Bail commercial et faits susceptibles d’être qualifiés de harcèlement sexuel : c’est sur cette union peu commune que la chambre commerciale de la Cour d’appel de Grenoble s’est prononcée dans un arrêt rendu le 10 mars 2022. En l’espèce, une Société Civile Immobilière (SCI) avait donné à bail à une société commerciale trois locaux commerciaux, contrats qui étaient soumis au statut des baux commerciaux des articles L. 145-1 et s. du Code de commerce. Le bailleur, qui exploitait également un commerce, partageait une entrée commune avec le preneur. Un an plus tard, le preneur résiliait unilatéralement le contrat de bail en dehors de la période triennale. Il quittait ainsi les lieux et adressait un courrier au bailleur en justifiant son départ par les « comportements inappropriés » du gérant de la SCI bailleresse à l’égard des salariées du preneur. Ce n’est donc nullement en vertu du principe de résiliation triennale des baux commerciaux que la résiliation était invoquée, mais en vertu du principe de résiliation du droit commun des contrats des articles 1224 et suivants du Code civil. Le bailleur, contestant la rupture des baux, a assigné le preneur en paiement des loyers dus depuis son départ. Le tribunal judiciaire de Valence a fait droit à sa demande, déboutant le preneur de sa demande reconventionnelle en résiliation judiciaire des baux commerciaux.
La chambre commerciale de la Cour d’appel de Grenoble, dans son arrêt du 10 mars 2022, a infirmé le jugement sur ces deux points : elle prononce la résiliation judiciaire des baux, faisant échapper le preneur au respect du délai de résiliation triennale spécifique au statut des baux commerciaux, et déboute le bailleur de sa demande en paiement des loyers.
En prononçant la résiliation judiciaire des baux commerciaux aux torts du bailleur (1), la cour d’appel fait primer les dispositions du droit commun des contrats sur le statut des baux commerciaux (2). Sa décision est également l’occasion de rappeler les modalités de l’articulation entre les résiliations unilatérale et judiciaire (3).
I-Une résiliation judiciaire aux torts du bailleur
La cour d’appel rappelle tout d’abord l’obligation du bailleur d’assurer la jouissance paisible de la chose louée, obligation nullement spécifique au bail commercial mais qui relève de l’article 1719 du code civil, disposition du droit commun du contrat de louage.
Le trouble à la jouissance paisible de la chose louée invoqué en l’espèce est singulier car causé par le comportement du gérant de la société bailleresse. Ce trouble est en effet rarement caractérisé à l’égard du comportement des parties au bail et lorsqu’il l’est, c’est, le plus souvent, du fait du comportement du preneur.
C’est ainsi que le manquement du preneur à son obligation de jouissance paisible des lieux1 du fait de son comportement a, par exemple, été retenu à propos d’injures écrites envoyées au bailleur2, d’injures racistes et à caractère sexuel proférées par le preneur à ses voisins3 ou encore de violences exercées sur un client de l’hôtel exploité dans les locaux loués4. S’agissant du bailleur, le manquement à cette obligation a été caractérisé à l’égard de troubles qui ne sont pas directement causés par son comportement. Ainsi en a-t-il été de l’engagement pris par le bailleur de procéder à des travaux qui modifient substantiellement la chose louée5 ou encore de la conclusion d’un bail envers un preneur exerçant une activité concurrente en présence d’une clause d’exclusivité stipulée au bénéfice du preneur initial6.
Or, en l’espèce, c’est bien « le comportement [du gérant de la société bailleresse] » qui, selon la cour d’appel, est « de nature à porter atteinte à la jouissance paisible des locaux loués ». Elle ajoute aussitôt que le personnel du locataire « était constitué à 80 % de femmes », critère qui semble faciliter la caractérisation du manquement.
Pour caractériser ce trouble, la chambre commerciale s’appuie sur des témoignages, émanant des salariées de la société preneuse à bail et d’une salariée d’une société tierce, faisant état de « gestes déplacés » du gérant, tels que des « contacts physiques inappropriés, voire des attouchements, des propos à connotation sexuelle et un sentiment de malaise exacerbé par la parution dans un journal local […] d’un compte rendu d’audience relatant les poursuites pour agressions sexuelles du dirigeant d’une entreprise […] dans lequel elles indiquent avoir immédiatement identifié [le gérant] ».
Autant d’éléments factuels ayant permis à la cour d’appel de caractériser le manquement du bailleur pour trouble à la jouissance paisible du preneur. Le juge prononce alors la résiliation judiciaire des baux7, en vertu d’une disposition du droit commun des contrats8, pour un manquement à une obligation relevant du droit commun du contrat de louage9.
II-La primauté du droit commun sur le statut des baux commerciaux
Le statut des baux commerciaux, gouverné par le principe de résiliation triennale de l’article L. 145-4, al. 2 du code de commerce, est ici évincé par le juge pour pouvoir sanctionner le comportement du bailleur et libérer ainsi le preneur de ses obligations contractuelles avant le délai de trois ans. Le droit commun des contrats et celui des contrats de louage supplantent donc les règles spéciales de résiliation des baux commerciaux.
La primauté de la résiliation judiciaire de droit commun sur la résiliation triennale des baux commerciaux est cependant une voie étroite : elle n’est possible qu’en raison de la gravité du manquement du bailleur. En effet, la résiliation judiciaire de l’article 1227 du Code civil ne peut être prononcée qu’à la condition que l’inexécution alléguée soit « suffisamment grave »10. Seul le manquement grave d’une partie au contrat, apprécié souverainement par les juges du fond, sera de nature à justifier l’anéantissement du contrat.
En l’espèce, la cour d’appel a donc estimé que le comportement potentiellement délictuel du gérant justifiait qu’il soit immédiatement mis fin aux contrats de bail, c’est-à-dire deux ans avant la fin de la période triennale prévue par le Code de commerce.
En plus de permettre d’échapper au délai de résiliation triennale, signalons que, même si cela est indifférent en l’espèce, le recours au droit commun des contrats permet de soumettre les parties au délai quinquennal de prescription et non à la prescription biennale qui régit le statut des baux commerciaux11.
III-L’articulation des résiliations judiciaire et extra-judiciaire
Après avoir évincé le statut des baux commerciaux pour permettre au preneur d’échapper au délai de résiliation triennale, la cour d’appel mobilise une autre règle du droit commun des contrats pour régler les modalités de la résiliation. Cette décision est l’occasion de revenir sur l’articulation prévue par le Code civil entre les différents modes de résiliation des contrats.
Si le juge prononce ici la résiliation judiciaire, c’est pourtant la voie de la résiliation extra-judiciaire qui avait été initialement choisie par le preneur. La lettre recommandée envoyée par la société locataire suivie de son départ des locaux doit s’analyser en une résiliation unilatérale du créancier à ses risques et périls par voie de notification, création jurisprudentielle12 dorénavant consacrée à l’article 1226 du Code civil par la réforme du droit des contrats et des obligations du 10 février 2016, permise tant dans les contrats à durée déterminée que dans les contrats à durée indéterminée13.
Cet arrêt confirme implicitement que la notification de résiliation d’un contrat par le créancier ne fait pas obstacle à une demande de résiliation judiciaire, dont l’action peut être exercée « en toute hypothèse » selon les termes de l’article 1227 du code civil14.
Le bailleur ayant intenté une action en paiement à la suite de la notification du preneur, ce dernier était autorisé à demander reconventionnellement la résiliation judiciaire du bail.
S’agissant du manquement exigé, la résolution judiciaire et la résolution extrajudiciaire par notification du créancier nécessitent toutes deux une inexécution suffisamment grave15. Sur ce point, la nature judiciaire de la résiliation n’est pas plus avantageuse pour le preneur, tout au plus sécurise-t-elle sa situation en évitant que le bailleur ne conteste le bien-fondé de la résiliation unilatérale.
Pour le preneur, la résiliation judiciaire présente un intérêt que la chambre commerciale a pris soin de rappeler : une demande en résiliation judiciaire n’est pas subordonnée à la mise en demeure préalable du bailleur par son cocontractant, en vertu d’une solution constante16. A l’inverse, la résiliation unilatérale suppose de mettre en demeure le débiteur de satisfaire à ses obligations, « sauf urgence »17. En l’espèce, la demande en résiliation judiciaire évite ainsi au preneur de devoir justifier de l’urgence de la situation à laquelle il a été confronté – urgence qui aurait néanmoins vraisemblablement été constituée par la gravité du comportement du gérant.
S’agissant de la date de la résiliation, la décision de la cour d’appel emporte le même effet que si elle avait constaté la résiliation unilatérale. En effet, la cour fixe la date de résiliation judiciaire au jour correspondant à la notification émise par le preneur. Cette fixation rétroactive est inhabituelle, la date de résiliation judiciaire étant le plus souvent établie au jour de la décision de justice ou de l’assignation. Inhabituelle, elle n’en est pas moins autorisée par l’article 1229 du Code civil qui offre cette possibilité au juge. La résolution judiciaire doit en effet prendre effet « à défaut » au jour de l’assignation en justice ou à la date fixée par le juge.
En l’espèce, la fixation au jour de la notification est conforme aux intérêts du preneur, qui n’aura pas à verser à son bailleur les loyers échus depuis l’envoi de la lettre recommandée jusqu’à la date de l’assignation ou de la décision de justice.
En principe, il est possible pour le bailleur de s’exonérer conventionnellement de son obligation de garantir la jouissance paisible des locaux dans la mesure où l’article 1719 du Code civil n’est pas d’ordre public18. Cependant, le bailleur ne peut stipuler à son profit une renonciation générale du preneur à engager la responsabilité de son cocontractant pour manquement à l’obligation de garantir la jouissance paisible des lieux loués. La clause de non-garantie doit être claire et précise, limitée à certaines circonstances, comme les nuisances provoquées par des travaux effectués par des voisins19. En outre, une telle clause de non-garantie serait inefficace en cas de faute lourde ou dolosive, qui pourrait être caractérisée en présence d’un comportement susceptible d’être qualifié de harcèlement sexuel.