Précisions sur le point de départ de la prescription en cas de manquement du prêteur à son devoir de mise en garde

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Mots-clés

prêt in fine, nantissement d’assurance vie, obligation de mise en garde, manquement, prescription, perte de chance, dommage, préjudice

Rubriques

Droit des affaires

Texte

Le devoir de mise en garde correspond pour le prêteur au fait d’avertir son client des risques de l’opération envisagée en considération des ressources de l’emprunteur. Ce devoir de mise en garde a été consacré par la jurisprudence depuis un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 5 mars 2015, n° 14-11.205 et fait l’objet d’un contentieux important. Il s’agit pour le banquier du devoir d’alerter son cocontractant en se bornant à lui présenter en toute objectivité l’opération projetée en insistant sur les risques susceptibles de se présenter. Le respect de ce devoir de mise en garde a été imposé au bénéfice de l’emprunteur non-averti. Le préjudice subi du fait du non-respect du devoir de mise en garde se matérialise selon la jurisprudence (Cass. com., 20 oct. 2009, n° 08-20.274), par la perte de chance pour l’emprunteur de ne pas contracter ou de contracter à des conditions différentes. Néanmoins, l’indemnisation de ce préjudice ne peut être égale ou supérieure à la valeur de l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée (Cass. civ. 2e, 9 avr. 2009, n° 08-15.977). Il revient alors aux juges du fond d’apprécier de manière souveraine le montant du préjudice.

En la matière, le délai de cinq ans prévu par l’article L. 110-4 du code de commerce est applicable. La Cour de cassation a dû se prononcer sur la question du point de départ de ce délai. La chambre commerciale de la Cour de cassation a déclaré dans un premier temps que ce délai, en matière de manquement par un banquier à son obligation de mise en garde, commence à courir à compter du dommage, autrement dit, de la perte de chance de l’emprunteur de ne pas contracter, laquelle se manifeste dès l’octroi des crédits. Dans une décision du 9 juillet 2009, la première chambre civile de la Cour de cassation a ensuite retenu une approche plus large selon laquelle « la prescription d’une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu’elle n’en n’avait pas eu précédemment connaissance ». Aussi, afin de bénéficier du report du point de départ du délai de prescription, le bénéficiaire doit être en mesure de démontrer la date à laquelle il a pris connaissance du dommage. Par conséquent, par une décision plus récente, rendue en date du 28 septembre 2016, la première chambre civile, s’est montrée favorable au report du point de départ du délai de prescription dans l’hypothèse où le client parvient à démontrer qu’il ignorait ce dommage au moment où il a contracté.

L’arrêt commenté offre l’occasion d’illustrer ce cas de figure. En l’espèce, une banque a consenti un prêt à une SCI durant l’année 2000. Ce prêt était remboursable à l’issu d’une période de quatorze ans et était garanti par le nantissement de deux contrats d’assurance vie souscrits par deux associés de la société. Par la suite, en 2006, la banque consent un second crédit à la SCI. Les associés de la SCI assignent alors la banque en responsabilité sur le fondement du manquement de la banque à son devoir de mise en garde, d’information et de conseil. Il est à noter que le prêt in fine est un prêt composé d’échéances qui ne comprennent que les intérêts, le capital ne se remboursant qu’en une seule fois à la fin de l’opération. Dans cette hypothèse, la jurisprudence considère assez facilement que le devoir de mise en garde soit mis à la charge du prêteur eu égard au caractère particulièrement dangereux de ce type de crédit en raison du risque d’endettement plus important. Le tribunal de grande instance de Bourgoin-Jallieu déclare la demande prescrite. La cour d’appel confirme ce jugement dans toutes ses dispositions, en considérant à nouveau la demande d’indemnisation de la SCI au titre du premier prêt comme prescrite en ce que le dommage allégué qui consiste en l’impossibilité de rembourser le capital prêté au moyen du rachat des contrats d’assurance vie nantis, est exclusivement lié à l’obligation de mise en garde incombant à la banque envers un emprunteur non-averti. La Cour retient que le dommage qui résulte du manquement d’un établissement de crédit à son obligation de mise en garde consiste en une perte de chance de ne pas contracter et se manifeste par conséquent dès la conclusion du contrat de prêt.

C’est ainsi que la question de la fixation du point de départ de la prescription prévue à l’article L 110-4 du Code de commerce s’avère être déterminante. En l’espèce, la SCI reproche à la banque de ne pas l’avoir informée. Or, selon la Cour de cassation par son arrêt du 22 janvier 2020, la cour d’appel a privé sa décision de base légale et relève que les manquements de la banque à ses obligations d’information et de conseil ont été de nature à priver la SCI d’une chance d’éviter le risque que le rachat ne permette pas de rembourser le prêt notamment en raison d’une contre-performance des contrats d’assurance vie. La Cour de cassation casse et annule l’arrêt rendu en appel et interprète ce dommage comme une perte de chance d’éviter le risque réalisé, risque qui consiste dans le fait que l’emprunteur ne soit pas en mesure de faire face au paiement des sommes exigibles. Cette interprétation conduit à considérer que le délai de prescription de l’action en indemnisation commence à courir, non à la date de conclusion du contrat de crédit, mais à la date d’exigibilité des sommes au paiement desquelles l’emprunteur n’est pas en mesure de faire face. La Haute juridiction opère ainsi un report d’opportunité du point de départ du délai de prescription, impliquant la recevabilité de l’action engagée par la SCI contre la banque. Le dommage qui découle du manque d’information et de conseil de la banque renvoie ici à la perte de chance d’éviter la réalisation du risque de contre-performance des contrats d’assurance vie et non à une perte de chance de ne pas contracter. On ne peut donc considérer l’action comme prescrite car ce risque ne peut se réaliser qu’à la date d’exigibilité du prêt. Cette solution va ainsi dans le sens d’une protection de l’emprunteur, mettant fin à la jurisprudence antérieure selon laquelle le délai de prescription court à compter de la date d’octroi du prêt et permet de tenir compte notamment des opérations spéculatives.

La cour d’appel de Lyon, devant laquelle l’affaire est renvoyée, reprend la solution de la Cour de cassation et rappelle dans son arrêt du 10 novembre 2020, qu’il est de jurisprudence constante que la prescription d’une action en responsabilité ne court qu’à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime, si celle-ci établit qu’elle n’en n’avait pas eu précédemment connaissance. La Cour précise que « le manquement de la banque à son obligation de mettre en garde un emprunteur non averti sur le risque d’endettement excessif né de l’octroi d’un prêt prive cet emprunteur d’une chance d’éviter le risque qui s’est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l’emprunteur ne soit pas en mesure de faire face au paiement des sommes exigibles au titre du prêt du fait de contre-performances des contrats d’assurance vie, de sorte que le délai de prescription commence à courir à la date d’exigibilité des sommes ». Ainsi l’action en responsabilité de la banque pour manquement à son devoir d’information de conseil et de mise en garde intentée en mars 2012 n’est pas prescrite et de fait recevable car l’échéance du prêt était fixée au 12 novembre 2013. La cour d’appel confirme ensuite sur le fond, qu’il y a lieu de considérer les emprunteurs comme non avertis et que le défaut d’information fautif est bien à l’origine d’une perte de chance de ne pas avoir contracté, ou d’avoir contracté à des conditions différentes car la banque n’est pas en mesure de rapporter la preuve du respect des obligations mises à sa charge dans un tel cas.

Néanmoins, en l’espèce, les emprunteurs ne sont pas en capacité de considérer l’opération comme étant préjudiciable étant donné que les contrats d’assurance vie n’ont pas été dénoués. Le préjudice matériel et moral qui en résulte est caractérisé comme « purement hypothétique » par la cour d’appel de Lyon, le prêt ayant été remboursé par anticipation et les contrats d’assurance vie n’ayant toujours pas été dénoués, leur valeur peut encore évoluer.

Ainsi, si le point de départ du délai de prescription en cas de manquement du prêteur à son devoir de mise en garde peut être reporté à la date d’exigibilité des sommes, encore faut-il que la perte de chance soit sérieuse pour que le préjudice soit indemnisable.

Arrêt commenté :
CA Lyon, 1re ch. civ. B, 10 novembre 2020, n° 20/01388

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Citer cet article

Référence électronique

Julian Jacquin, « Précisions sur le point de départ de la prescription en cas de manquement du prêteur à son devoir de mise en garde », Bulletin des arrêts de la Cour d'appel de Lyon [En ligne], 16 | 2021, mis en ligne le 01 mars 2021, consulté le 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=2722

Auteur

Julian Jacquin

Legal Officer, Banque Cantonale de Genève (France), SA Chargé d’enseignement, université Jean Moulin Lyon 3

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