Décision de second degré : CA Paris, pôle 6, chambre 7, 8 octobre 2020, no 15/02405.
Par un arrêt en date du 8 février 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation vient s’intéresser à la responsabilité civile extracontractuelle d’une entreprise utilisatrice, dans le cadre du contentieux lié à l’exposition à l’amiante.
En l’espèce, un travailleur, salarié successivement de plusieurs sous-traitants, a œuvré dans les établissements d’une autre société, la SNCF. Dans le cadre des missions qu’il y effectuait, il a été exposé, pendant plus de vingt ans, à des poussières d’amiante. Après un licenciement économique, le salarié décide d’assigner en justice son dernier employeur et l’entreprise utilisatrice, pour obtenir l’indemnisation de son préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante. Par un arrêt en date du 8 octobre 2020, la cour d’appel de Paris condamne l’entreprise utilisatrice à indemniser ce préjudice, mais déboute ce dernier de sa prétention à l’égard de son employeur. L’entreprise utilisatrice se pourvoit donc en cassation.
Il ne nous semble pas opportun, dans le cadre de la présente analyse, de reprendre tous les points de l’argumentation du demandeur au pourvoi. Il est possible de la résumer de la sorte : l’entreprise utilisatrice conteste l’arrêt d’appel, au moyen que seule l’entreprise qui emploie le salarié peut être tenue d’indemniser le préjudice d’anxiété d’un salarié lié à l’exposition à l’amiante. En conséquence, et comme l’indique le communiqué de la Cour de cassation qui accompagne l’arrêt commenté, la question posée en l’espèce à la Cour de cassation était celle de savoir si « [u]n salarié exposé à l’amiante peut […] demander réparation d’un préjudice d’anxiété à une entreprise utilisatrice au sein de laquelle il a travaillé, alors même que cette entreprise n’était pas son employeur ».
À cette question, la chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 8 février 2023, répond par la positive. En effet, elle rappelle que l’inexistence d’un contrat entre le salarié exposé à l’amiante et l’entreprise utilisatrice n’exclut pas, par principe, la responsabilité civile extracontractuelle de cette dernière. Ainsi, si le salarié arrive à démontrer l’existence d’une faute civile délictuelle, qui découle, en l’espèce, du manquement de l’entreprise utilisatrice à son obligation de coordination des mesures de prévention, son préjudice et le lien de causalité, alors le salarié peut obtenir l’indemnisation de son préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante. Ce faisant, la Cour de cassation vient étendre les voies à la disposition des travailleurs pour obtenir l’indemnisation de leur préjudice d’anxiété lié à cette exposition.
En effet, depuis 2010 (Cass. Soc., 11 mai 2010, no 09-42.241 et s.), la Cour de cassation n’a eu de cesse d’élargir les voies d’indemnisation d’un salarié exposé à l’amiante (sur l’évolution de la protection des travailleurs dans le cadre du contentieux de l’amiante, V. Godefroy M.-A., « L’amélioration des conditions d’indemnisation du préjudice d’anxiété des salariés d’entreprises sous-traitantes », JCP S, 2023, no 9, p. 1060). Néanmoins, elle n’avait admis, jusqu’alors, que des actions en responsabilité de salariés exposés à l’amianté contre leur employeur. Or, à l’évidence, avec les relations de sous-traitance et l’intérim, le travailleur exposé à l’amiante peut ne pas exercer ses missions dans un des sites de son employeur, mais dans celui d’une entreprise utilisatrice. Dans un premier temps, la Cour de cassation a donc affirmé qu’un salarié exposé à l’amiante pouvait engager la responsabilité contractuelle de son employeur, même dans le contexte d’une sous-traitance (Cass. Soc., 30 septembre 2020, no 19-10.352). Par l’arrêt commenté, elle crée une nouvelle voie d’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante, au bénéfice de tous les travailleurs employés par une société sous-traitante, et travaillant au sein d’une entreprise utilisatrice, en leur permettant d’engager la responsabilité civile délictuelle de cette dernière. Dès lors qu’il n’existe aucun lien contractuel entre le salarié d’un sous-traitant et l’entreprise utilisatrice, la victime ne peut certes pas se fonder sur les règles relatives à la responsabilité contractuelle et, plus précisément, sur les règles du droit du travail (Cass. Soc., 8 février 2023, précit., § 8).
Pour autant, et comme l’évoque la Cour de cassation dans sa notice au rapport relative à l’arrêt no 135 du 8 février 2023, l’inexistence d’un contrat entre ces deux personnes n’empêche aucunement de mobiliser les règles de la responsabilité civile délictuelle pour faute. En effet, l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, protège l’existence d’une clause générale de responsabilité civile pour faute, en tant que corollaire de la liberté (en ce sens, v. par ex. : Cons. const., 11 juin 2010, décision no 2010-2 QPC, Mme Vivianne L., consid. 11). Autrement dit, il n’est pas possible d’exclure du domaine de la responsabilité civile délictuelle pour faute un type de contentieux. Par conséquent, consacrer la possibilité d’engager la responsabilité civile délictuelle d’une entreprise utilisatrice dans le cadre du contentieux de l’amiante ne constitue pas nécessairement une solution étonnante, même si la Cour de cassation la qualifie d’« importante » (notice au rapport relative à l’arrêt no 135 du 8 février 2023).
Enfin, la Cour de cassation affirme que l’engagement de la responsabilité civile délictuelle de l’entreprise utilisatrice ne nécessite pas que la responsabilité contractuelle de l’employeur ait été précédemment retenue (Cass. Soc., 8 février 2023, précit., § 13).
Dès lors qu’il est possible d’engager la responsabilité civile extracontractuelle pour faute d’une entreprise utilisatrice, encore faut-il identifier l’obligation préexistante que l’entreprise aurait dû respecter. Dans ce cadre, le Code du travail, sous l’influence du droit de l’Union européenne (directive 89/391/CEE du Conseil, du 12 juin 1989, concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail), prévoit que certaines obligations incombent « au chef de l’entreprise utilisatrice et au chef de l’entreprise extérieure lorsqu’une entreprise extérieure fait intervenir des travailleurs pour exécuter ou participer à l’exécution d’une opération, quelle que soit sa nature, dans un établissement d’une entreprise utilisatrice, y compris dans ses dépendances ou chantiers » (C. trav., art. R. 4511-1). Il est alors important de noter que le Code du travail vise le terme de travailleur, ce qui n’implique pas l’existence d’un contrat de travail entre celui-ci et l’entreprise. Parmi ces obligations, le Code du travail prévoit notamment que « [l]e chef de l’entreprise utilisatrice assure la coordination générale des mesures de prévention qu’il prend et de celles que prennent l’ensemble des chefs des entreprises extérieures intervenant dans son établissement » (C. trav., art. R. 4511-5). Ce faisant, si le travailleur démontre que l’entreprise utilisatrice n’a pas procédé à cette coordination des mesures de prévention, ce qui était le cas en l’espèce, la faute de cette dernière sera caractérisée. Dans un arrêt rendu un mois plus tard, la Cour de cassation vient confirmer qu’un tel manquement est de nature à caractériser une faute civile délictuelle (Cass. Soc., 15 mars 2023, § 11-12). Cette solution est parfaitement logique car, comme l’explique la Cour de cassation dans son communiqué, seules les entreprises utilisatrices « connaissent l’historique industriel de leur propre site et la présence éventuelle de substances dangereuses ».
S’agissant du préjudice, la Cour de cassation n’apporte pas de nouveaux éléments au régime de réparation du préjudice d’anxiété. En effet, elle maintient sa position, qui se distingue de celle du Conseil d’État, de refuser de déduire de la preuve de l’exposition à l’amiante l’existence d’un préjudice d’anxiété (sur cette question, V. Maimone P., « Divergences et rapprochements : conséquences récentes du dualisme juridictionnel sur l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante », Actualité juridique du dommage corporel, 2022, no 24). Néanmoins, elle confirme admettre que les juges du fond peuvent se contenter, dans leur motivation, de se fonder sur des preuves légères, comme une attestation de l’époux(se) de la victime affirmant que le demandeur souffre bien d’une certaine anxiété (Cass. Soc., 8 février 2023, précit., § 12 ; Cass. Soc., 15 décembre 2021, no 20-11.046, § 14).
Quant, enfin, au lien de causalité, la Cour de cassation valide la position de la cour d’appel, dès lors que le manque de transmission d’informations à l’employeur a empêché l’adoption d’un plan de prévention qui aurait pu permettre aux sociétés de mettre en œuvre des dispositifs empêchant les salariés d’être exposés à l’amiante (Cass. Soc., 8 février 2023, précit., § 12-13). Il n’existait ici pas véritablement de doutes quant à l’existence du lien de causalité.
Cet arrêt s’inscrit donc parfaitement dans la lignée de la jurisprudence de la Cour de cassation qui ne cesse d’améliorer, d’arrêt en arrêt, la protection des travailleurs exposés à l’amiante.