La deuxième chambre civile de la Cour de cassation accepte le 6 mai 2021 d’indemniser, à titre autonome, la « dévalorisation sociale » subie par la victime directe en raison de son exclusion permanente du monde du travail. En cela, la Cour reconnaît l’existence de la part extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle. Le confinement lié à la crise sanitaire aura donc eu le mérite de faire prendre conscience aux juges de l’importance de la dimension sociale du travail et de rappeler qu’au-delà de son apport purement économique, il est également le vecteur d’un épanouissement individuel.
Ainsi que le précise Monsieur Jean-Baptiste Prévost : « le simple fait de ne plus pouvoir travailler générant une situation d’anomalie sociale, constitue en soi un préjudice qui ne se réduit absolument pas à la seule perte de gains » (« Travail et socialité : une analyse de la valeur travail », Gaz Pal., 2010, no 222, p. 32). Nombreux sont les auteurs qui, depuis plusieurs années, soutiennent l’existence de la dimension extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle. Il semblerait que la deuxième chambre civile se soit – enfin – décidée à en consacrer la réparation autonome.
En l’espèce, la victime d’un accident ferroviaire a subi un traumatisme crânien important, laissant persister un déficit fonctionnel permanent évalué par les experts à 90 %. Elle est donc dans l’impossibilité absolue de reprendre une activité professionnelle. Sa tutrice forme un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu par la cour d’appel de Limoges le 26 septembre 2019. Elle reproche aux magistrats d’avoir exclu la réparation de tout préjudice lié à l’incidence professionnelle. Elle précise que la victime, par l’effet de l’accident, a subi une perte de son « identité sociale » au-delà, et en sus, de la perte financière. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation, par arrêt en date du 6 mai 2021, indique alors que les juges auraient dû rechercher « si n’était pas caractérisée l’existence d’un préjudice résultant de la dévalorisation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail, indemnisable au titre de l’incidence professionnelle », et ce indépendamment des pertes de gains purement économiques. À travers cet arrêt, la Cour de cassation vient reconnaître l’existence d’une dimension sociale liée au travail et accepte de l’indemniser à titre autonome (I), clarifiant de facto la question du cumul d’indemnisation entre les pertes de gains professionnels futurs (« PGPF ») à titre viager et l’incidence professionnelle (« IP ») de la victime directe (II).
Indemnisation autonome de la « dévalorisation sociale »
Rappelons, tout d’abord, que l’incidence professionnelle est répertoriée selon la nomenclature Dintilhac parmi les postes de préjudices patrimoniaux. Elle a effectivement pour objet d’indemniser « les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle » (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, p. 35). Cependant, au fil de la pratique, l’incidence professionnelle s’est vue attribuer des composantes multiples, tant et si bien que l’on peut aujourd’hui considérer qu’il s’agit d’un poste « protéiforme » (« Dommage corporel. Octobre 2017-septembre 2018 », D., 2018, no 39, p. 2153) ou encore « composite » (« Composantes et valorisation de l’incidence professionnelle », Gaz Pal., 2020, no hors-série « Préjudice professionnel des victimes directes et indirectes », p. 52) en raison de l’hétérogénéité de son contenu.
Il est vrai que ce poste de préjudice ne compte aujourd’hui pas moins de six sous-catégories différentes. Si certaines d’entre elles revêtent fondamentalement une dimension économique (l’indemnisation des frais de reclassement professionnel, la perte de droits à la retraite, et la réparation de la perte de chance professionnelle), d’autres, en revanche, ne présentent aucune incidence financière réelle (comme la perte d’épanouissement au travail, l’augmentation de la pénibilité de l’emploi, ou encore la dévalorisation sur le marché du travail). La perte d’un emploi induit naturellement un « désœuvrement social » ainsi que le précise la cour d’appel de Lyon, dans un arrêt en date du 5 décembre 2019 (CA Lyon, 5 décembre 2019, no 19/01071), ce qui explique qu’en pratique son évaluation soit à la source de grandes difficultés.
La Cour de cassation a semblé s’opposer, à plusieurs reprises, à cette conception extrapatrimoniale de l’incidence professionnelle (Civ. 2e, 13 septembre 2018, no 17-26.011 ; Civ. 2e, 27 avril 2017, no 16-13.360 ; Civ. 1re, 5 avril 2018, no 17-16.116). Néanmoins, dans deux arrêts inédits, la chambre criminelle de la Cour de cassation a finalement accepté d’indemniser l’existence d’une « anomalie sociale » dans laquelle se trouve la victime (Crim., 19 mars 2019, no 18-82.598 ; Crim., 28 mai 2019, no 18-81.035). Il convient toutefois de préciser que la réparation accordée était alors envisagée de manière restrictive par la Haute juridiction, à l’égard de la seule inaptitude de la victime à reprendre définitivement un emploi. La deuxième chambre civile semble aussi avoir fait un premier pas en ce sens, en 2019, lorsqu’elle estime que l’indemnisation de l’incidence professionnelle ne peut pas être intégrée dans le déficit fonctionnel permanent de la victime (en ce sens : Civ. 2e, 7 mars 2019, no 17-25.855 ; Civ. 2e, 28 mars 2019, no 18-13.897 ; Civ. 2e, 28 mai 2019, no 18-81.035. V. également : CE, 24 juillet 2019, no 408624).
À travers cette solution la Cour de cassation vient admettre l’existence d’une délimitation entre les composantes objectives et les composantes subjectives de l’incidence professionnelle. Elle reconnaît, pour la première fois sans ambiguïté, que la victime directe puisse se prévaloir devant les juges d’un désœuvrement social et d’une perte d’identité professionnelle. En cela, elle satisfait, selon nous, à l’exigence de la réparation intégrale. À ce titre, la solution est donc remarquable. En effet, dans la mesure où le travail est vecteur d’un épanouissement individuel, la privation de toute activité entraîne inévitablement des conséquences, et mérite que la victime puisse en obtenir une juste indemnisation (P. Jourdain, « Dommage corporel : une victime devenue professionnellement inapte peut-elle cumuler des indemnisations au titre de ses pertes de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle ? », RTD Civ., 2019, no 1, p. 114). Il semble évident que la crise sanitaire a été un facteur impulsif permettant de rappeler aux juges l’importance de la socialisation par le travail (sur ce point nous renvoyons à la lecture de l’article de Jean-Baptiste Prévost, « L’incidence professionnelle : la reconnaissance de la fonction symbolique et sociale du travail », Gaz pal., 2021, n°32, p. 79 et à l’étude « Conséquences psychopathologiques du confinement », L’Encéphale, juin 2020, vol. 46, S43-S52).
On espère donc qu’à travers cet arrêt, la Cour de cassation ouvre enfin la voie à la reconnaissance de la réalité sociale du travail pour toutes les victimes de dommage corporel. En ce sens, le projet de décret présenté par la chancellerie en 2014 proposait de scinder ce préjudice en deux postes distincts : l’incidence professionnelle économique (IP.EC) et l’incidence professionnelle extrapatrimoniale (IP.EX). Cette solution visant à identifier au sein de la nomenclature un volet patrimonial et un volet extrapatrimonial mériterait, selon nous, d’être approuvée. Ainsi que l’exprime, par exemple, Monsieur Patrice Jourdain, « une redéfinition et sans doute un éclatement de ce poste seraient nécessaires pour mieux en cerner les contours et remédier à sa sous-exploitation par les victimes et à sa sous-évaluation chronique par les tribunaux » (« Conclusion prospective », Gaz Pal., 2014, no 358 à 361 : « Autour de la nomenclature des préjudices corporels. Hommage au président Dintilhac », p. 36). Le principe étant acquis, il restera ensuite la délicate tâche de son évaluation (sur ce point nous renvoyons à l’article de Claudine Bernfeld, « L’incidence professionnelle par exclusion de la victime du monde du travail », Gaz Pal., 2021, no 32, p. 76).
Clarification du cumul d’indemnisation entre PGPF – IP
À travers cette solution, la Cour de cassation vient également clarifier la question du cumul d’indemnisation entre les pertes de gains professionnels futurs à titre viager et l’incidence professionnelle de la victime directe.
En effet, la jurisprudence de la Cour de cassation ne semble pas être fixée sur cette question. Par principe, l’indemnisation des PGPF, par le biais d’une rente viagère, semble faire obstacle à une indemnisation supplémentaire au titre du poste de préjudice de l’incidence professionnelle (en ce sens : Civ. 2e, 11 juillet 2018, no 17-22.756 ; Civ. 2e, 13 septembre 2018, no 17-26.011). Néanmoins, la Haute juridiction a aussi eu l’occasion de préciser que : « l’indemnisation de la perte de gains professionnels futurs sur la base d’une rente temporaire d’une victime privée de toute activité professionnelle pour l’avenir n’exclut pas une indemnisation supplémentaire au titre de l’incidence professionnelle » (Civ. 2e, 13 décembre 2018, no 17-28.019. V. également Civ. 2e, 5 avril 2018, no 17-16.116).
La solution retenue par la Cour de cassation semble ici plutôt claire : la « dévalorisation sociale » est une composante de l’incidence professionnelle de la victime, distincte des pertes de gains professionnels futurs déjà indemnisées par une rente viagère. Le cumul est donc tout à fait envisageable, sans que cela ne conduise à une double indemnisation. Cette décision semble d’ailleurs s’appliquer en cas de perte de chance de promotion professionnelle (en ce sens : Civ. 2e, 23 mai 2019, no 18-17.560). De la sorte, la Cour de cassation garantit à la victime à la fois la réparation des conséquences économiques de l’accident, et l’indemnisation du désœuvrement social dans lequel elle est plongée.