Quelques rutilantes petites boules jaunes ont suffi au numérique pour convertir les mots en émojis. Les smileys, émojis et émoticônes, renvoient à une représentation graphique2 ou à une suite de caractères alphanumériques3 qui évoque un visage stylisé traduisant un sentiment ou une émotion. Ces frimousses créées en 1963 et érigées en symbole de l’optimisme envahissent depuis les années 2000, nos courriels, SMS et publications. Activités, animaux, cœurs de toutes les couleurs, fruits, légumes, monuments, plats, etc. Les émojis font l’objet de milliers de déclinaisons4. Sur les réseaux sociaux d’entreprises, le recours aux émojis s’avère une pratique ancrée5. Il en est de même dans les conversations SMS et WhatsApp, ainsi que dans les courriels entre collègues, supérieurs hiérarchiques ou encore avec l’employeur. Les émoticônes participent même à la notation des salariés en attribuant un sourire à l’endroit ou à l’envers selon les performances observées6. Dans un cas comme dans l’autre, le smiley adoucit des propos ou une appréciation en apparence trop durs. Les émojis inspirent donc un climat de travail détendu, mais potentiellement équivoque. Leur utilisation massive donne d’ailleurs naissance à une grammaire ambiguë. Notamment, une étude de sciences cognitives démontre que le sens retenu par l’expéditeur n’est pas toujours celui saisi par le destinataire7. Néanmoins, à l’exception des spécialistes du droit de la propriété intellectuelle8, l’émoji ne suscite pas encore l’intérêt de la doctrine française. Pour autant, l’émoji, cette nuance familière du langage, peut constituer un indice utile à l’appréciation de la tonalité des rapports de travail ou à la caractérisation de l’intention des parties. Au Canada9, aux Etats-Unis10 ou encore en Israël11, les juges s’interrogent expressément sur la valeur des émojis à l’occasion de litiges variés, particulièrement en droit de la famille12, en droit pénal13 ou en droit des contrats14. Avec davantage de réserve, le juge français est lui aussi appelé à décoder le sens des émojis. La lecture de trois décisions de la chambre sociale de la cour d’appel de Grenoble met en exergue une tendance inédite en faveur de l’interprétation des émojis. Notamment, la première décision étudiée du 3 février 202215 interprète des émojis « dollars » pour conclure que les interventions sont réalisées à titre onéreux et prononcer la requalification en contrat de travail. Le deuxième arrêt du 5 avril 202216 souligne le recours à des émoticônes pour caractériser la plaisanterie et écarter le harcèlement. Quant à la troisième décision rendue le 2 juin 202217, celle-ci retranscrit les émojis de « poussins » et de « soleils qui rient » sans les commenter. La cour d’appel considère ensuite la conversation déplacée et ironique. Les agissements de harcèlement moral sont ainsi caractérisés. L’appréciation d’un symbole comme accessoire du langage, tandis que le sens de celui-ci ne fait l’objet d’aucun consensus18, est inédite. Les juges apprécient souverainement les éléments de fait et de preuve qui lui sont soumis19. Cependant, un émoji permet-il de déduire l’intention des parties ? L’usage des émojis « sourire » doit-il relativiser la gravité des faits rapportés par le salarié ? Ou encore, les émojis témoignent-ils de bons rapports de travail ? Il convient de mettre en perspective les trois décisions grenobloises avec quarante-trois autres arrêts de cours d’appel faisant référence à l’usage des émoticônes. D’un côté, les émojis ne constituent qu’un indice secondaire. De l’autre, en cas d’ambiguïté, ils apparaissent comme un indice prépondérant.
L’émoji : un indice secondaire
Tout d’abord, lorsque les preuves rapportées demeurent suffisantes, l’interprétation des émojis semble évitée. La décision de la cour d’appel de Grenoble du 2 juin 2022 en est une illustration. En l’espèce, un salarié démissionnaire demande la requalification de la rupture de son contrat de travail en prise d’acte en raison de faits de harcèlement moral. La cour d’appel donne droit à sa demande. La direction utilisait dans ses courriels divers émojis de « poussins » et de « soleils qui rient ». Les conseillers ont considéré la tonalité des échanges « parfaitement déplacée et ironique » sans souligner le recours inapproprié aux émojis ni interpréter leur signification. En l’espèce, des preuves flagrantes permettaient de caractériser le harcèlement moral. Ainsi, il ne paraissait pas utile de s’appesantir sur le sujet. Cependant, les juges du fond peuvent également aller plus loin et refuser expressément toute interprétation des smileys20. Aussi, les émojis peuvent être considérés comme insuffisants. En effet, selon une décision de la cour d’appel de Versailles, l’utilisation d’un émoji en guise de réponse ne suffit pas à prouver l’approbation du salarié et donc un éventuel manquement de sa part21. En revanche, ils pourraient permettre au salarié de prouver les heures supplémentaires passées sur le réseau social d’entreprise22 tandis que l’envoi d’un émoji ne requiert aucune compétence professionnelle. Dans ce cas, l’émoji constituerait un élément suffisamment précis quant aux heures accomplies par le salarié. Ensuite, l’employeur devra répondre des horaires effectivement réalisés.
De plus, les juges peuvent s’appuyer sur les émojis pour conforter le sens des mots. Notamment, la cour d’appel de Lyon a pu estimer « avec force émoticônes humoristiques », que des relations cordiales et de confiance ressortaient des échanges SMS entre salariés23. Ainsi, la faute grave de la salariée ne saurait être retenue. Les émojis peuvent également souligner le sens des mots. Dans une décision de la cour d’appel de Montpellier, la salariée produit aux débats « échanges consistent en des émoticônes amoureuses et des manifestations d’affection ainsi que, pour un message, en une proposition intime24 ». Selon les juges, les éléments pris dans leur ensemble laissent présumer une situation de harcèlement sexuel. Les émojis donnent davantage de poids à la cause. En outre, les émojis peuvent être retenus afin de nuancer les propos tenus. Pour exemple, une enseignante en contrat de travail à durée déterminée publie sur son « mur » Facebook un message relatif aux fautes d’orthographe lues dans la copie d’une élève. Cette dernière agrémente son message d’un smiley afin de témoigner son « inquiétude ». L’établissement scolaire rompt de façon anticipée le contrat de travail à durée déterminée de l’enseignante en raison d’une faute grave. La chambre sociale de la cour d’appel de Poitiers nuance la dureté de la publication en considérant qu’en préalable au message litigieux, il figure une « émoticône exprimant la préoccupation suivie du mot “inquiétude”25 ». Cette analyse participe à considérer la rupture anticipée comme fautive.
L’émoji peut donc constituer un indice surabondant ou complémentaire. Il apparaît décisif dans d’autres circonstances.
L’émoji : un indice prépondérant
Par ailleurs, l’émoji peut constituer un indice utile lorsque les mots contredisent la réalité des faits. Dans cette circonstance, cet accessoire du langage devient le vecteur de l’idée principale. Le juge doit-il se limiter au discours ? Ou faut-il allouer à l’émoji une force probante plus forte que celle des mots ? La première option fait courir le risque de procéder à une analyse limitée, tandis que la seconde peut laisser place à l’arbitraire.
Dans sa décision du 3 février 2022, la Cour d’appel de Grenoble fait prévaloir l’émoji sur les mots. En l’espèce, un salarié a été officiellement embauché en qualité de charpentier avant d’être victime d’un accident du travail et d’être licencié. Ce dernier conteste le point de départ de son contrat de travail. Il tente de prouver une embauche antérieure à la conclusion de son contrat de travail. Pour ce faire, il est versé aux débats des échanges SMS avec le gérant de l’entreprise. Notamment, « Monsieur L. a informé le gérant de son arrivée à 9 heures, celui-ci répond “okey no pb aujourd’hui c’est pas comptabilisé” avec une émoticône comportant trois fois le symbole du dollar, permettant d’en conclure que les interventions de Monsieur L. ne sont pas réalisées à titre gracieux, mais bien onéreux ». En l’espèce, les mots attestent du contraire « c’est pas comptabilisé », tandis que des émojis dollars laissent entendre le caractère onéreux de la prestation. Les émojis contredisent les mots. Toutefois, ils sont considérés ici au-dessus des mots. Cette position protège le salarié et demeure au plus près de la réalité des faits.
En revanche, l’appréciation des émojis en contradiction avec les mots appert plus discutable dans la décision du 5 avril 2022. Une salariée en arrêt de travail reproche à son employeur des faits de harcèlement moral. La Cour d’appel de Grenoble refuse de caractériser le harcèlement moral, car la matérialité d’éléments de faits précis, concordants et répétés n’est pas démontrée. Il est fait état d’échanges SMS entre la salariée demanderesse et une autre salariée dans lesquels celles-ci manifestent leur mécontentement à l’égard du management. Selon la cour d’appel, des faits de harcèlement moral ne sont pas évoqués dans ces échanges, mais « une lassitude par rapport à des remarques sur la qualité du travail et parfois accompagnés d’émoticône permettant de relever que les deux salariées peuvent plaisanter sur la situation ». Ladite décision fait une application conforme de l’article L. 1154-1 du Code du travail prévoyant un mécanisme probatoire en deux temps. Le salarié doit d’abord établir la réalité des agissements, précis et concordants, puis la partie défenderesse doit prouver que ses agissements ne sont pas constitutifs de harcèlement. Les juges du fond prennent en compte l’ensemble des éléments avancés26. Or, les échanges SMS ne rapportent pas la preuve de faits de harcèlement moral. En revanche, l’appréciation des émojis peut surprendre. La formulation choisie laisse penser que des émojis pourraient justifier de nuancer les maux du salarié décrits par ses propres mots. Ainsi, la potentielle prévalence des émojis sur les mots interroge. Notamment, dans une décision de la Cour d’appel de Lyon du 8 juillet 201827, les conseillers refusent de caractériser le harcèlement moral et considèrent que « l’échange mail (…) relatif au burn-out semble être intervenu sur le ton de l’humour, en témoigne l’émoticône aux multiples sourires figurant à la fin de cet échange ». Cependant, le recours aux émojis « sourire » prouve-t-il réellement la légèreté des propos tenus par le salarié ?
Les émojis peuvent donc à minima relativiser28 des propos, et au maximum les neutraliser.
En conséquence, selon les contextes, les émojis sont écartés ou interprétés. L’émoji permet de déduire la tonalité d’un message ou de clarifier son sens. L’interprétation des émojis en conflit avec les mots se révèle délicate. Occulter les émojis reviendrait à renier la réalité des faits, tandis qu’une interprétation excessive porte en elle le risque de l’insécurité juridique29. Le dictionnaire officiel30 des émojis n’existant point, il serait plus prudent de limiter leur utilisation en entreprise. Un émoji ne vaut pas mille mots31.