Par un arrêt en date du 18 octobre 2023, la première chambre civile de la Cour de cassation s’intéresse au préjudice d’anxiété dans le cadre du contentieux du Distilbène.
En l’espèce, une personne a été exposée in utero au Distilbène, sa mère en prenant lors de la grossesse. Plusieurs années après sa naissance, elle assigne en justice le producteur du médicament pour obtenir l’indemnisation de son préjudice d’anxiété de souffrir éventuellement d’une pathologie grave ou mortelle, en raison de son exposition à ce produit, ne pouvant établir avec certitude le lien de causalité entre cette exposition et sa baisse de fertilité. Parallèlement, la mère ayant pris le Distilbène et son conjoint interviennent volontairement à l’instance et demandent l’indemnisation du préjudice lié à l’infertilité de la première.
Débutée en 2009, cette procédure a connu plusieurs étapes. Dans un premier temps, la cour d’appel de Versailles a, dans un arrêt du 5 décembre 2013, déclaré l’action irrecevable car étant prescrite, la date de consolidation du dommage ayant été fixée à 1994, date à laquelle la demandeuse a décidé d’arrêter de tenter des nouveaux traitements pour lutter contre son infertilité. Un pourvoi en cassation est alors formé. La Cour de cassation affirme qu’il n’était pas possible de prendre en compte le choix de la demandeuse d’arrêter de tenter des nouveaux traitements pour considérer le dommage comme consolidé (Cass. 1re civ., 17 janvier 2018, nº 14-13.351). Les parties sont alors renvoyées devant la cour d’appel de Paris. Dans un arrêt en date du 16 décembre 2021, les juges d’appel rejettent l’ensemble des demandes indemnitaires. S’agissant de la mère et de son époux, ils relèvent qu’il n’existe pas de certitude quant au lien de causalité entre l’infertilité et la prise de Distilbène, dès lors que deux causes pouvaient expliquer cette pathologie, dont l’exposition à ce produit. S’agissant de la fille, les juges d’appel dénient à cette dernière le droit d’obtenir l’indemnisation de son préjudice d’anxiété, eu égard au fait qu’il n’y avait pas de certitude quant au lien de causalité entre sa propre baisse de fertilité et l’exposition in utero au Distilbène.
Aussi, il était posé deux questions à la Cour de cassation. Tout d’abord, faut-il que l’exposition au Distilbène soit la cause exclusive d’un dommage pour que le préjudice qui en découle soit réparé par le producteur du médicament ? Ensuite, la victime d’une baisse de fertilité, pour laquelle il ne peut pas être établi avec certitude qu’elle est due à l’exposition au Distilbène, peut-elle toutefois obtenir l’indemnisation de son préjudice d’anxiété du fait de cette exposition et de la crainte qui en découle de subir éventuellement des pathologies graves ?
À la première question, la Cour de cassation répond par la négative. En effet, sans reprendre la distinction incertaine entre causalité et imputabilité (obs. Vincent Bouquet et Éric Fouassier, « Le lien de causalité dans le contentieux relatif au Distilbène », D. 2019, nº 36, p. 2028-2031 ; Christophe Quézel-Ambrunaz, Philippe Brun et Olivier Gout, « Responsabilité civile », D. 2024, nº 1, p. 34-43), la Cour de cassation affirme qu’il n’est pas nécessaire que la prise de Distilbène soit la cause exclusive de la pathologie pour que le lien de causalité entre les deux soit caractérisé. Il s’agit là d’une position classique de la jurisprudence. La Cour de cassation a déjà eu l’occasion d’énoncer cette solution s’agissant du contentieux du Distilbène (Cass. 1re civ., 24 septembre 2009, nº 08-16.305 ; Cass. 1re civ., 19 juin 2019, nº 18-10.380). Également selon une analyse traditionnelle de la jurisprudence, si un fait est la cause exclusive du dommage, alors les autres causes potentielles du dommage doivent nécessairement être écartées (Cass. 2e civ., 7 avril 2022, nº 20-19.746). A contrario, si un dommage est dû à plusieurs causes, les juges du fond doivent déterminer laquelle de ces causes doit être retenue, en mobilisant notamment les expertises, sans donc se limiter à dire que lorsqu’un dommage a plusieurs causes possibles, il n’est pas possible d’établir avec certitude le lien de causalité. Il est alors envisageable de recourir aux présomptions du fait de l’homme, mais l’appréciation que les juges du fond peuvent en avoir rendu, « l’issue de ce contentieux est pour le moins incertaine » (Vincent Bouquet et Éric Fouassier, « Le lien de causalité dans le contentieux relatif au Distilbène », op. cit.). Face au fait que la preuve du lien de causalité entre la prise du Distilbène et une pathologie peut confiner en une probatio diabolica – comme souvent s’agissant de l’apparition de certaines maladies – ou être donc soumis à la casuistique, le demandeur devrait bien plutôt se tourner vers un autre préjudice pour lequel la preuve du lien de causalité est bien plus simple : le préjudice d’anxiété.
En effet, à la seconde question, la Cour de cassation répond par la positive. Bien qu’il puisse être difficile d’établir un lien de causalité entre l’exposition in utero au Distilbène et la baisse de la fertilité d’une personne, cette incertitude causale n’exclut pas automatiquement la possibilité d’obtenir l’indemnisation du préjudice d’anxiété de cette personne. Elle peut alors prétendre à la réparation de ce préjudice causé par l’exposition à une substance nocive, laquelle est susceptible de causer des pathologies graves. Cet arrêt doit être rapproché d’une autre affaire dans laquelle la Cour de cassation avait déjà mis en lumière la solution aujourd’hui réaffirmée (Cass. 1re Civ., 2 juillet 2014, nº 10-19.206). En effet, elle avait alors décidé, toujours dans le cadre de l’exposition au Distilbène, que bien que la demandeuse n’eût pas subi de dommage corporel qu’il était possible d’imputer à l’exposition au Distilbène, le fait d’être exposé à la crainte de souffrir d’une pathologie grave de ce fait suffisait à caractériser un préjudice d’anxiété causé par cette exposition. Ces deux arrêts tendent à démontrer que le préjudice d’anxiété peut dorénavant être un outil juridique permettant de dépasser certaines incertitudes causales, à l’image du préjudice de perte de chance (Sophie Hocquet-Berg, « Exposition in utero au Distilbène », Resp. civ. et assur. 2012, nº 10, note 1).
En l’absence de certitude quant au lien de causalité entre un dommage corporel et l’exposition au Distilbène, mieux vaut demander la réparation d’un préjudice d’anxiété de développer une pathologie grave du fait de l’exposition, dès lors que ce préjudice trouve sa cause dans l’exposition en elle-même. Le lien de causalité est alors bien plus facile à caractériser, pour ne pas dire automatique lorsque la victime arrive à établir qu’elle a bien été exposée au Distilbène et qu’elle souffre d’une anxiété de ce fait. En effet, s’il n’est pas certain qu’une maladie donnée soit causée par une substance nocive, en revanche l’anxiété découlant de la prise de cette substance, et donc de ses conséquences potentielles, est bien plus certaine. Il faut néanmoins que les conséquences potentielles, ici des maladies, qui peuvent survenir soient objectivement constatables et ne dépendent donc pas uniquement de la représentation mentale que celui qui les allègue en a (ibid., note 9).
Le préjudice d’anxiété peut donc être analysé comme un outil au service du dépassement des incertitudes. Certes, la victime n’obtiendra pas une réparation équivalente à celle des préjudices résultant de son dommage corporel, mais elle obtiendra tout de même une indemnisation de son préjudice d’anxiété (obs. Nathan Allix, « Exposition à un médicament et causalité : cassation dans l’affaire du distilbène », Dalloz Actualité 2023).