« Le progrès ne vaut que s’il est partagé par tous » — Aristote
Vers une obligation de recourir aux téléservices ? Si le numérique constitue un levier précieux de simplification des démarches administratives, l’accès « exclusif » aux services publics via l’usage d’un téléservice soulève un risque réel d’accentuation des inégalités1.
Selon l’article 1er de l’ordonnance nº 2005-1516 du 8 décembre 2005 relative aux échanges électroniques entre les usagers et les autorités administratives et entre les autorités administratives, un téléservice s’apparente à « tout système d’information permettant aux usagers de procéder par voie électronique à des démarches ou formalités administratives ». L’ambition du programme Action publique 2022 lancé par le Premier ministre en octobre 2017 est alors, d’atteindre un objectif de 100 % des services publics dématérialisés à l’horizon 2022 par le biais de ces outils numériques. En ce sens, le décret n° 2021-313 du 24 mars 2021 relatif à la mise en place d’un téléservice pour le dépôt des demandes de titres de séjour est publié au Journal officiel, assorti d’un arrêté du 27 avril 2021 pris en application de l’article R. 431-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après CESEDA) relatif aux titres de séjour dont la demande s’effectue au moyen d’un téléservice.
La décision commentée s’inscrit dans un cadre juridique antérieur au décret de 2021 que l’on peut qualifier d’expérimental dans la mesure où de nombreuses préfectures mettaient en place, de manière locale et non harmonisée, divers téléservices. C’est ainsi qu’en février 2020, le site de la préfecture de l’Hérault indiquait que la prise de rendez-vous en vue d’une demande de titre de séjour ainsi que le dépôt des documents relatifs à la circulation des étrangers mineurs et aux demandes d’admission exceptionnelle au séjour à la sous-préfecture de Béziers devaient s’effectuer obligatoirement en ligne. Sur la base de captures d’écran de la plateforme, des associations de défense des droits des étrangers ont alors adressé un courrier, en mars 2020, au préfet de l’Hérault afin d’obtenir la communication des décisions ayant instauré ce téléservice obligatoire tout en sollicitant la mise en place d’une voie alternative permettant d’effectuer les démarches précitées autrement qu’en ligne. En l’absence de réponse préfectorale, l’association la Cimade, le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme, le GISTI et l’association Avocats pour la défense des droits des étrangers forment un recours devant le tribunal administratif de Montpellier, le 31 mars 2021, qui rejettera leur requête pour tardiveté tout en déclarant irrecevable l’intervention présentée par la Fédération nationale des unions de jeunes avocats2. Les requérants déboutés interjetteront appel devant la cour administrative d’appel de Toulouse qui ne partagera pas la même lecture quant au caractère tardif de la requête. Elle va considérer que les décisions par lesquelles un préfet institue un téléservice obligatoire ont le caractère d’actes réglementaires et doivent dès lors, faire l’objet d’une publication « notamment au moyen d’un arrêté publié au recueil des actes administratifs de l’État » pour un impératif légitime de sécurité juridique. En l’espèce, les décisions préfectorales instaurant un recours exclusif à un téléservice n’ont jamais été publiées (ce qui explique que les requérants aient dû se fonder sur de simples captures d’écran issues de la plateforme), de sorte que le délai de recours institué par l’article R. 421-1 du Code de justice administrative n’est pas opposable aux tiers. Il en résulte que le courrier adressé par les associations requérantes au préfet de l’Hérault, en mars 2020, ne peut être considéré comme un recours gracieux dirigé contre lesdites décisions de nature à proroger le délai contentieux de deux mois. Refusant d’appliquer la théorie de la connaissance acquise3, la cour administrative d’appel écarte donc la fin de non-recevoir opposée en défense ouvrant ainsi la voie à un examen au fond du litige. Si d’autres cours administratives d’appel ont pu adopter une position différente quant à la recevabilité de requêtes similaires4, il convient ici de souligner la pertinence de la solution retenue au regard des circonstances de l’espèce. Tout bien considéré, pourquoi les requérants devraient-ils être privés de l’accès au prétoire du juge administratif en raison d’un manquement imputable au représentant de l’État, tenu de publier les actes réglementaires qu’il édicte ?
S’agissant du fond, les juges d’appel toulousains peuvent s’appuyer sur la jurisprudence du Conseil d’État5 qui fait figure de véritable boussole pour la résolution du litige. Ils rappellent, d’abord, le cadre juridique applicable avant le décret du 24 mars 2021 et celui en vigueur depuis la promulgation dudit décret. Notons que la pédagogie qu’ils déploient, aux points 15 à 17, facilite la compréhension de l’articulation entre ces deux régimes juridiques. Antérieurement au décret du 24 mars 2021, le préfet de l’Hérault pouvait instaurer un téléservice pour les prises de rendez-vous comme pour le dépôt de documents à la condition, toutefois, de ne pas déroger à l’obligation de présentation personnelle de l’étranger dans l’un des services énumérés à l’ancien article R. 311-1 du CESEDA. La situation postérieure à ce décret n’a pas fondamentalement évolué pour la personne étrangère souhaitant effectuer des démarches en matière de séjour et de circulation : la prise de rendez-vous peut se faire exclusivement par le biais d’un téléservice tandis que le dépôt de documents doit se faire par la voie électronique uniquement pour les demandes relevant de l’article R. 431-2 du CESEDA ; et s’il peut se faire également pour celles régies par l’article R. 431-3 du même code, l’obligation de présentation personnelle de la personne étrangère demeure applicable. La distinction entre prise de rendez-vous et dépôt qui est pérennisée par le décret de 2021 revêt donc une importance pratique considérable pour les usagers.
Pour apprécier la légalité des décisions préfectorales litigieuses, la cour administrative d’appel commence par rappeler la portée de la jurisprudence Jamart6 en indiquant que le préfet de l’Hérault, en tant que chef de service, peut créer des téléservices pour l’accomplissement de tout ou partie des démarches administratives des usagers. Toutefois, cette jurisprudence de principe « ne confère pas au chef de service un pouvoir d’organisation illimité et inconditionné »7. Si le préfet de l’Hérault était bien compétent, avant l’entrée en vigueur du décret de 2021 pour créer un téléservice permettant le dépôt de documents, il ne s’agissait que d’une simple possibilité et ne pouvait se dispenser de l’obligation de présentation personnelle de l’étranger. Dans un souci manifeste de clarté (ou de pédagogie renforcée ?), la cour prend également le soin de rappeler que cette faculté subsiste sous l’empire du décret de 2021 pour les demandes ne relevant pas de l’article R. 431-2 du CESEDA sous réserve du respect de l’obligation susmentionnée. En l’espèce, dès lors que l’autorité préfectorale ne détenait pas, au titre de son pouvoir d’organisation du service, la compétence pour imposer le recours obligatoire aux téléservices en début d’année 2020, les décisions instaurant un tel dispositif sont annulées par le juge administratif. L’annulation prononcée fera l’objet d’une modulation dans le temps par la cour administrative d’appel illustrant ainsi, à l’occasion du vingtième anniversaire de la jurisprudence association AC8, la pérennité et la vitalité de cet outil jurisprudentiel. Eu égard à cette modulation, les conclusions à fin d’injonction formulées par les requérants sont, en toute logique, partiellement rejetées par la cour qui enjoint sans astreinte au préfet de l’Hérault d’édicter, avant le 1er mai 2025, de nouvelles modalités de dépôt pour les demandes de titres de séjour qui relèvent de l’article R. 431-5 du CESEDA.
Enfin, à l’instar de la requête du Syndicat des avocats de France qui est déclarée irrecevable, l’intervention de la Fédération nationale des unions de jeunes avocats n’est pas admise par la cour. Si cette solution s’inscrit dans le cadre d’une jurisprudence constante en matière d’intérêt à agir, elle n’en demeure pas moins discutable au regard de l’impact de la dématérialisation sur les conditions de travail des avocats qui sont contraints de multiplier les référés mesures utiles lorsque l’ANEF se retrouve « en mode avion ». Une inflation contentieuse qui se répercute a fortiori sur celles des magistrats qui se situent en première ligne pour traiter de ces contentieux techniques, répétitifs et surtout… évitables.
En définitive, cette décision illustre le paradoxe d’une dématérialisation conçue pour faciliter l’accès aux services publics mais qui, lorsqu’elle devient obligatoire, tend à creuser les inégalités entre les usagers.