Les 20 et 21 décembre 2017, la SAS CA MA, exerçant une activité de marchand de biens immobiliers, a, par deux actes distincts, acquis des terrains à bâtir auprès de deux particuliers différents. En contrepartie, elle s’engageait à remettre à chacun des vendeurs, dans le cadre d’une dation en paiement à constater par acte authentique ultérieur, dans un cas un et dans l’autre trois lots constitués chacun d’une villa avec garage à construire sur une partie du terrain. Classique, ce type d’opération consiste en deux dations en paiement réciproques : remise de terrains en échange d’immeubles à construire, lesquels constituent la contrepartie des terrain reçus. À la suite d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a notifié à la SAS CA MA des rappels de TVA pour l’année 2017 considérant que celle-ci aurait dû collecter de la TVA sur la cession des immeubles qu’elle s’était engagée à construire et à remettre aux vendeurs dès la signature des actes de décembre de 2017. S’agissant de dations en paiement d’immeubles neufs, assimilées pour la TVA à des cessions, réalisées par un assujetti, le principe de l’assujettissement de ces opérations à la TVA n’était pas contesté. Mais estimant, contrairement à la requérante, que les actes avaient dès leur signature emporté transfert de propriété des immeubles à construire au profit des vendeurs de terrains, l’administration semblait soutenir, sur le fondement de l’article 269 du Code général des impôts (CGI), qu’ils constituaient le fait générateur de la TVA et, par conséquent, la date à laquelle la TVA était devenue exigible. Les moyens de la direction régionale des finances publiques sur ce point ne sont pas clairement énoncés dans la décision. Tout en confirmant les rectifications, le tribunal administratif de Toulouse a pris soin de préciser l’analyse en distinguant fait générateur et exigibilité de la TVA, si souvent confondus en pratique alors que les deux ne coïncident pas nécessairement et n’ont pas les mêmes implications. Excluant que le premier puisse se situer à la date des actes de 2017 prévoyant la dation du terrain remis en paiement, le tribunal administratif a en revanche jugé que la remise de ceux-ci, constitutive d’un paiement anticipé du prix des locaux promis, la rendait exigible.
1 – Sur le fait générateur
Selon le 1a de l’article 269 du CGI le fait générateur de la taxe se produit au moment où la livraison est effectuée, c’est-à-dire au moment du transfert du pouvoir de disposer du bien comme d’un propriétaire.
La jurisprudence fiscale sur la question de la date du fait générateur de la TVA due au titre de la livraison d’immeubles à construire remis en contrepartie d’un terrain est souvent présentée comme distinguant deux cas de figure1 :
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soit l’acte de vente du terrain, qui pose le principe de la dation en paiement par remise ultérieure de locaux construits sur celui-ci, définit les locaux promis avec suffisamment de précision (nature des biens et localisation), et les juges fiscaux considèrent qu’il y a accord sur la chose et sur le prix et que la dation en paiement2 doit, pour la TVA, être traitée comme une vente opérant transfert de propriété des immeubles à construire. L’acte constitue alors le fait générateur de la TVA due au titre de la cession des locaux construits par l’acquéreur, la date d’achèvement et de livraison effective des locaux étant indifférente3. Comme promesse de vente vaut vente, promesse de dation en paiement vaudrait donc en quelque sorte dation en paiement. Poussant encore plus loin la logique fiscale, la cour administrative de Lyon4, contre laquelle le pourvoi en cassation n’a pas été admis5 a même considéré, contre l’avis du rapporteur public, que l’acte de vente d’un terrain dans lequel la consistance des locaux promis en dation était précisée mais renvoyait à un acte ultérieur pour la fixation de leur localisation exacte, n’a pas le caractère d’une promesse de dation en paiement, mais celui d’une dation en paiement.
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soit l’acte de vente du terrain, tout en prévoyant le principe d’une dation en paiement, n’identifie pas précisément les locaux attendus : il s’analyse alors comme une simple promesse de dation en paiement, le fait générateur de la TVA étant reporté à la date de cession des immeubles concernés6.
Même si la requérante s’en défendait, la désignation des locaux promis par la SA MA CA était précise. Leur prix, la désignation des lots concernés et leur consistance, « des villas d’environ 84 m2 avec garage attenant », étaient précisés.
Néanmoins, chacun des actes de 2017 contenait des clauses particulières, citées par la décision, indiquant que les parties avaient entendu différer le transfert de propriété des locaux au vendeur du terrain à la date de l’acte authentique constatant la dation en paiement de ceux-ci. En présence de telles clauses, le Conseil d’État a pu juger que le fait générateur de la TVA doit être reporté à l’acte de cession des biens promis en dation si les parties, sans égard pour la précision de l’acte quant à leur consistance, avaient convenu que la dation en paiement devait être constatée par un acte ultérieur7. Il a ainsi confirmé, comme le lui suggérait le commissaire du gouvernement Schicke, qu’il peut pour la TVA « y avoir vente parfaite sans transfert corrélatif de propriété si l’acte renvoie ce transfert à un évènement ultérieur, par exemple la signature d’un acte authentique ». La prise en considération de ces clauses est d’ailleurs conforme au principe selon lequel pour apprécier, en TVA, la date à laquelle se situe le transfert du pouvoir de disposer d’un bien comme un propriétaire, il « convient de faire application des règles du droit privé »8. Elle implique cependant pour les juges du fond de se prononcer sur la nature et la portée exacte des dispositions contractuelles, tout en évitant que les parties ne puissent indument différer la date du fait générateur de l’impôt, ce qui peut parfois s’avérer délicat. L’affaire en cause question en est un exemple particulièrement topique.
Le rapporteur public Cyril Luc, qui a aimablement accepté de nous transmettre ses conclusions, sans se prononcer clairement sur la date du fait générateur de la TVA, considérait que, nonobstant les stipulations contractuelles renvoyant à un acte ultérieur de dation en paiement, les actes de 2017 devaient être regardés comme « constitutifs d’engagements fermes et certains sur la chose et sur le prix de nature à emporter transfert de propriété au jour de leur signature », les actes ultérieurs n’étant que des actes réitératifs « ayant pour seul objet de constater la livraison matérielle des biens remis à titre de dation en paiement ». Le tribunal, plus respectueux de la volonté des parties, semble quant à lui avoir analysé la clause selon laquelle « le vendeur du terrain concerné devient propriétaire du ou des lots prévu(s) au contrat à compter de la date de la signature de l’acte constatant la dation en paiement » comme étant suspensive de l’effet translatif de la dation en paiement, qualifiée de ce fait de simple promesse de dation. Mais, plus intriguant, il rappelle également, et en premier lieu, que « lorsque la dation en paiement porte sur une chose future, elle n’opère transfert de propriété de cette chose future que lorsque celle-ci est effectivement en mesure d’être livrée par celui qui devait la donner ». Cette formule est empruntée à la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle
« en cas de dation en paiement comme en cas de vente d’une chose future, le transfert de propriété ne s’opère au profit du bénéficiaire de cette dation que lorsque la chose est effectivement en mesure d’être livrée par celui qui doit la donner et reçue par celui à qui elle est donnée »9.
La vente de choses futures n’est pas prohibée, mais la nature de chose impose qu’il y ait, indépendamment de toute manifestation de volonté des parties, dissociation dans le temps de l’échange des consentements et du transfert de propriété. Même si le lien fait entre cette affirmation et la solution retenue n’est pas très explicite, le tribunal semble néanmoins, en filigrane, en tirer la conclusion que les actes de décembre 2017, portant sur des choses futures, ne pouvaient être regardés que comme des promesses de dation en paiement, alors même qu’il y avait accord sur le prix et la chose. Tel est d’ores et déjà l’analyse de l’administration pour les cessions de meubles corporels futurs10. Néanmoins, la conclusion du tribunal interroge : pourquoi alors situer le transfert de propriété des immeubles à construire à la date de la signature des actes authentiques de réitération et non pas à celle de leur achèvement, date à laquelle ils étaient en mesure d’être livrés ? À moins, mais le tribunal ne le dit pas, qu’il se soit agi en l’hypothèse d’appliquer l’article 1601-2 du Code civil, qui, en matière de vente à terme, précise que le transfert de propriété s’opère de plein droit par « la constatation par acte authentique de l’achèvement de l’immeuble ».
Quoi qu’il en soit, et ceci explique peut-être l’apparente hésitation du tribunal à s’émanciper de l’examen des clauses contractuelles, la pertinence de cette argumentation mériterait d’être validée par la jurisprudence future. Si elle objective le processus de détermination du fait générateur de la TVA, elle n’est guère compatible avec la position traditionnelle, ci-avant rappelée, du Conseil d’État qui admet que des dations en paiement de locaux à construire portant sur des immeubles suffisamment identifiés puissent être considérées comme translatives de propriété.
Pour les requérants, qui soutenaient que les actes du 20 et du 21 décembre 2017 étaient assortis d’une simple promesse de dation en paiement de locaux à construire, la victoire n’a cependant été que platonique, le tribunal ayant considéré qu’à ces deux dates, la TVA était devenue exigible.
2 - Sur l’exigibilité de la taxe
Si, selon le 2a de l’article 269 du CGI, le fait générateur de la TVA en matière de livraisons de biens coïncide avec son fait générateur, le 2a bis précise, depuis la réforme de la TVA immobilière de 2010, que pour les livraisons d’immeubles à construire, la TVA est exigible « lors de chaque versement des sommes correspondant aux différentes échéances prévues par le contrat en fonction de l’avancement des travaux ». Et, c’est sur le fondement de ces dernières dispositions que le Tribunal a confirmé les rectifications.
Il a d’abord constaté que, étant donné que les actes en cause ne prévoyaient pas que le prix des immeubles serait réputé payé après l’achèvement des constructions, ces actes avaient transféré à la SAS CA MA la propriété des terrains sur lesquels devaient être construits les locaux promis. Il pouvait donc être constaté un paiement anticipé de ceux-ci. La jurisprudence européenne admettant que, pour l’application de la TVA, les opérations comportant une contrepartie stipulée en nature doivent être traitées comme celles prévoyant une contrepartie en argent11, le tribunal a, en s’appuyant sur le 2a bis de l’article 269 du CGI, ensuite considéré que la remise des terrains pouvant être considérée comme un acompte, la TVA était immédiatement exigible. La décision confirme donc ce qu’affirme la doctrine administrative depuis 2012, à savoir « qu’en cas de dation en paiement, dès lors que la livraison des locaux remis en dation relève d’un contrat portant sur un immeuble à construire, l’exigibilité de la taxe due à ce titre intervient à la livraison du terrain qui en constitue la contrepartie »12. Le tribunal a ensuite précisé que le dispositif du 2a bis de l’article 269 visant à la transposition de l’article 65 de la directive 2006/112/CE, en ce qu’il prévoit qu’« en cas de versements d’acomptes avant que la livraison de biens ou la prestation de services ne soit effectuée, la taxe devient exigible au moment de l’encaissement, à concurrence du montant encaissé », celui-ci devait être appliqué à la lumière de l’interprétation qu’en a donné la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Or, pour que la remise des biens constituant l’entière contrepartie d’immeubles à construire puisse déclencher l’exigibilité de la TVA due au titre de la livraison de ces derniers, la CJUE exige que tous les éléments pertinents du fait générateur, c’est-à-dire de la future livraison, soient déjà connus, notamment que les biens que le vendeur s’est engagé à livrer soient désignés avec précision et que la livraison soit certaine13.
Après avoir constaté que les actes des 20 et 21 décembre 2017 désignaient de manière précise les locaux attendus et que le vendeur du terrain y renonçait à la possibilité de se rétracter prévue à l’article L. 271-1 du Code de la construction et de l’habitation, le tribunal a conclu à ce que les conditions posées par la jurisprudence européenne étaient remplies. À juste titre, il a également écarté l’argument selon lequel la possibilité conventionnelle de suspension pour cause de force majeure du délai d’achèvement des constructions serait de nature à rendre incertaine leur livraison : la Cour de justice a en effet indiqué que l’absence de précision sur la date de la livraison du bien au moment du versement de l’acompte n’est pas de nature, à elle seule, à mettre en cause la certitude de cette livraison14.
Le raisonnement mis ici en œuvre par le tribunal n’est pas nouveau. Il emprunte fortement à l’argumentation déjà avancée dans la même configuration par le tribunal administratif de Nice15, auquel le rapporteur public, lui-même inspiré d’une décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation16 avait proposé de considérer qu’en cas de cession d’un terrain contre remise d’un immeuble à construire « la livraison du terrain à construire constitue le versement prévu au contrat et rend donc en principe exigible la TVA sur l’ensemble de la dation ».
Si le raisonnement du tribunal ne suscite dans son déroulé aucune réserve, il est néanmoins permis d’en questionner une des prémisses, à savoir l’applicabilité au cas d’espèce du 2a bis de l’article 269 du CGI. Il est en réalité curieux de considérer que la cession du terrain puisse correspondre à un versement de « sommes prévues par le contrat en fonction de l’avancement des travaux ». Le tribunal le constate, le prix est ici payé en bloc indépendamment de la progression de la construction des locaux promis. Par ailleurs, on peut également s’interroger sur le fait, comme l’affirme le tribunal, que le 2a bis de l’article 269 du CGI transpose l’article 65 de la directive 2006/112/CE, figurant antérieurement à l’article 10 de la 6e directive, en ce qu’il prévoit qu’« en cas de versements d’acomptes avant que la livraison de biens ou la prestation de services ne soit effectuée, la taxe devient exigible au moment de l’encaissement à concurrence du montant encaissé ». En réalité, cet article semble avoir été introduit par la loi de finances rectificative pour 2010, qui a réformé la TVA appliquée aux opérations immobilières, pour répondre aux exigences de l’article 64 de la directive 2006/112/CE, figurant avant l’adoption de cette dernière à l’article 10 de la 6e directive, selon lequel « lorsqu’elle donnent lieu à des décomptes ou à des paiements successifs, les livraisons de biens […] sont considérées comme effectuées au moment de l’expiration des périodes auxquelles se rapportent ces décomptes ou paiements ». Il s’agissait de résoudre l’incompatibilité, relevée par la cour administrative de Bordeaux17, entre ce texte et les règles internes de détermination du fait générateur et de l’exigibilité de la TVA en matière de vente en état futur d’achèvement et de ventes à terme, opérations pour lesquelles sont prévues des contraintes spécifiques d’échelonnement des paiements en fonction de l’avancement des travaux18, en fixant la date d’exigibilité de la TVA « à l’expiration des périodes auxquelles se rapportent les paiements successifs liés à l’avancement des travaux ». Or, précisément, la cour administrative de Lyon avait ultérieurement confirmé que les exigences de l’article 64 de la directive ne s’imposaient pas dans l’hypothèse d’une dation en paiement de terrain contre locaux à construire, « le prix des locaux à construire sur le terrain à bâtir étant acquitté par le cédant du terrain à bâtir par la cession à la date de la dation dudit terrain, et non par des paiements successifs à mesure de l’avancement des travaux de construction des lots »19.
En réalité, et comme en convient le tribunal, la configuration des opérations propre à l’affaire SAS CA MA pose la question du traitement d’acomptes versés indépendamment de l’avancée des travaux. Elle s’apparente donc aux situations visées à l’article 65 de la directive sur lequel s’appuie la jurisprudence européenne rappelée en substance par la décision du tribunal. Ces dispositions n’avaient pas été transposées à la date des opérations en cause. Elles ne l’ont été qu’après que la cour administrative d’appel de Nantes a relevé la non-conformité du droit français20. Ces règles figurent désormais au 2a de l’article 269 du CGI qui prévoit qu’en cas de versement préalable d’un acompte, « la taxe devient exigible au moment de son encaissement, à concurrence du montant encaissé » et ne s’appliquent qu’aux acomptes encaissés à compter du 1er janvier 2023. Elles ne visent pas les mêmes hypothèses que celles mentionnées au 2a bis de l’article 269 du CGI, à telle enseigne d’ailleurs que le législateur n’a pas trouvé bon de supprimer ces dernières lorsqu’il a transposé l’article 65 de la directive TVA.
Or, même s’il est incontestable que les dispositions de l’article 65 de la directive TVA sont d’effet direct21, la question de savoir si l’État français était fondé à s’en prévaloir à propos de situations antérieures à sa transposition aurait pu être posée22.