Jamais réellement retombée depuis la crise des Gilets jaunes il y a six ans, et, même plus tardivement depuis 2016 si l’on tient compte de l’apparition des violences préméditées lors des cortèges à l’occasion des manifestations contre les lois El khomri, les tensions sociales connaissent un renouveau à l’automne 2025 avec l’apparition du mouvement Bloquons tout, dont les contours et les motivations, à l’heure où ces lignes sont écrites, sont encore indéterminés. À ce sujet, les juridictions administratives statuent régulièrement sur des actions en responsabilité intentées par des commerçants ou collectivités territoriales. La prise en charge sociale de ce type de préjudice revêt une importance particulière, car les sociétés privées d’assurance peuvent refuser de les couvrir, la loi prévoyant qu’elles « ne répond[ent] pas, sauf convention contraire, des pertes et dommages occasionnés […] par des émeutes ou par des mouvements populaires »1.
C’est dans ce contexte que la cour administrative d’appel de Toulouse a été saisie en appel du jugement rendu par le tribunal administratif de Toulouse le 21 avril 2022, au terme duquel l’État a été condamné à verser à la métropole de Toulouse la somme de 648 960,08 euros toutes taxes comprises assortie des intérêts au taux légal et de la capitalisation des intérêts, au titre des préjudices subis à raison des dégradations commises lors des manifestations ayant eu lieu chaque samedi à partir du 17 novembre 2018 et jusqu’au mois de juin 2019 dans le centre-ville de Toulouse.
Deux actions en responsabilité sans faute avaient été dirigées contre l’État par la métropole. La première, fondée sur les dispositions de l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure, tendait à l’indemnisation de nombreux préjudices liés notamment au coût de remise en état du mobilier urbain, des chaussées, des trottoirs et des matériaux naturels. La seconde, fondée sur le régime jurisprudentiel de la rupture d’égalité devant les charges publiques visait à obtenir réparation pour les coûts des travaux de reprise de la voirie en raison de l’augmentation du trafic des poids lourds liés à une déviation décidée par les services de gendarmerie pour contourner le blocage d’un dépôt pétrolier sur la commune de Lespinasse.
La cour a estimé que seules les conditions de la responsabilité sans faute de l’État au titre des violences commises dans le cadre de rassemblements et attroupements étaient réunies, condamnant par voie de conséquence l’État à verser 334 402,48 euros à la métropole, l’absence de causalité entre la détérioration des routes et la déviation excluant toute responsabilité pour rupture d’égalité devant les charges publiques.
Le régime de la responsabilité sans faute du fait des attroupements est aujourd’hui prévu à l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure aux termes duquel
« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens ».
La jurisprudence récente a tenté d’apporter des éléments de clarification face à l’apparition de phénomènes sociaux variés empruntant des voies d’action parfois violentes, de nouveaux groupuscules violents agissant dans le contexte d’un rassemblement pacifique2.
Ces clarifications étaient bienvenues, car l’on peinait à isoler dans la jurisprudence un ou plusieurs critères décisifs dans l’application du régime de responsabilité sans faute du fait des attroupements.
La première condition, tenant à l’existence de dommages, à force ouverte ou commis par violence, de nature délictuelle ou criminelle, ne pose pas de réelles difficultés. Ce n’est pas le cas de la seconde, qui exige un lien de causalité entre le dommage et le rassemblement. Lorsque les dommages ont été commis avec préméditation, l’application du régime semblait devoir être exclue au motif que ceux-ci se détachent du rassemblement. Le caractère spontané des violences commises apparaissait déterminant3. Cette grille d’analyse n’est que partiellement satisfaisante, car si elle permet d’exclure de toute indemnisation les dommages commis indépendamment de tout rassemblement, dans le seul but de les commettre, ce que l’on peut rapprocher d’une action de type commando, elle se révèle insuffisante pour appréhender certains phénomènes de violences où les dommages ont été commis durant une manifestation organisée mais de manière préméditée, ne serait-ce que par la préparation de tenues vestimentaires adéquates et la constitution d’un outillage spécifique. En pareille situation, il convient en réalité de rechercher l’intention première des auteurs. Le rapporteur public Maxime Boutron, dans ses conclusions sur les arrêts Sanef et société Lib industries, suivies par le Conseil d’État, indique en effet qu’il convient de distinguer selon « la manifestation ou l’attroupement [lesquels] ne sont qu’un élément parmi d’autres ou si c’est la motivation de manifestation qui l’emporte ». Dans le premier cas, la manifestation ou l’attroupement n’est qu’un prétexte à la réalisation du dommage, ce qui conduit à exclure l’application du mécanisme de responsabilité.
Cette approche renouvelée a été suivie par l’arrêt de la cour administrative de Toulouse. D’emblée, elle se place dans son sillage et indique que
« les dommages sont susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat sur le fondement des dispositions précitées s’ils ont été commis dans le prolongement immédiat des manifestations et si leurs auteurs n’étaient pas animés de la seule intention de commettre un délit sans lien direct avec la manifestation ».
Elle relève ensuite que les préjudices dont la métropole de Toulouse réclame réparation « sont survenu[s] concomitamment au passage des manifestations, à proximité ou dans leur prolongement ». Cela lui permet, enfin, d’écarter l’argument soulevé par le préfet selon lequel les violences étaient préméditées. La cour juge, en effet, que « l’absence d’éléments précis et circonstanciés, produits par le préfet, de nature à établir que les dommages auraient été le fait de groupes isolés et organisés dans le seul but de commettre des délits » conduit à rattacher les préjudices commis au rassemblement et souligne, de manière déterminante, que « compte tenu de la nature particulière de ces manifestations […,] le fait que ces individus auraient agi le visage dissimulé, munis de projectiles ou d’objets prohibés » ne suffit pas à écarter la responsabilité sans faute de l’État.
Une telle approche semble conduire à exclure du régime d’indemnisation les préjudices commis par le groupe dit black bloc. En effet, dans une autre affaire où étaient en cause des actions violentes commises dans les rues de Montpellier pendant la crise des Gilets jaunes, la cour administrative de Toulouse isole les dommages commis par le rassemblement de ceux commis par le black bloc. Elle retient notamment le style vestimentaire des auteurs. Le fait que l’un d’eux portait un sac à dos de couleur orange et était vêtu d’un short clair conduit à exclure l’implication du black bloc et donc à permettre l’indemnisation4.
Au travers de cette seconde affaire, l’on remarque que si les critères d’application du mécanisme de responsabilité sont affinés, ils demeurent complexes dans leur mise en œuvre.