Indemnisation autonome du préjudice esthétique temporaire de la victime directe

Cass. 2e Civ., 10 février 2022, n°20-18.938

DOI : 10.35562/ajdc.1653

Résumé

Le préjudice esthétique temporaire doit être indemnisé de manière autonome (rappel jurisprudentiel) conformément à l’ossature de la nomenclature « Dintilhac ».

Décision attaquée : Cour d’appel de Poitiers du 23 juin 2020, RG no 18/02302

En l’espèce, la victime d’un accident de la circulation demande au tribunal de grande instance de lui indemniser l’intégralité de ses préjudices. La cour d’appel de Poitiers, dans un arrêt du 23 juin 2020, refuse – notamment – de lui accorder la réparation de son préjudice esthétique temporaire. La victime forme alors un pourvoi en cassation, et fait grief à l’arrêt de le débouter de sa demande, au moyen que : le préjudice esthétique subi par la victime directe constitue bel et bien une souffrance qui mérite une indemnisation indépendante des souffrances moralement éprouvées (au titre de son DFT). Or, la victime présentait bien, pour la période antérieure à la consolidation, des altérations de son apparence (en l’occurrence une boiterie et plusieurs cicatrices au visage). Les juges du fond ont d’ailleurs accédé à l’indemnisation d’un préjudice esthétique permanent au regard du rapport d’expertise.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel. Au visa de l’article 1240 (et du principe de réparation intégrale), elle précise que le préjudice esthétique temporaire doit être considéré comme un poste de préjudice autonome de l’état de la victime directe. Dans la mesure où la victime justifiait ante consolidation de souffrances esthétiques, elle doit en obtenir une juste indemnisation : « en statuant ainsi, alors qu’elle constatait que M. [P] présentait une boiterie et des cicatrices avant la date de la consolidation, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte et le principe susvisés ». L’affaire est alors renvoyée devant la cour d’appel de Rennes.

Cette solution fait ici écho aux propos de monsieur le docteur Bernard Dreyfus (président de l’Association national des médecins de victimes d’accidents avec dommage corporel et expert judiciaire) lors de son audition par la commission Dintilhac en 2005. Celui-ci préconisait, notamment, que le groupe de travail avalise la création d’un chef de préjudice autonome au titre de la réparation des préjudices esthétiques temporaires ; rappelant alors que les victimes peuvent souffrir de ces altérations aussi bien avant qu’après consolidation de son état de santé, en particulier pour les grands brûlés pour lesquels le retour à une apparence physique normale est susceptible de durer plusieurs années et de nécessiter d’importantes interventions médicales (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels dirigé par M. Jean-Pierre Dintilhac, 2005, p. 16). Cette position n’était d’ailleurs pas isolée puisqu’elle détenait, par exemple, le soutien de maître Claudine Bernfeld au nom de l’ANADAVI (rapport, p. 18).

Rappelons que la nomenclature « Dintilhac » consacre expressément ce poste de préjudice (rapport, p. 38). Le rapport indique que : « durant la maladie traumatique, la victime subissait bien souvent des atteintes physiques, voire une altération de son apparence physique, certes temporaire, mais aux conséquences personnelles très préjudiciables, liée à la nécessité de se présenter dans un état physique altéré au regard des tiers ». Il apparaît donc cohérent que les juges du fond s’y conforment ; même si les lésions constatées sont identiques après la date de consolidation. Au travers de cette décision, la Cour de cassation vient rappeler que les magistrats doivent respecter les contours de cet outil, malgré son caractère purement « indicatif » (rapport, p. 47). Il est indéniable que la nomenclature « Dintilhac » s’impose aujourd’hui comme une trame à laquelle les juges du fond sont tenus de se référer, sous peine d’encourir la cassation. Cette solution ne fait que s’inscrire dans une lignée jurisprudentielle qui permet d’affirmer que cet outil ne cesse d’acquérir une force contraignante latente considérable dans la pratique, au nom du respect du principe de réparation intégrale. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation veille, de manière quotidienne, à faire respecter rigoureusement la classification organisée par la nomenclature « Dintilhac » – à fédérer les juridictions du fond et donc à standardiser la rédaction de leurs décisions (sur ce point V. Augier-Francia É., Les nomenclatures de préjudices en droit de la responsabilité civile, Bayonne, Institut francophone pour la justice et la démocratie, coll. des Thèses, tome 211, 2021).

En conclusion, la réparation du préjudice esthétique temporaire ne peut se confondre avec l’indemnisation de son déficit fonctionnel temporaire (en ce sens : Cass, 2e Civ., 4 février 2016, no 10-23.378 V. obs. AJDC 2016 no 7), ni même fusionner avec l’indemnisation de son préjudice esthétique permanent (en ce sens : Cass. 2e Civ., 7 mars 2019, no 17-25.855). Ces postes doivent être considérés de manière indépendante (Zegout D., « Répétons… : indemnisation distincte du préjudice esthétique temporaire, même en cas de séquelles esthétiques identiques après consolidation », Gaz. Pal., 2022, n° 19, p. 57). Le raisonnement retenu par les juges d’appel s’en retrouve donc, logiquement, sanctionné. La solution n’a pas le mérite de surprendre, mais elle vient néanmoins confirmer une position déjà adoptée à de nombreuses reprises par la Cour de cassation (en ce sens : Cass. 2e Civ., 3 juin 2010, no 09-15.730 ; Cass. 2e Civ., 7 mai 2014, no 13-16.204 ou encore Cass. 2e Civ., 27 avril 2017, no 16-17.127).

Même si la solution ne l’indique pas explicitement, la définition générale du préjudice esthétique temporaire retenue par la Cour permet, une fois de plus, de rejeter l’interprétation persistante de certaines compagnies d’assurance, sous couvert d’une lecture contestable de la nomenclature « Dintilhac », de limiter l’indemnisation de ce poste aux seules atteintes esthétiques les plus graves. C’est pourquoi, les médecins experts doivent judicieusement se pencher sur la description de ces atteintes temporaires, quelle que soit la gravité des lésions constatées. Cela pourrait éviter que la question ne revienne, encore une fois devant la Cour de cassation…

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Référence électronique

Émeline Augier-Francia, « Indemnisation autonome du préjudice esthétique temporaire de la victime directe », Actualité juridique du dommage corporel [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 17 mars 2023, consulté le 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/ajdc/index.php?id=1653

Auteur

Émeline Augier-Francia

Maître de conférences en droit privé, université Clermont Auvergne, F-63000 Clermont-Ferrand, France

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