L’indemnité d’expatriation fait couler de l’encre une nouvelle fois. Près de dix ans après la consécration en jurisprudence de la conformité de l’indemnité d’expatriation avec le principe « à travail égal, salaire égal1 », la Cour d’appel de Grenoble précise désormais ses conditions d’attribution. En l’occurrence, une physicienne de nationalité italienne a été embauchée par un institut de recherche pour une durée déterminée. En vertu de l’accord d’entreprise, la salariée bénéficiait d’une indemnité mensuelle d’expatriation. Avant la fin de son premier contrat, l’institut et la salariée concluent un avenant en vue d’un contrat à durée indéterminée. Deux jours après la conclusion de cet avenant et deux jours avant le début de son contrat à durée indéterminée, la salariée obtient la nationalité française en sus de la nationalité italienne. Dès que l’employeur est informé de ce changement, il notifie par courrier à la salariée que l’indemnité d’expatriation ne lui sera plus versée et lui demande la restitution des sommes indument perçues depuis l’acquisition de la nationalité française (soit environ trois mois). La salariée saisit le conseil de prud’hommes de Grenoble afin de contester l’arrêt du versement de l’indemnité d’expatriation et solliciter des rappels de ce chef, outre une indemnité pour exécution fautive du contrat de travail. Par jugement en date du 19 décembre 2019, le conseil de prud’hommes de Grenoble considère que l’employeur fait une mauvaise application de la convention d’entreprise et le condamne au versement de l’indemnité d’expatriation. L’employeur interjette appel. Deux questions se posent. L’indemnité d’expatriation prévue par l’accord d’entreprise est-elle due au salarié en cas d’obtention de la nationalité française en sus d’une nationalité étrangère et après la conclusion de son contrat de travail ? De plus, la référence à un avantage collectif au sein du contrat de travail équivaut-elle à une contractualisation ?
L’incompatibilité confirmée de la nationalité française avec l’indemnité d’expatriation
En l’espèce, les conseillers estiment les stipulations collectives suffisamment explicites. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’appliquer la méthode d’interprétation d’un accord collectif prescrite en 1996 par l’ancien Président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Yves Frouin2, et reprise plus tard par la Cour de cassation dans sa note explicative3 accompagnant l’arrêt d’Assemblée plénière du 23 octobre 20154. En cas de binationalité, dont française, le salarié ne peut prétendre au bénéfice de l’indemnité d’expatriation. Cette position paraît indubitable et cohérente puisque, comme le précise l’accord d’entreprise, « Cette indemnité a pour objet d’inciter des salariés non français à quitter leur pays d’origine ou de résidence pour venir travailler à la société. Elle compense dans une certaine mesure, certains coûts inhérents à l’expatriation, à court ou moyen terme. ». L’obtention de la nationalité française contrarie l’objet même de l’indemnité d’expatriation. Néanmoins, la décision commentée fait suite à quelques hésitations. En effet, la clause litigieuse est muette sur le moment d’appréciation de la nationalité du salarié. Faut-il apprécier la double nationalité du salarié au moment de son embauche uniquement ou à tout moment ? La confusion apparaît d’ailleurs, car dans un des alinéas de la clause litigieuse il est fait référence à l’embauche du salarié. Ainsi, en 20185, la chambre sociale de la Cour d’appel de Grenoble considère que l’indemnité d’expatriation reste due aux salariés d’origine étrangère ayant obtenu la nationalité française dix ans après leur embauche. Selon la chambre sociale « Rien n’indique dans la convention que si les salariés acquièrent la double nationalité postérieurement à leur embauche, ils perdent le bénéfice de l’indemnité ». La Cour de cassation6 casse et annule ce raisonnement. L’affaire est renvoyée devant la cour d’appel de Lyon7 qui considère comme univoques les modalités d’attribution de l’indemnité d’expatriation. La suspension de la prime en raison de l’acquisition de la nationalité française est conforme à la lettre du texte. La cour d’appel de Lyon rappelle, au surplus, l’objet de la prime : « compenser, dans une certaine mesure, le coût de l’expatriation ». Bien que la situation de la salariée soit quelque peu équivoque en l’espèce puisque cette dernière obtient la nationalité française avant même le début de son contrat à durée indéterminée, la portée de l’arrêt commenté ne doit pas être relativisée pour autant. Au contraire, il réaffirme l’incompatibilité de l’indemnité d’expatriation avec l’obtention de la nationalité française. De plus, une décision inverse contreviendrait probablement au principe érigé par la jurisprudence Ponsolle : « à travail égal, salaire égal ». Pour mémoire, l’inégalité de traitement provoquée par l’allocation d’une indemnité d’expatriation constitue une raison objective étrangère à toute discrimination, car ladite indemnité « vise non seulement à compenser les inconvénients résultant de l’installation d’un individu et de sa famille en pays étranger, mais aussi à faciliter l’embauche des ressortissants non français des parties contractantes afin de contribuer à la création d’un pôle d’excellence scientifique international8 ». L’acquisition de la nationalité française contrarie l’objet même de l’indemnité d’expatriation. Le juge clarifie donc le sens de l’accord et sauvegarde l’essence de l’indemnité d’expatriation.
Le rejet bienvenu d’une contractualisation de l’indemnité d’expatriation
Dans un second temps, la salariée soutient que la prime d’expatriation a été contractualisée. La contractualisation des avantages collectifs enfreint le principe même de non-incorporation. Les stipulations collectives n’ont donc pas vocation à pénétrer la sphère du contrat individuel de travail9. La jurisprudence se veut exigeante en la matière et refuse qu’une simple « référence » aux dispositions collectives, dans le contrat de travail, soit assimilée à une contractualisation10. La Cour d’appel de Grenoble suit cette ligne directrice et rappelle de manière classique la nécessité de rechercher « la commune intention des parties11 » tout en prodiguant une méthode d’analyse. En l’espèce, le contrat de travail de la salariée renvoie de façon générale à l’accord d’entreprise en vigueur à propos « des conditions de la collaboration ». En revanche, il ne fait pas directement référence à l’accord d’entreprise au sein de l’article « rémunération ». Seul l’avenant procède à un renvoi exprès aux dispositions collectives relatives à l’indemnité d’expatriation. L’absence de renvoi à l’accord collectif dans la partie « rémunération » laissait possiblement entrevoir l’autonomie du contrat de travail en la matière. La chambre sociale répond clairement et considère qu’« il ne saurait y avoir eu, de la part des parties, une commune intention visant à la contractualisation de l’indemnité d’expatriation dès lors que les engagements contractuels des parties ne fixent pas à la fois le principe et la totalité des modalités de calcul de l’indemnité d’expatriation, mais procèdent à un renvoi exprès sur le calcul de l’indemnité à l’accord d’entreprise ». En d’autres termes, la simple référence ne suffit pas. Le contrat de travail doit régir de façon autonome les modalités de l’indemnité d’expatriation, indépendamment de toute référence à l’accord collectif. L’indemnité d’expatriation ne s’incorpore donc pas au contrat de travail, peu importe son incidence sur un élément pourtant essentiel du contrat de travail — la rémunération — ou la répercussion préjudiciable sur les revenus de la salariée depuis près de cinq ans (en l’occurrence, l’indemnité d’expatriation avoisinait 650 € par mois). Avec cette décision, la Cour d’appel de Grenoble rejoint la position de la Cour d’appel de Lyon en 2020. Elle se conforme également à la jurisprudence de la Cour de cassation qui invite les juges à retenir de manière étroite la contractualisation. Par exemple, la Haute juridiction rejette la contractualisation d’une grille de salaires prévue par accord d’établissement et appliquée depuis dix ans12.
Cette posture jurisprudentielle est bienheureuse pour la négociation collective. Il serait regrettable qu’en vertu d’une contractualisation outrancière des dispositions collectives, le contrat de travail s’érige en un instrument de blocage contre toute mutation de l’accord collectif. Une neutralisation des vertus de gestion des accords collectifs serait à craindre.
Cependant, la décision commentée rappelle aussi la faiblesse du socle du contrat de travail dans les rapports entre les conventions ou accords collectifs et les contrats de travail. Les éléments de la rémunération définis par accord collectif ne sont pas nécessairement des éléments essentiels du contrat de travail obligeant l’employeur à obtenir l’accord préalable du salarié en cas de modification13. Toutefois, il convient de relativiser l’intérêt d’une contractualisation en l’espèce. Il n’était pas ici question d’une modification de l’accord d’entreprise, mais plutôt d’une modification de la situation personnelle de la salariée. La contractualisation de l’indemnité d’expatriation aurait, probablement, contractualisé également ses conditions d’obtention. Dans ce cas, l’acquisition de la nationalité française n’aurait sans doute pas empêché la suppression de l’indemnité d’expatriation.
L’arrêt de la chambre sociale de la Cour d’appel de Grenoble du 3 mars 2022 précise avec fermeté les conditions d’attribution de la prime d’expatriation. Outre l’incompatibilité confirmée de l’indemnité d’expatriation avec l’obtention de la nationalité française, cet arrêt rappelle aux négociateurs la nécessité de circonscrire et de préciser autant que possible les dispositions collectives afin d’empêcher toute équivoque. De plus, la décision commentée doit également mettre en éveil les salariés sur le fait que les avantages collectifs ont une nature conventionnelle et non contractuelle. Ils ont donc vocation à évoluer au gré des négociations collectives futures.