Décisions attaquées : Cour d’appel de Caen du 29 octobre 2020, cour d’appel de Nancy du 7 septembre 2021.
Il existe des décisions que l’on attend depuis longtemps… Ces deux arrêts, rendus par l’assemblée plénière de la Cour de cassation le 20 janvier 2023, en font assurément partie !
Rappelons, à titre liminaire, que lorsque la victime est atteinte d’une incapacité permanente égale ou supérieure à 10 %, elle perçoit une rente égale au salaire annuel multiplié par le taux d’incapacité qui peut être réduit ou augmenté en fonction de la gravité de celle-ci (articles L. 434-1 et L. 434-2 du Code de la sécurité sociale). Indépendamment de la majoration de rente qu’elle reçoit, la victime a le droit de demander à l’employeur devant la juridiction de sécurité sociale la réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales par elle endurées, de ses préjudices esthétiques et d’agrément ainsi que celle du préjudice résultant de la perte ou de la diminution de ses possibilités de promotion professionnelle (article L. 452-3 du Code de la sécurité sociale). À ce titre, le Conseil constitutionnel est venu indiquer qu’en cas de faute inexcusable la victime doit pouvoir demander réparation de l’ensemble des dommages non couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale (C. Const. QPC du 18 juin 2010). Il appartient néanmoins au juge d’opérer une distinction entre les préjudices déjà réparés par la sécurité sociale (même partiellement), et ceux qui peuvent faire l’objet d’une action spécifique. Or, dans sa jurisprudence, la Cour de cassation considérait jusqu’alors que la rente versée aux victimes de maladie professionnelle ou d’accident du travail (AT-MP) indemnisait non seulement les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle, mais également le déficit fonctionnel permanent (en ce sens V. Cass. Crim., 19 mai 2009, no 08-86.050 et no 08-86.485 ; Cass. 2e Civ., 11 juin 2009, no 07-21.768, no 08-17.581 et no 08-16.089). Elle n’admet, à titre restrictif, que la victime percevant une rente d’accident du travail puisse obtenir une réparation distincte des souffrances physiques et morales qu’à la condition qu’il soit démontré que celles-ci n’ont pas été indemnisées au titre du déficit fonctionnel permanent (Cass. 2e Civ., 28 février 2013, no 11-21.015). La preuve peut toutefois s’avérer extrêmement difficile à apporter dans la pratique.
Les deux affaires se présentent de manière similaire. Deux salariés sont décédés d’un cancer du poumon contracté dans le cadre de leur activité professionnelle, suite à l’inhalation de poussières d’amiante. Leurs ayants droit agissent en reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur. Dans son arrêt du 29 octobre 2020, la cour d’appel de Caen n’accorde aucun versement indemnitaire à la victime pour les souffrances éprouvées post-consolidation dans la mesure où une rente AT-MP lui est déjà allouée (pt. 13) :
« Pour rejeter la demande des ayants droit en réparation du préjudice causé par les souffrances physiques et morales endurées par la victime, l’arrêt retient que celle-ci était retraitée lors de la première constatation de la maladie prise en charge au titre du risque professionnel, de sorte qu’elle n’avait subi aucune perte de gains professionnels ni d’incidence professionnelle. Il en déduit que la rente indemnise le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent. »
En revanche, dans son arrêt du 7 septembre 2021 (rendu sur renvoi après cassation), la cour d’appel de Nancy semble ne pas se plier à la jurisprudence habituelle de la Cour de cassation, et attribue une réparation plus large à la victime :
« Après avoir énoncé à bon droit que la rente versée à la victime, eu égard à son mode de calcul appliquant au salaire de référence de cette dernière le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du code de la sécurité sociale, n’avait ni pour objet ni pour finalité l’indemnisation des souffrances physiques et morales prévue à l’article L. 452-3 du même code et qu’une telle indemnisation n’était pas subordonnée à une condition tirée de l’absence de souffrances réparées par le déficit fonctionnel permanent, la cour d’appel a exactement décidé que les souffrances physiques et morales de la victime pouvaient être indemnisées. »
La cour d’appel fixe l’indemnisation des préjudices personnels subis par la victime à hauteur de 50 000 € au titre du préjudice moral, et 20 000 € au titre du préjudice physique.
Il convient alors de se demander : les victimes d’AT-MP peuvent-elles prétendre à une indemnité complémentaire ?
La Cour de cassation semble, sur ce point, opérer un revirement de jurisprudence, comme le suggère sa formation la plus solennelle. Il en est désormais fini : la rente AT-MP n’indemnise plus le déficit fonctionnel permanent ! Cette décision présente le mérite d’opérer une unification entre les positions des deux ordres de juridictions (CE, avis, 8 mars 2013, no 361273 ; CE, 23 décembre 2015, no 374628 ; CE, 18 octobre 2017, no 404065). Une solution qui s’inscrit assurément en faveur des victimes puisqu’elles pourront obtenir une réparation complémentaire au titre des souffrances physiques et psychiques endurées post-consolidation (sans avoir à démontrer que la rente AT-MP perçu n’en couvre déjà l’indemnisation). La rente ne réparant que les pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, les caisses d’assurance maladie ne pourront plus, à l’avenir, solliciter l’imputation de la rente sur le déficit fonctionnel permanent. En bref, à travers cette solution, la haute juridiction accorde la possibilité de cumuler une rente AT-MP avec l’indemnisation des souffrances endurées, et interdit l’imputation cette même rente sur le déficit fonctionnel permanent (DFP) lors du recours des tiers payeurs.
La Cour de cassation justifie en détail – dans le corps même des deux arrêts – les raisons qui ont pu la pousser à faire évoluer sa jurisprudence :
« Si cette jurisprudence est justifiée par le souhait d’éviter des situations de double indemnisation du préjudice, elle est de nature néanmoins, ainsi qu’une partie de la doctrine a pu le relever, à se concilier imparfaitement avec le caractère forfaitaire de la rente au regard du mode de calcul de celle-ci, tenant compte du salaire de référence et reposant sur le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du code de la sécurité sociale. »
« Par ailleurs, il ressort des décisions des juges du fond que les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles éprouvent parfois des difficultés à administrer la preuve de ce que la rente n’indemnise pas le poste de préjudice personnel du déficit fonctionnel permanent. »
« Enfin, le Conseil d’Etat juge de façon constante qu’eu égard à sa finalité de réparation d’une incapacité permanente de travail, qui lui est assignée à l’article L. 431-1 du code de la sécurité sociale, et à son mode de calcul, appliquant au salaire de référence de la victime le taux d’incapacité permanente défini à l’article L. 434-2 du même code, la rente d’accident du travail doit être regardée comme ayant pour objet exclusif de réparer, sur une base forfaitaire, les préjudices subis par la victime dans sa vie professionnelle en conséquence de l’accident, c’est-à-dire ses pertes de gains professionnels et l’incidence professionnelle de l’incapacité, et que dès lors le recours exercé par une caisse de sécurité sociale au titre d’une telle rente ne saurait s’exercer que sur ces deux postes de préjudice et non sur un poste de préjudice personnel […]. »
Dans son communiqué de presse, la haute juridiction explique clairement que ce changement de cap s’inscrit dans la volonté de mieux indemniser les victimes (comme leurs ayants droit), notamment celles qui ont été exposées à l’amiante.
Dans la mesure où cette solution a été très largement commentée dans l’actualité juridique, nous renvoyons à la lecture de plusieurs articles de nos confrères pour plus de précision :
- Guégan A., « Énonçant que “la rente ne répare pas le déficit fonctionnel permanent”, l’assemblée plénière fait d’une pierre deux coups », Gaz. Pal., 2023, no 6, p. 35.
- Asquinazi-Bailleux D., « Un revirement de jurisprudence salutaire : la rente AT/MP ne répare plus le déficit fonctionnel permanent », La lettre juridique,février 2023.
- Rivollier V., « La rente d’accident du travail n’indemnise plus le déficit fonctionnel permanent. Lecture douce-amère des arrêts du 20 janvier 2023 », D. , 2023, no 6, p. 321.
- Levaufre-Houis V., « La rente AT/MP ne répare pas le déficit fonctionnel permanent », Village de la justice,3 février 2023.
- Cayol A., « Revirement : pas de réparation du déficit fonctionnel permanent par la rente accident du travail ! », Dalloz Actualité, 8 février 2023.
- Landel J., « Revirement de jurisprudence : la rente accident du travail ne répare pas le déficit fonctionnel permanent » RGDA, 2023, no 3, p. 41.
En guise d’information complémentaire : La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans une décision du 6 juillet 2023, vient d’affirmer qu’au même titre que l’AT-MP, la pension d’invalidité ne doit plus s’imputer sur le DFP (no 21-24.283, publié au Bulletin) :
« Et sur le moyen relevé d’office. […] Après avis donné aux parties conformément à l’article 1015 du code de procédure civile, il est fait application de l’article 620, alinéa 2, du même code.
Vu l’article L. 341-1 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi no 2019-1446 du 24 décembre 2019, l’article 31 de la loi no 85-677 du 5 juillet 1985 et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.
[…] Il résulte du second de ces textes que le recours des tiers payeurs s’exerce poste par poste sur les seules indemnités qui réparent des préjudices qu’elles ont pris en charge, à l’exclusion des préjudices à caractère personnel.
[…] Selon le premier, l’assuré a droit à une pension d’invalidité lorsqu’il présente une invalidité réduisant dans des proportions déterminées, sa capacité de travail ou de gain, c’est-à-dire le mettant hors d’état de se procurer, dans une profession quelconque, un salaire supérieur à une fraction de la rémunération normale perçue dans la même région par des travailleurs de la même catégorie, dans la profession qu’il exerçait avant la date de l’interruption de travail suivie d’invalidité ou la date de la constatation médicale de l’invalidité si celle-ci résulte de l’usure prématurée de l’organisme.
[…] La Cour de cassation juge, depuis 2013, que cette pension indemnise, d’une part, les préjudices de pertes de gains professionnels et d’incidence professionnelle, d’autre part, le déficit fonctionnel permanent (2e Civ., 13 juin 2013, no 12-10.145 Bull. II, no 125 ; 2e Civ., 29 mars 2018, pourvoi no 17-15.260, Bull. 2018, II, no 66 ; 2e Civ., 16 juillet 2020, pourvoi no 18-23.242). […] Cette jurisprudence, qui se justifiait par le souhait d’éviter des situations de double indemnisation du préjudice, se conciliait imparfaitement, ainsi qu’une partie de la doctrine a pu le relever, avec les modalités selon lesquelles cette pension est calculée. En effet, selon les articles R. 341-4 et suivants du code de la sécurité sociale, elle est déterminée, de manière forfaitaire, en fonction du salaire annuel moyen de l’assuré et de la catégorie d’invalidité qui lui a été reconnue. […] La Cour de cassation, qui décidait, depuis 2009, que la rente accident du travail indemnisait les postes de pertes de gains professionnels et d’incidence professionnelle ainsi que celui du déficit fonctionnel permanent (notamment 2e Civ., 11 juin 2009, pourvoi no 08-17.581, Bull. 2009, II, no 155), a remis en cause sa jurisprudence par deux arrêts rendus en assemblée plénière qui ont jugé que la rente versée à la victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle ne répare pas le déficit fonctionnel permanent (Ass. plén., 20 janvier 2023, pourvoi no 21-23.947 et Ass. plén., 20 janvier 2023, pourvoi no 20-23.673, publiés). […] Le calcul de la rente accident du travail se fait, comme pour la pension d’invalidité, sur une base forfaitaire, de sorte qu’une distinction entre les modalités de recours des tiers payeurs selon qu’il s’agit de l’une ou l’autre prestation ne se justifie pas. […] L’ensemble de ces considérations conduit à juger, désormais, que la pension d’invalidité ne répare pas le déficit fonctionnel permanent.
[…] Pour fixer l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent à la somme de 140 048,13 euros, l’arrêt énonce qu’il est constant que, en application du principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime, la pension d’invalidité servie par l’organisme social s’impute, même si celui-ci n’exerce pas son recours, sur les pertes de gains professionnels futurs, l’incidence professionnelle et, en cas de reliquat, sur le déficit fonctionnel permanent. […] Il ajoute que le premier juge a justement évalué ce poste de préjudice à la somme de 196 000 euros, soit 147 000 euros après application du droit à indemnisation de 75 % et que le reliquat de la pension d’invalidité de 6 951,87 euros, après imputation sur le poste de la perte de gains professionnels futurs, devra être déduit de la somme fixée au titre du déficit fonctionnel permanent. […] En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes et le principe susvisés ».