Après le dispositif anti-Perruche (Conseil constitutionnel, 11 juin 2010, QPC n° 2010-2), les risques professionnels (Conseil constitutionnel, 18 juin 2010 QPC n° 2010-8), c’est au tour de la navigation maritime de faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité.
L’objectif commun de ces moyens d’inconstitutionnalité était de neutraliser les régimes spéciaux de responsabilité qui ont pour effet de durcir l’engagement de la responsabilité et/ou de restreindre le droit à indemnisation des victimes.
C’est le cas en matière de navigation pour laquelle la loi prévoit la possibilité pour le transporteur maritime de limiter sa responsabilité (affréteur, armateur-gérant, capitaine, préposés terrestres ou nautiques, propriétaire) pour les dommages qui se sont produits à bord du navire ou qui sont en relation directe avec la navigation ou l’utilisation du navire.
Ce n’est que si la victime parvient à démontrer la faute inexcusable du batelier qu’elle sera en droit d’obtenir une réparation intégrale de ses préjudices.
Ce régime dérogatoire place ces victimes dans une situation moins avantageuse que celles de droit commun pour lesquelles le principe est celui de la faute simple et de la réparation intégrale du dommage.
C’est dans ces conditions que la cour d’appel de Rouen renvoyait à la Cour de cassation, une Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC) soulevée par un justiciable, sur la conformité de ce dispositif aux principes constitutionnels d’égalité et de responsabilité, rédigée en ces termes :
« Les dispositions des articles L. 5121-1 et suivants du code des transports et l’article L. 173-24 du code des assurances portent-elles atteinte, en matière d’indemnisation de préjudice corporel résultant d’une activité de navigation de plaisance, au principe d’égalité devant la loi et les charges publiques énoncé aux articles 1 et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ainsi qu’au principe de responsabilité, qui découle de son article 4 ? »
À la différence de ces homologues, cette question ne franchira pas le seuil du Conseil constitutionnel, la Cour de cassation estimant que la question de constitutionnalité soulevée était dépourvue de caractère sérieux, et ce aux termes d’un raisonnement identique à celui adopté par le Conseil constitutionnel dans le cadre du contentieux de la faute inexcusable de l’employeur (Conseil constitutionnel, 18 décembre 2010, QPC n° 2010-8).
Sur le principe d’égalité
Le principe d’égalité implique que le pouvoir réglementaire et législatif traite de manière identique des personnes se trouvant dans une situation identique.
Toutefois, comme le rappelle la Haute juridiction, le principe d’égalité a un périmètre bien circonscrit :
- Ce principe s’applique uniquement aux personnes placées dans une même situation et par conséquent, comme le rappelle la Cour, « le principe d’égalité ne s’oppose [pas] à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ».
- Le principe d’égalité, comme la majorité des droits et libertés, n’est pas absolu. Ainsi, il est admis que le législateur puisse déroger à ce principe pour des motifs d’intérêt général à condition de justifier d’un lien entre la différence de traitement et l’objet de la loi.
La Cour de cassation ne fait ici que reprendre l’interprétation du Conseil constitutionnel (Conseil constitutionnel, DC no1996-375 ; Conseil constitutionnel, 20 mars 1997, DC no97-388 ; Conseil constitutionnel, 18 juin 2010 QPC n° 2010-8).
Elle considère que la rupture d’égalité n’est pas constituée, en l’espèce, au motif que les victimes de transports maritimes sont dans une situation différente des autres victimes d’accidents, du fait de la navigation elle-même qui les expose aux risques et périls de la mer à la différence des autres activités.
C’est donc l’activité maritime elle-même qui place les victimes dans une situation différente et qui justifie la mise en œuvre d’un traitement spécifique.
Concernant le principe de responsabilité
Rappelons que le Conseil constitutionnel a conféré valeur constitutionnelle au principe énoncé par l’article 1382 du Code civil consacrant le principe de responsabilité du fait personnel.
Toutefois, ce principe n’est pas absolu. Le Conseil constitutionnel a pu le rappeler à l’occasion de l’examen de la QPC relative au contentieux de la faute inexcusable de l’employeur (Conseil Constitutionnel, 18 juin 2010, QPC n° 2010-8) : « Le législateur peut aménager, pour un motif d’intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée pourvu qu’il n’en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d’actes fautifs. »
La cour régulatrice, reprenant les termes même de ce considérant, estime, en l’espèce, que l’aménagement de responsabilité dont bénéficient les transporteurs maritimes est justifié par un motif d’intérêt général lié à la préservation et aux développements des activités nautiques.
Sans doute la Cour de cassation entend souligner qu’une telle restriction a pour dessein de ne pas faire peser sur les transporteurs des contraintes trop lourdes en termes de responsabilité, pour ne pas risquer de mettre en péril l’équilibre financier de leurs activités (inflation des primes d’assurance…).
Cette motivation tenant à la promotion et au développement de l’activité sportive n’est pas nouvelle puisque la Cour de cassation a adopté un raisonnement similaire à l’occasion d’une QPC dirigée contre le régime spécial de responsabilité des transporteurs aériens bénévoles (Civ. 1re, 5 juillet 2012, n° 12-12159).
Concernant la seconde condition, la Cour précise que « le législateur n’a pas porté une atteinte disproportionnée aux droits des titulaires de créances maritimes en limitant leur indemnisation tout en leur permettant d’obtenir réparation intégrale de la personne responsable, s’il est prouvé que le dommage résulte d’une faute inexcusable ; »
Ainsi, selon la Cour, nonobstant la limitation de responsabilité de principe applicable en matière maritime, la proportionnalité de l’ingérence est respectée dès lors que la victime n’est pas définitivement privée de la possibilité d’obtenir réparation intégrale, à charge pour elle de démontrer la commission par le professionnel d’une faute inexcusable.
Pour aller plus loin :
Pour caractériser la faute inexcusable du transporteur, la victime doit, en application de l’article L. 5421-5, alinéa 1er, du code des transports (ancien article 40 de la loi n° 66-420 du 18 juin 1966) « prouver que le dommage résulte du fait ou de l’omission personnels du transporteur ou de son préposé, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement ».
Pour une application de faute inexcusable par la Cour de cassation, à propos d’une victime ayant chuté du pont avant d’un navire : Civ. 1re, 18 juin 2014, n° 13-11898) :
« Mais attendu qu’ayant retenu que la SEMC avait manqué à son obligation de sécurité en n’alertant pas les passagers sur les conditions difficiles de la traversée, en ne demandant pas à ceux-ci de rester assis et, surtout, en n’interdisant pas l’accès au pont, la cour d’appel a décidé à bon droit qu’un tel manquement, qui impliquait objectivement la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire, revêtait un caractère inexcusable. »