On s’en souvient, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait accepté le 6 mai 2021 d’indemniser, de manière indépendante, la « dévalorisation sociale » subie par la victime directe en raison de son exclusion permanente du monde du travail (Civ. 2e, 6 mai 2021, no 19-23.173 et no 20-16.428). L’arrêt étudié s’inscrit dans cette lignée, et vient confirmer la position de la Haute juridiction.
En l’espèce, un jeune garçon doit être amputé de la jambe droite en 2011 à la suite de plusieurs tirs volontaires par arme à feu. L’auteur des faits est condamné définitivement par une cour d’assises pour le chef de tentative d’assassinat. Les parents de la victime, agissant tant en leur nom personnel qu’en qualité de représentant légal, saisissent une commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) pour demander réparation de leurs préjudices. La cour d’appel de Grenoble (le 17 décembre 2019) – infirmant sur ce point la décision de la CIVI – refuse d’indemniser la victime au titre de l’incidence professionnelle (IP) dans la mesure où elle souffre d’illettrisme et qu’elle « n’envisage aucune formation, y compris l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ». L’argumentation présentée par les juges du fond est loin de convaincre la Cour de cassation qui indique :
« Qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si n’était pas caractérisée l’existence d’un préjudice résultant de la dévalorisation sociale ressentie par la victime, lequel, s’il était avéré, était indemnisable au titre de l’incidence professionnelle, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. »
Ainsi, le fait de devoir changer d’activité professionnelle, ou bien d’abandonner toute possibilité de poursuivre un travail, s’apparente bel et bien à un préjudice autonome qu’il convient d’indemniser en sus d’éventuelles répercussions patrimoniales. Par cet arrêt, la Cour de cassation vient, d’une part, garantir avec netteté que l’incidence professionnelle inclut les souffrances psychologiques liées à l’exclusion du monde du travail, et, d’autre part, indiquer que cette indemnisation s’applique aussi aux jeunes victimes qui ne pourront jamais exercer d’emploi du fait de leur handicap, et qui ne seront donc jamais en capacité de pouvoir s’épanouir professionnellement ; donc d’accéder à un statut social.
Si la Cour de cassation a pendant longtemps semblé réticente à reconnaître l’existence d’une conception extrapatrimoniale à l’incidence professionnelle (en ce sens : Civ. 2e, 13 septembre 2018, no 17-26.011 ; Civ. 2e, 27 avril 2017, no 16-13.360 ou encore Civ. 1re, 5 avril 2018, no 17-16.116), plusieurs arrêts récents démontrent que les juges (Civ. 2e, 7 mars 2019, no 17-25.855 ; Crim., 19 mars 2019, no 18-82.598 ; Civ. 2e, 28 mars 2019, no 18- 13.897 ; Crim., 28 mai 2019, no 18-81.035 ; etc.) ont aujourd’hui revu leur position. La deuxième chambre civile autorise désormais, et sans aucune ambiguïté, l’indemnisation des composantes subjectives de l’incidence professionnelle. Il est évident que les victimes peuvent espérer se prévaloir de l’existence d’une « anomalie sociale », de la « perte d’identité professionnelle », ou plus généralement d’une « dévalorisation sociale ». Cette décision vient s’inscrire dans la continuité jurisprudentielle et satisfait, selon nous, au principe de réparation intégrale. En cela, elle mérite d’être soulignée et approuvée.
Décision attaquée : CA Grenoble, 17 décembre 2019.