Décision attaquée : Cour d’appel de Paris du 14 janvier 2020 ; Cour d’appel de Rouen du 11 août 2021.
Rappelons, à titre liminaire, que l’incidence professionnelle est actuellement répertoriée par la nomenclature « Dintilhac » parmi les postes de préjudices patrimoniaux. Elle a vocation à indemniser « les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle » (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, sous la direction de J-P. Dintilhac, p. 35). Cependant, au fil des années, ce poste de préjudice s’est rapidement révélé « protéiforme » (Porchy-Simon S., « Dommage corporel », D., 2018, p. 2153), ou encore « composite » (Bibal F. « Composantes et valorisation de l’incidence professionnelle », Gaz Pal., 2020, p. 52), en raison de l’hétérogénéité de son contenu. Certaines de ses composantes dépassant la frontière de la simple patrimonialité (perte d’épanouissement au travail, dévalorisation sur le marché du travail, etc.).
En l’espèce, alors qu’elle participait à une course pédestre, une participante se blesse grièvement (en raison d’un défaut de conception et de sécurisation d’un obstacle). L’accident rend malheureusement la victime tétraplégique et ventilo-dépendante. Celle-ci assigne donc la société organisatrice de l’évènement, ainsi que son gérant, en indemnisation de ses préjudices. Par un arrêt du 11 août 2011 la cour d’appel de Rouen lui accorde une somme de 100 000 € au titre de l’incidence professionnelle. La société forme un pourvoi en cassation. Elle considère que la cour d’appel n’a pas respecté la nature économique de l’incidence professionnelle dans la mesure où le montant accordé à la victime vise à réparer son « désœuvrement social ».
La chambre criminelle de la Cour de cassation évince toutefois rapidement l’argument. Elle indique que « le désœuvrement social » (expression rappelant celle utilisée par la CA Lyon le 5 décembre 2019, no 19/01071), et « la perte d’identité » endurés par la victime doivent être indemnisés par le biais de l’incidence professionnelle lorsque celle-ci perd toute activité professionnelle. Il s’agit d’une souffrance « psychologique » de nature extrapatrimoniale qui mérite, en soi, d’être réparée (sur les étapes de cette reconnaissance V. Berfeld C., « L’incidence professionnelle par exclusion de la victime du monde du travail », Gaz. Pal., 2021, no 32 p. 76). La chambre criminelle vient ici préciser sa position (V. Cass. Crim., 28 mai 2019, no 18-81.035 - « anomalie sociale »), et affirme qu’il s’agit d’un préjudice indemnisable indépendamment du DFP et des PGPF (V. Prevost J-B., « Travail et socialité : une analyse de la valeur travail », Gaz Pal., 2010, no 22, p. 32). Il doit donc faire l’objet d’une appréciation individualisée (V. CA Paris, 29 juin 2020, no 18/19499 par exemple).
Cela fait écho à la position retenue par la deuxième chambre civile de la Haute juridiction dans un arrêt de principe du 6 mai 2021 (Cass. 2e Civ., 6 mai 2021, no 19-23173 et no 20-16428 obs. Augier-Francia É., « Reconnaissance jurisprudentielle de la dimension extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle », AJDC, no22, 2021), et plus timidement par le Conseil d’État dans une décision du 27 mai 2021 (CE, 27 mai 2021, no 431557). À l’attention de ceux qui pourraient encore douter de sa volonté, la chambre criminelle de la Cour de cassation cimente sa position dans une décision du 18 octobre 2022 :
« En effet, le juge a, par des motifs relevant de son appréciation souveraine, constaté l’existence d’un préjudice distinct de la perte de gains professionnels futurs et du déficit professionnel permanent, découlant de la dévalorisation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail, indemnisable au titre de l’incidence professionnelle. »
Il convient également de préciser que la solution a été renouvelée par la deuxième chambre civile le 27 octobre 2022 (Cass. 2e Civ., 27 octobre 2022, no 21-12.881) dans le cadre de l’indemnisation des victimes d’actes terroristes. Il ne fait donc plus de doute que l’exclusion du monde du travail est un préjudice indemnisable à titre autonome !
La solution mérite, à notre sens, d’être saluée car elle permet de reconnaître, au-delà de son apport économique, que le travail détient une dimension éminemment sociale qu’il ne faut pas négliger (Zegout D., « Confirmation : l’exclusion du monde du travail est un préjudice indemnisable au titre de l’incidence professionnelle », Gaz. Pal., 2022, no 32, p. 56). Peut-être serait-il temps que la nomenclature « Dintilhac » soit adaptée sur ce point afin de reconnaître non seulement la part patrimoniale de l’incidence professionnelle, mais également sa part extrapatrimoniale…
Les juges ont quant à eux la lourde tâche de déterminer les critères qui permettent de cerner, plus précisément, les contours de ce nouveau poste de préjudice, et d’en déterminer les composantes afin d’en simplifier l’évaluation (Porchy-Simon S., « Dommage corporel », D., 2022, p. 1934 ; Cayol A., « Chronique du dommage corporel », BJDA, 2022, no 84).