1. Conformément au principe de liberté de la preuve, désormais affirmé par l’article 1358 du Code civil, un acte de concurrence déloyale est un acte juridique qui peut être prouvé par tout moyen. La liberté du demandeur dans le cadre d’une action en concurrence déloyale n’est toutefois pas absolue puisque, comme le rappelle la décision commentée, les preuves rapportées ne sauraient, sous peine d’irrecevabilité, avoir été recueillies par le biais d’un procédé déloyal.
2. En l’espèce, un syndicat professionnel d’opticiens avait établi la preuve d’actes qu’il qualifiait de déloyaux en recourant à des « clients mystère ». Cette pratique consiste à recruter des individus pour qu’ils se présentent comme des clients auprès d’un point de vente, alors qu’ils n’en sont pas, afin de rapporter les faits constatés à l’occasion de cette visite. L’intérêt de cette pratique repose sur l’absence de connaissance par le professionnel de la qualité réelle de ses interlocuteurs. Le recours à ce procédé a permis au syndicat d’établir qu’un opticien procédait à la falsification de factures afin de faire supporter par les mutuelles une partie du prix des montures et réduire ainsi le coût pour le client final.
S’appuyant sur les attestations produites par les clients mystères, le syndicat a assigné la société exploitant ledit point de vente afin qu’il lui soit notamment ordonné de cesser ces pratiques et de la voir condamnée au paiement de dommages et intérêts pour concurrence déloyale. Le tribunal de commerce de Lyon fit droit aux demandes du syndicat et la Société défenderesse interjeta appel.
3. En première instance comme en appel, la société assignée arguait à titre principal de l’irrecevabilité des preuves apportées du fait de la déloyauté du procédé d’obtention. Le tribunal de commerce comme la cour d’appel de Lyon devaient donc se prononcer sur la compatibilité de la pratique des clients mystère avec le principe de loyauté dans l’administration de la preuve. Alors que le tribunal de commerce avait accueilli les attestations produites par les clients mystères, la cour d’appel de Lyon, à l’inverse, les juge irrecevables. Pour justifier ce rejet, la juridiction formule une solution de principe dans les termes suivants : « En application de l'article 9 du Code de procédure civile et du principe de loyauté dans l'administration de la preuve, la preuve obtenue par un stratagème se caractérisant par un montage, une mise en scène, une opération clandestine est déloyale ».
4. Le principe de loyauté dans l’administration de la preuve, sur lequel se fonde la cour d’appel, a progressivement été promu par la Cour de cassation jusqu’à sa consécration ferme et générale en matière civile (Cass. ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09-14316 et 09-143667). Bien que cette exigence de loyauté n’ait pas été consacrée par l’ordonnance portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations du 10 février 2016, la décision de la cour d’appel de Lyon confirme sa pleine vigueur en droit positif.
5. Si le principe est acquis, ses modalités de mise en œuvre se précisent au gré des décisions jurisprudentielles. La Cour de cassation s’est en effet attelée à identifier les preuves encourant le grief de déloyauté. Il est ainsi acquis que les preuves obtenues par un enregistrement clandestin, c’est-à-dire à l’insu de celui à qui elles sont opposées, sont déloyales (pour un enregistrement téléphonique, voir Cass. ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09-14316 et 09-143667). En ce qui concerne le recours à un stratagème pour recueillir une preuve, la question s’est surtout posée en matière pénale lorsque des agents de l’autorité publique usent d’un tel procédé pour constater une infraction ou identifier ses auteurs. Plusieurs décisions ont été rendues et l’assemblée plénière de la Cour de cassation s’est dernièrement prononcée sur les conditions dans lesquelles le recours à un stratagème par des agents de l’autorité publique heurte le principe de loyauté de la preuve (Cass. ass. plén., 9 décembre 2019, n° 18-86767). En matière civile, la jurisprudence s’avère moins fournie sur cette question. Notons cependant un arrêt dans lequel a été retenue la déloyauté d’une preuve recueillie par une personne s’étant fait passer pour un client alors qu’elle n’avait aucune intention d’acheter, le procédé ayant été qualifié de « manœuvre » déloyale par la Cour de cassation (Cass. Com., 18 novembre 2008, no 07-13.365).
6. Dans ce contexte, la décision commentée revêt un double intérêt. En premier lieu, la cour d’appel de Lyon affirme de façon générale la déloyauté de la preuve obtenue par stratagème. Le fait de recourir à un stratagème rend automatiquement la preuve recueillie par ce biais irrecevable. Aucune exception n’est envisagée. Cette solution contraste avec celle prévalant en matière pénale. Dans la décision précitée du 9 décembre 2019, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a affirmé que : « Le stratagème employé par un agent de l’autorité publique pour la constatation d’une infraction ou l’identification de ses auteurs ne constitue pas en soi une atteinte au principe de loyauté de la preuve ». Seuls les stratagèmes présentant certaines caractéristiques sont jugés déloyaux en matière pénale. À l’inverse, la solution de la cour d’appel de Lyon qualifie de déloyaux tous les stratagèmes, quelles que soient leurs caractéristiques, et confirme ainsi la portée différenciée que revêt le principe de loyauté de la preuve en matière civile et pénale. En second lieu, la cour s’essaie à une définition du stratagème. Cet exercice de définition s’avère bienvenu car la notion revêt des contours flous en matière civile (voir en ce sens, G. Lardeux, « Preuve : Règles de preuve », Rép. Civ., Dalloz, 2019, n° 414). Pour la cour d’appel, un stratagème se caractérise « par un montage, une mise en scène, une opération clandestine ». Une acception large du stratagème est ainsi retenue puisque chacune des configurations visées semble constituer une illustration autonome de ce qui peut constituer un stratagème. L’on remarque que la réalisation d’une opération clandestine relève du stratagème. L’enregistrement et la vidéosurveillance clandestins sont-ils dès lors, pour la cour d’appel de Lyon, englobés dans cette qualification ? Une réponse positive constituerait une avancée par rapport à la jurisprudence de la Cour de cassation qui ne rattache pas directement la clandestinité au stratagème.
7. En l’espèce, plusieurs éléments permettent d’établir le recours à un stratagème : le fait que les clients à l’origine des attestations aient été mandatés par une société spécialisée dans la fourniture de ce type de prestation, le recours à un scénario élaboré par la société mandante des clients mystère, l’absence de volonté réelle d’achat de lunettes par ces clients. Sur le fondement de ces indices, la cour conclut que les témoignages des clients mystère ont été « obtenus par un stratagème caractérisé par le recours à un tiers au statut non défini pour une mise en scène ».
La juridiction précise ensuite que peu importe que le recours à des clients mystères ait été annoncé aux opticiens. Pour défendre le procédé employé, le syndicat avançait en effet que les professionnels avaient été informés de l’existence d’une campagne de contrôle dans la presse professionnelle et par courrier. La cour juge logiquement cette considération sans incidence. Il ressort effectivement de sa solution de principe que la mise en scène et la clandestinité constituent deux formes distinctes et alternatives de stratagème. L’existence de ce dernier est caractérisée par le recours à la seule mise en scène, peu importe sa clandestinité.
8. Au terme de cette décision de la cour d’appel de Lyon, la pratique des clients mystères apparaît condamnée en matière de preuve de concurrence déloyale et, plus largement, en matière de preuve civile. Par définition, le recours à ce procédé induit une mise en scène et peut donc être qualifié de stratagème. La position tranchée de la cour d’appel sur ce point est confirmée par la réponse apportée au dernier argument soulevé par le demandeur. S’appuyant sur des dispositions du Code de commerce et du Code de la consommation autorisant des agents habilités à ne pas révéler leur identité pour constater la réalisation de certaines infractions, le syndicat prétendait induire de ces articles la légalité et donc la loyauté de la pratique du client mystère. C’est une interprétation diamétralement opposée que retient la cour d’appel : elle induit de ces dispositions la déloyauté de principe de la pratique du client mystère. Elle affirme que par les dispositions visées, le législateur « a dérogé de manière limitée et encadrée, au principe de la loyauté dans l'administration de la preuve dans un intérêt public (…) et ce, de manière proportionnée puisque cette technique est seulement permise pour les agents habilités et à la condition que la preuve des infractions ne puisse pas être rapportée autrement ». Par une lecture a contrario, l’on comprend donc que la pratique litigieuse est intrinsèquement déloyale. Le message de la juridiction est clair : nulle preuve en matière civile ne peut être rapportée en recourant à des clients mystères.
Arrêt commenté :
CA Lyon, 3e Chambre A, 12 mars 2020, n° 18/01093