Précision jurisprudentielle quant à l’appréciation indemnitaire du préjudice d’agrément de la victime directe

Civ. 1re, 20 octobre 2021, no 19-23.229

DOI : 10.35562/ajdc.1565

Abstract

Le préjudice d’agrément peut être caractérisé même s’il est démontré que la pratique de l’activité était déjà limitée antérieurement à la survenance de l’accident.

La victime a subi une coronarographie en juillet 2012, réalisée par un praticien exerçant au titre de son activité indépendante. Se plaignant de paresthésies dans le bras droit, la victime est soumise, peu de temps après, à de nouveaux examens. Ceux-ci révèlent la présence de plusieurs corps étrangers métalliques, identifiés comme des parties du guide d’introduction utilisé lors de la réalisation de la coronarographie. Après expertise, la victime assigne le praticien et son assureur en responsabilité. La cour d’appel de Chambéry les condamne in solidum (le 23 mai 2019) à payer à la victime la somme de 10 000 € au titre de dommages-intérêts pour son préjudice d’agrément, la somme de 67 650 au titre de son déficit fonctionnel permanent, et la somme de 20 000 € en réparation de son préjudice permanent exceptionnel. Contestants l’appréciation indemnitaire des juges, ils forment un pourvoi en cassation. La première chambre civile de la Cour de cassation, le 20 octobre 2021, rejette l’intégralité des moyens qui lui sont présentés.

***

Le préjudice d’agrément n’a pas toujours fait l’objet d’une identification précise. L’appréciation de la Cour de cassation semble avoir été fluctuante sur la question, privilégiant tantôt une vision extensive, tantôt une vision restrictive de ce poste. Suivant la classification opérée par la nomenclature Dintilhac, le préjudice d’agrément doit réparer « l’impossibilité de pratiquer régulièrement une activité spécifique sportive ou de loisirs » (V. sur ce point, Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, Groupe de travail dirigé par Jean-Pierre Dintilhac, 2005, p. 39). En revanche, il ne répare pas les « troubles dans les conditions d’existence » ressentis par la victime directe, qui font l’objet d’une indemnisation autonome au titre du déficit fonctionnel (Civ. 2e, 28 mai 2009, no 08-16829). Cette conception étroite du préjudice d’agrément se retrouve désormais de façon constante dans la jurisprudence (exemples non exhaustifs : Civ. 2e, 11 février 2016, no 15-12155 ; Civ. 2e, 26 mai 2016, no 15-18591 ; Civ. 2e, 9 février 2017, no 16-11219 ; Civ. 2e, 19 décembre 2019, no 18-25114 ; etc.).

La Haute juridiction vient toutefois apporter, régulièrement, certaines précisions visant à faciliter l’identification de ce préjudice. À ce titre, par exemple, les juges considèrent qu’il ne doit pas nécessairement s’agir d’activités pratiquées à haut niveau dès lors que la victime parvient à prouver (par tous moyens) qu’elle en faisait une application régulière antérieurement à l’accident (Civ. 2e, 5 mars 2015, no 14-10758 – ski et musique ; Civ. 2e, 26 mai 2016, no 15-16438 – danse de salon et jardinage ; Civ. 2e, 19 janvier 2017, no 15-29437 et 9 février 2017, no 15-22082– pétanque et tir à l’arc ; Civ. 2e, 10 octobre 2019, no 18-11791 – footing, jardinage et loisirs spécifiques nécessitant une torsion impossible du tronc par la victime ; Civ. 2e, 13 février 2020, no 19-10572 – football amateur). La Cour a précisé qu’il peut s’agir d’activités ludiques, culturelles, sportives ou encore d’activités associatives (Crim., 5 mai 2015, no 14-82002 – tour du monde à vélo ; ou Civ. 2e, 2 mars 2017, no 15-27523 – horticulture). En revanche, elle exclut cette qualification à l’égard d’activités considérées, par nature, comme sporadiques et ménagères (Civ. 2e, 9 février 2017, no 15-22082- bricolage ; Civ. 2e, 9 février 2017, no 16-11219 – marche). La deuxième chambre civile a également eu l’occasion d’indiquer qu’il peut s’agir d’une simple « limitation » de l’activité, sans que cela n’exige pour autant une totale « impossibilité » contrairement à ce que laisserait suggérer la nomenclature Dintilhac (Civ. 2e, 29 mars 2018, no 17-14499), et que cela peut concerner aussi bien une activité physique qu’une activité psychique (Civ. 2e, 5 juillet 2018, no 16-21.776).

En l’espèce, la cour d’appel de Chambéry constate bel et bien une impossibilité pour la victime de reprendre certaines activités (comme le ski, le vélo, le football, le rafting, etc.) consécutivement à l’accident et fait donc le choix de l’indemniser au titre d’un préjudice d’agrément. Le médecin et son assureur considèrent toutefois que les juges auraient dû vérifier si la victime n’avait pas déjà restreint ces activités en raison de ses antécédents cardiaques, avant la survenance de l’incident médical, donc qu’il les exerçait toujours à la date de l’accident.

Il convient alors de se demander si l’état de santé antérieur de la victime peut empêcher l’indemnisation de son préjudice d’agrément.

La Cour de cassation répond à ce pourvoi en renvoyant à l’appréciation souveraine des juges d’appel. Il apparaît donc que ce préjudice extra-patrimonial permanent doit faire l’objet d’une appréciation in concreto. À ce titre l’expert, dans son rapport, constatait que :

« [La victime] produit des coupures de presse établissant des résultats sportifs honorables au début des années 1990 pour le ski, puis pour la saison 1984/1985 s’agissant du football (pièces 51 et 55 – SCP Chevassus Collomb) ; qu’il verse encore différentes photographies, non datées, attestant de la pratique du rafting et de canyoning dans une période plus contemporaine de l’opération (pièces 52 à 54 – SCP Chevassus Collomb) […]. »

Il est donc évident que la victime rapportait la preuve d’une impossibilité de poursuivre de nombreuses activités consécutivement à la survenance de l’accident médical.

S’agissant plus spécifiquement de la question de son état antérieur, la Cour de cassation précise :

« Ayant apprécié souverainement les éléments de fait et de preuve produits et repris les constatations de l’expert selon lesquelles les lésions consécutives à la réalisation de la coronographie ne permettaient plus à [la victime] de pratiquer certains loisirs tels que le ski, le vélo, le football ou le bricolage, la cour d’appel a fait ressortir que, malgré son état antérieur, [la victime] ne se trouvait pas déjà, le 5 juillet 2012, dans l’impossibilité de poursuivre leur pratique et n’avait alors pas cessé toute activité sportive et de loisirs, de sorte qu’elle a procédé à la recherche prétendument omise et a légalement justifié sa décision. »

Ainsi, quand bien même la victime présentait des lésions cardiaques qui auraient pu limiter la pratique de certaines activités (sportives ou de loisirs), elle ne se trouvait pas dans l’impossibilité de les réaliser au moment de l’accident (obs. Bodilis W., « Le préjudice d’agrément peut exister même si la pratique antérieure était déjà limitée en raison de l’état de santé », Gaz Pal. 2022, no 5, p. 60). Le préjudice d’agrément de la victime directe peut donc être caractérisé même si la pratique antérieure de cette activité était déjà limitée en raison de son état de santé. Néanmoins, le montant de l’indemnisation en sera nécessairement impacté. De facto, même s’il convient de retenir l’existence d’un préjudice d’agrément, la réparation accordée est ici « limitée » par les juges d’appel à la somme de 10 000 €. Le montant est confirmé par la Cour de cassation. La solution mérite d’être approuvée, au titre du principe de la réparation intégrale, dès lors que la victime se retrouve désormais dénuée de toute possibilité de pratiquer ces activités.

Décision attaquée : Cour d’appel de Chambéry, 2e ch. 23 mai 2019, no 18/00220.

References

Electronic reference

Émeline Augier-Francia, « Précision jurisprudentielle quant à l’appréciation indemnitaire du préjudice d’agrément de la victime directe », Actualité juridique du dommage corporel [Online], 23 | 2022, Online since 01 septembre 2021, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=1565

Author

Émeline Augier-Francia

Université Clermont-Auvergne

Author resources in other databases

  • IDREF

By this author

Copyright

CC BY