La commission Dintilhac n’a pas fait le choix de regrouper sous une seule et même catégorie l’indemnisation des conséquences professionnelles de l’atteinte corporelle de la victime directe. En effet, la nomenclature consacre quatre postes de préjudices professionnels, à savoir : les pertes de gains professionnels actuels (PGPA), les pertes de gains professionnels futurs (PGPF), l’incidence professionnelle (IP) et le préjudice scolaire (PSUF).
Suivant cet outil, la perte de gains professionnels futurs a vocation à indemniser la victime de « la perte ou de la diminution de ses revenus consécutive à l’incapacité permanente à laquelle elle est désormais confrontée dans la sphère professionnelle à la suite du dommage » (V. sur ce point, Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, Groupe de travail dirigé par Jean-Pierre Dintilhac, 2005, p. 34). L’incidence professionnelle doit, quant à elle, « réparer les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle » (Ibidem p. 35). Ce poste ayant vocation à venir « compléter » la réparation déjà accordée à la victime au titre des PGPF « sans pour autant aboutir à une double indemnisation du même préjudice ».
Cependant, la délimitation n’apparaît pas aussi facile dans la pratique. Les frontières attenantes à ces deux postes apparaissent relativement poreuses (obs. Mornet B., « L’appréhension du préjudice professionnel par la nomenclature Dintilhac et son traitement judiciaire », Gaz Pal. 2020, no hors-série Préjudice professionnel des victimes directes et indirectes, p. 16 ; et dans le même numéro Jourdain P., « L’articulation des préjudices professionnels des victimes directes », p. 12). Or, ce manque de lisibilité est source d’un risque de chevauchement, donc d’une dérive indemnitaire, contraire au principe de réparation intégrale. La question se pose d’ailleurs plus difficilement s’agissant de l’indemnisation des jeunes victimes n’ayant jamais travaillé avant la survenance de l’accident. Ainsi que l’expriment certains auteurs « évaluer le préjudice professionnel futur de l’enfant handicapé plus ou moins gravement par un accident constitue sans doute le problème le plus insoluble posé aux « régleurs » de dommage corporel » (Lambert-Faivre Y. et Porchy-Simon S., Droit du dommage corporel. Systèmes d’indemnisation, Dalloz, Coll. Précis, 8e éd. 2015, no 189, p. 165). Dans quelles mesures ces victimes peuvent-elles espérer prétendre à une indemnité au titre d’une perte de gains professionnels (PGPF) ? C’est à cette question que vient répondre la Cour de cassation dans les deux arrêts étudiés.
Dans la première espèce, le 31 juillet 2000, un garçon âgé de 10 ans est victime d’un accident de la circulation. Le conducteur et son assureur sont condamnés in solidum par la cour d’appel de Paris (le 9 septembre 2019) à réparer ses préjudices, notamment une perte de gains professionnels futurs (PGPF) à hauteur de 904 999 €. Insatisfaits, ces derniers se pourvoient en cassation. Ils considèrent, d’une part, que les séquelles de la victime n’entraînent aucune inaptitude professionnelle qui permettrait de justifier cette indemnisation. Ils estiment, d’autre part, que la victime ne peut se prévaloir de ce préjudice dans la mesure où elle était mineure au moment de l’accident et qu’elle n’exerçait aucune activité professionnelle. Ils soulignent, enfin, qu’en acceptant de lui accorder un dédommagement au nom d’une PGPF, en sus de celle accordée au titre de son incidence professionnelle, les juges d’appel opèrent une surindemnisation et violent le principe de réparation « sans perte ni profit ». Le 14 octobre 2021, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi, et valide le raisonnement des juges du fond. Elle autorise ainsi – en raison des circonstances – le cumul indemnitaire entre PGPF et IP :
« C’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation et sans méconnaître le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime que la cour d’appel, après avoir constaté que les séquelles de [la victime] l’empêchaient d’exercer un emploi qualifié et à temps plein, a retenu l’existence d’une perte de gains professionnels futurs certaine, correspondant à la différence entre le revenu net moyen français et sa capacité de gain, et réparant un préjudice distinct de l’incidence professionnelle liée à l’impossibilité pour [la victime] de réaliser une carrière professionnelle tant du point de vue personnel que social. Le moyen n’est, dès lors, pas fondé. »
La Haute juridiction prend toutefois le soin d’expliquer sa méthode d’appréciation en précisant :
« que s’agissant d’une jeune victime, qui ne percevait pas de gains professionnels à la date du dommage, il convient de prendre en compte pour l’avenir la privation de ressources professionnelles engendrée par le dommage par référence soit à la valeur statistique du salaire médian qu’elle aurait pu percevoir, soit à la valeur du SMIC, en tenant compte de divers paramètres tels que l’âge de la victime à la date de l’accident, son parcours scolaire ou universitaire et ses orientations professionnelles ».
Cela n’est pas sans rappeler la solution retenue par le Conseil d’État dans une décision du 30 novembre 2021 (CE, 30 novembre 2021, no 440443 V. également Civ. 2e, 8 mars 2018, no 17-10142).
Dans la seconde espèce, une jeune femme âgée d’une vingtaine d’années est victime d’un accident de la circulation en 2011. Elle était étudiante, et ne percevait aucun revenu au moment des faits. La cour d’appel d’Agen (le 14 novembre 2019) condamne alors le conducteur et son assureur in solidum à lui verser une rente viagère annuelle au titre d’une perte de gains professionnels futurs. Contrairement à la précédente affaire, le préjudice apparaît hypothétique. En effet, la cour d’appel retient que « le niveau scolaire de la victime démontrait une possibilité de succès dans la carrière professionnelle indemnisable à hauteur de 60 % de chances d’accéder à un emploi rémunéré au niveau du salaire revendiqué dans la profession de psychologue clinicienne ». À défaut de certitude, les juges du fonds établissement donc un raisonnement fondé sur l’existence d’une perte de chance pour la victime. L’argumentation est confirmée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 16 septembre 2021. Effectivement, la Cour indique que « la réparation d’une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée » (arrêt à rapprocher Civ. 2e, 5 mai 2021, no 19-17053 et CE, 24 juillet 2019, no 408624). Cet arrêt inédit retient notre attention sur l’analyse plutôt « probabiliste » appliquée par la Cour de cassation qui indique :
« S’il est certain que [la victime] se trouve, en raison de l’accident, privée de toute possibilité d’exercer une activité professionnelle, ce préjudice, en ce qu’il repose sur une analyse probabiliste de ce qu’aurait pu être la vie professionnelle de la victime et son évolution en l’absence du fait dommageable, consiste en la perte d’une chance dont l’appréciation relève du pouvoir souverain des juges du fond. »
Le conditionnel de la situation invite donc à la prudence, et ne permet pas d’apprécier avec fermeté l’existence de ce poste de préjudice. L’aléa justifie la restriction de l’indemnisation de cette victime à une perte de chance (obs. Tapinos D., « Du pouvoir souverain des juges du fond dans l’évaluation des pertes de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle des jeunes victimes », Gaz Pal. 2022, no 5, p. 53 et Traullé J., « Perte de chance et “analyse probabiliste” », Gaz Pal. 2022, no 2).
En conclusion, il ressort de ces deux arrêts plusieurs certitudes. Tout d’abord, l’indemnisation d’une perte de gains professionnels futurs d’une jeune victime n’est aucunement conditionnée par la preuve de revenus antérieurs à la survenance de l’accident. Ensuite, bien que l’appréciation de ce poste de préjudice doive être envisagée in abstracto par référence à la valeur statistique du salaire médian, son appréciation doit être circonstanciée afin d’être « estimée » le plus justement possible par le décideur. De plus, il convient de souligner que, d’après la Cour de cassation, la réparation au titre d’un PGPF n’empêche pas le versement de dommages-intérêts au titre de l’IP. Les victimes peuvent donc en espérer le cumul indemnitaire. Enfin, les juges peuvent, en cas de préjudice hypothétique (reposant sur une « probabilité raisonnable »), indemniser la victime à hauteur d’une perte de chance professionnelle.