Langues régionales, juge administratif et Constitution

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Décision de justice

CAA Toulouse, 1ère chambre – N° 23TL01383 – 12 décembre 2024 – C+

Juridiction : CAA Toulouse

Numéro de la décision : 23TL01383

Numéro Légifrance : CETATEXT000050773890

Date de la décision : 12 décembre 2024

Code de publication : C+

Index

Rubriques

Collectivités territoriales

Textes

Résumé

Le règlement intérieur de la commune d’Amélie-les-Bains-Palalda a été modifié pour y ajouter la phrase suivante : « Le rapporteur pourra présenter la délibération en langue catalane mais il devra toujours l’accompagner de la traduction en français. De même, les interventions des conseillers municipaux pourront se faire en langue catalane mais elles devront toujours être accompagnées de la traduction en français ».

D’une part, ces dispositions ne se bornent pas à permettre la seule expression orale des élus en catalan lors du conseil municipal, mais permettent également au rapporteur de présenter une version écrite en langue catalane des délibérations soumises au vote. D’autre part et en tout état de cause, en permettant aux conseillers municipaux de s’exprimer directement au cours des séances du conseil municipal dans une langue autre que le français, la délibération attaquée méconnaît l’article 2 de la Constitution, alors même qu’elle prévoit, au demeurant selon des modalités très imprécises, l’obligation d’accompagner cette expression d’une traduction en langue française. La circonstance que l’usage du catalan constitue une faculté, et non une obligation, est sans incidence à cet égard. Les dispositions de l’article 2 de la Constitution ne font pas obstacle, en revanche, à ce que la présentation des délibérations et les interventions des conseillers municipaux, une fois exprimées en français, puissent faire l’objet d’une traduction en langue catalane.

135 Collectivités territoriales

135-01 Dispositions générales

35-01-015-02 Déféré préfectoral

135-01-015-02-01 Actes susceptibles d'être déférés

Notes – références

Rapp. Conseil constitutionnel, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, n° 99-412 DC (l'usage du français s'impose aux personnes morales de droit public mais l'article 2 de la Constitution n'interdit pas l'utilisation de traductions) et Conseil d’État, 31 octobre 2022, Association collectif pour la défense des loisirs verts et a., n° 444948, B (charte d’un parc naturel régional rédigée en français, avec certains passages traduits en provençal : pas de méconnaissance de l’article 2 de la Constitution)

Comp. Conseil d’État 29 mars 2006, Haut-Commissaire de la République en Polynésie française, n° 282335, A (dispositions conférant aux membres de l’assemblée de la Polynésie française le droit de s’exprimer, en séance plénière de cette assemblée, dans des langues autres que la langue française ; dispositions contraires à l’article 57 de la loi organique du 27 février 2004 qui prévoit que le français est la langue officielle de la Polynésie française et que son usage s’impose notamment aux personnes morales de droit public)

Langues régionales, juge administratif et Constitution

Tiphaine Rombauts-Chabrol

Maître de conférences à l’université de Perpignan (CDED, UR 4216), chercheur associé au CREAM (UR 2038)

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DOI : 10.35562/ajamont.226

Par une délibération en date du 5 juillet 2022, le conseil municipal d’Amélie-les-Bains a adopté une modification de l’article 17 de son règlement intérieur afin de prévoir que « le rapporteur pourra présenter la délibération en langue catalane mais il devra toujours l’accompagner d’une traduction en français » puis ouvrir la même possibilité s’agissant des interventions des conseillers municipaux. Sur déféré du préfet des Pyrénées-Orientales, le tribunal administratif de Montpellier a annulé cette délibération le 9 mai 2023, jugement confirmé par le présent arrêt. L’issue de ce litige en appel ne faisait guère de doute. Toutefois, l’occasion mérite d’être saisie pour rappeler l’état du droit positif s’agissant de l’utilisation des langues dites régionales dans les services publics et administrations, d’autant qu’en ce 12 décembre 2024, c’est en réalité l’illégalité de cinq délibérations qui est constatée, les communes d’Elne, Port-Vendres, Tarerach et Saint-André1 ayant procédé à la même modification de leurs règlements intérieurs, au mot près.

Si l’article 2 de la Constitution affirme que « la langue de la République est le français », le droit positif a récemment évolué quant à la protection et la promotion des langues régionales. Récemment encore, la loi déclinait cette affirmation constitutionnelle en précisant que « la langue française est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics » mais que les dispositions permettant de s’en assurer s’exerçaient « sans préjudice de la législation et de la réglementation relatives aux langues régionales de France »2. À la suite de l’introduction d’un article 75-1 dans la Constitution prévoyant que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France »3, sans pour autant conférer de droit ni consacrer une nouvelle liberté opposable au profit des particuliers ou des collectivités4, le législateur a cherché à approfondir et consolider le corpus juridique afférent au moyen de la loi nº 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion. Depuis, les langues régionales ont rejoint la liste des éléments composant le patrimoine culturel immatériel5 et les trésors nationaux6 . Surtout, l’article 21 de la loi de 1994 a été réécrit, précisant désormais que « les dispositions de la présente loi ne font pas obstacle à l’usage des langues régionales et aux actions publiques et privées menées en leur faveur ».

Ce corpus juridique enrichi permet-il à une assemblée délibérante de prévoir des formes d’expression écrites et orales en langue catalane, reléguant le français au rang de traduction, fut-elle obligatoire ? La cour administrative d’appel de Toulouse répond par la négative. Constatant que les différentes dispositions législatives en vigueur n’interdisent ni ne permettent de manière explicite l’usage à titre principal d’une langue régionale par une autorité administrative, elle s’en remet à l’analyse du Conseil constitutionnel formulée à l’occasion du contrôle des stipulations de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires signée à Budapest en 1999, dont certaines avaient été jugées contraires à la Constitution en ce qu’elles tendaient à « reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la “vie privée” mais également dans la “vie publique”, à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics »7. Il avait alors affirmé qu’il résultait des dispositions de l’article 2 de la Constitution et de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen relatives à la liberté d’expression que « l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public »8. La jurisprudence européenne rappelle quant à elle l’absence de consécration d’une liberté linguistique par la CEDH, notamment son article 10 relatif à la liberté d’expression9.

Faute de base légale expresse autre que celle prévoyant l’adoption obligatoire d’un règlement intérieur du conseil municipal pour les communes de plus de 1 000 habitants10), la juridiction d’appel procède à un contrôle de constitutionnalité de la délibération au terme duquel son annulation est prononcée. Elle rejoint ainsi un courant jurisprudentiel qui, bien que maigre, semble tracer un sillon clair. En effet, la même solution avait été opposée à un conseil municipal ayant prévu qu’une séance sur deux se tiendrait en langue corse11, au règlement intérieur du conseil exécutif de Corse identifiant comme langues des débats le corse et le français12, ou encore le règlement intérieur de l’assemblée de la Polynésie française permettant aux élus de s’exprimer en langue tahitienne ou dans l’une des langues polynésiennes13.

De la hiérarchie des normes procède une hiérarchie des langues au sein de la république : comme l’a relevé le professeur Jean-Marie Pontier, les conseils municipaux concernés des Pyrénées-Orientales ont « inversé l’ordre des primautés »14. La présence du français à titre de traduction ne suffit pas : elle doit rester la langue d’expression des administrations et services publics.

Notes

1 CAA Toulouse, 1re chambre, 12 décembre 2024, 23TL01632 (Elne), 23TL01633 (Port-Vendres), 23TL01634 (Tarerach) et 23TL01635 (Saint-André). Retour au texte

2 Loi nº 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, articles 1er et 21. Retour au texte

3 Loi constitutionnelle nº 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République, article 40. Retour au texte

4 Cons. const., décision nº 2011-130 QPC du 20 mai 2011. Retour au texte

5 Code du patrimoine, article L.1. Retour au texte

6 Code du patrimoine, article L. 111-1. Retour au texte

7 Cons. const., décision nº 99-412 DC du 15 juin 1999, considérant nº 11. Retour au texte

8 Idem, considérant nº 8. Retour au texte

9 CEDH, 21 sept. 2010, Birk-Levy c/ France, nº 39426/06. Retour au texte

10 Code général des collectivités territoriales, article L. 2121-8. Retour au texte

11 CAA Marseille, 13 oct. 2011, commune de Galiera, nº 10MA02330. Retour au texte

12 CAA Marseille, 19 nov. 2024, préfet de Corse, nº 23MA01110. Retour au texte

13 CE, 29 mars 2006, haut-commissaire de la république de Polynésie française, nº 282335. Retour au texte

14 Pontier, Jean-Marie, « Un règlement intérieur ne peut faire prévaloir une langue régionale sur la langue française », AJCT,  2025, nº 5, p. 294-295. Retour au texte

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