Mme R. précisément au moment de leurs signatures ». En réalité, cet élément importe peu car la « malice » de la majeure protégée a trahi sa lucidité lors de la conclusion de l’un des deux actes : elle a falsifié la signature de son mari et a annexé une copie de sa carte d’identité, « circonstances attestant, [selon la cour d’appel], d'une certaine maîtrise et lucidité quant à la portée de son engagement ».

Arrêts commentés :
CA Lyon, 1re chambre civile B., 29 octobre 2019, n° 18/01921
CA Lyon, 6e chambre, 14 novembre 2019, n° 18/05851



Citer ce document


Guillaume Millerioux, «Articulation entre l’action en réduction ou en nullité et la protection judiciaire des majeurs», BACALy [En ligne], n°14, Publié le : 01/01/2020,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=2325.

Auteur


À propos de l'auteur Guillaume Millerioux

Doctorant et A.T.E.R., Centre de droit de la famille, équipe de recherche Louis Josserand, université Jean Moulin Lyon 3


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