«  Nulle terre sans guerre  » : succession, exploitation agricole et conflits familiaux

DOI : 10.35562/bacage.561

Décision de justice

CA Grenoble, Ch. aff. fam. – N° RG 20/02757 – 16 mars 2022

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : RG 20/02757

Date de la décision : 16 mars 2022

Résumé

Dans son arrêt du 16 mars 2022, la Cour d’appel de Grenoble apporte une intéressante illustration des différends familiaux susceptibles de survenir lors du règlement de la succession de l’épouse d’un exploitant agricole. Elle confirme la validité d’un testament olographe et déboute les demandes relatives à l’attribution préférentielle, aux salaires différés et au rapport à la succession des primes d’assurance-vie.

Plan

En l’espèce, un homme exploitant agricole décède en 2010 et laisse pour lui succéder son conjoint survivant et ses cinq enfants, trois fils et deux filles. Les époux étaient mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts aux termes d’un contrat de mariage reçu en 1948. L’époux, par un acte reçu en 1981, avait fait donation à son épouse de l’usufruit de tous les biens composant sa succession. Le conjoint survivant décède à son tour en 2017. Le conjoint survivant avait souscrit un contrat d’assurance-vie en août 2013, désignant en qualité de bénéficiaire deux de ses fils et l’une de ses filles à proportion respectivement de 40 %, 10 % pour les fils et 50 % pour la fille en procédant à un versement initial de 100 000 €. L’épouse avait également rédigé un testament olographe en 2016 dans lequel elle instituait comme légataires universels de tous ses biens et droits qui composeront sa succession ses enfants, bénéficiaires du contrat d’assurance-vie, avec affectations particulières de ses droits. En raison de désaccords opposant les héritiers, les successions n’ont pas pu être liquidées. Les héritiers bénéficiaires du contrat d’assurance-vie et légataires universels ont alors assigné leur frère et leur sœur aux fins d’ouverture des opérations de compte, liquidation et partage des deux successions confondues.

Différentes demandes ont été formulées par les héritiers en désaccord. Nous nous contenterons ici de relever les principaux points qui mériteront notre attention, à savoir l’appréciation de la validité d’un testament olographe, les demandes d’attribution préférentielle des terres, les demandes relatives aux salaires différés et au rapport à la succession des primes d’assurance-vie.

Le tribunal de première instance par un jugement en date du 7 juillet 2020 a ordonné le partage des deux successions. Elle déclare que le testament olographe est valide et déboute ainsi la demande de nullité et indique qu’il n’y’a pas lieu d’ordonner la délivrance des legs universels. En outre, elle déboute la demande d’attribution préférentielle et déclare irrecevable les demandes de salaire différé en raison du délai de prescription prévue par l’article 2224 du Code civil ayant commencé à courir à la date du décès du père. Enfin, elle ordonne le rapport à la succession de la mère des primes versées sur le contrat d’assurance-vie.

La fille non bénéficiaire du contrat d’assurance-vie interjette appel du jugement du 7 juillet 2020 et des appels incidents sont effectués par ses frères et sa sœur.

La Cour d’appel de Grenoble confirme le jugement du 7 juillet 2020, sauf en ce qu’il ordonne le rapport à la succession de la mère des primes versées sur le contrat d’assurance-vie.

La validité du testament olographe

Il est utile de rappeler que le testament est une libéralité unilatérale de biens à venir se formant par la seule manifestation de volonté du testateur lui permettant de disposer de tout ou partie de ses biens. Il s’agit effectivement d’un acte juridique unilatéral1 à cause de mort accordant la possibilité au testateur de disposer de ses biens et seulement de ses biens. À partir du moment où le légataire accepte le legs, le testament s’exécutera. Toutefois, le testament doit respecter la réserve héréditaire, à défaut de quoi, les legs pourront être réductibles. Il peut encore être frappé de nullité s’il ne respecte pas les conditions de forme et de fond auxquelles il est soumis. Le Code civil retient trois formes de testament, dont le testament olographe qui constitue la forme engendrant le plus de contentieux. Le testament olographe est un acte sous seing privé établi par le testateur qui doit respecter les conditions fixées par l’article 970 du Code civil, à savoir la rédaction d’un document entièrement écrit, daté et signé de la main de ce dernier. Il existe aussi une condition liée à la capacité du testateur. L’article 902 du Code civil dispose que «  toutes personnes peuvent disposer et recevoir soit par donation entre vifs, soit par testament, excepté celles que la loi en déclare incapables  ». La rédaction d’un testament implique dès lors d’être sain d’esprit au moment de sa confection2. L’article 901 du Code civil permet d’annuler un testament rédigé par une personne sous l’empire d’un trouble mental. L’insanité d’esprit doit être prouvée par tout moyen par «  ceux qui agissent en nullité pour cette cause 3 ».

Dans cette affaire, la Cour d’appel de Grenoble ne suit pas l’appelante et indique que sur le fondement des articles 967, 969 et 970 du Code civil «  c’est à juste titre que le premier juge a retenu que la formulation employée par [la testatrice] permet de distinguer les biens dont elle disposait en pleine propriété et les droits dont elle était titulaire dans la succession de l’époux. Quand bien même ce legs dépasserait la quotité disponible comme alléguée par l’appelante, le caractère excessif de la libéralité n’affecte pas la validité du testament, mais ouvre droit à l’action en réduction sur le fondement des articles 918 et suivants du Code civil  ». La cour précise que la communauté entre les époux «  était composée de biens immobiliers, bâtiments, parcelles de terre agricoles  » situés dans divers lieux dont une partie représentant la part de communauté de la testatrice était détenue en pleine propriété et sur le reste elle disposait de l’usufruit de tous les biens composant la succession de son mari prédécédé conformément à la donation entre époux effectuée en 1981. La cour relève également que la régularité formelle en application de l’article 970 du Code civil n’est pas contestée.

Le déboutement des demandes d’attribution préférentielle

L’attribution préférentielle est une entrave à l’égalité en nature qui privilégie l’égalité en valeur afin d’attribuer à l’un des indivisaires un bien que l’on soustraie des règles ordinaires du partage. Cette rupture d’égalité du partage peut intervenir pour plusieurs raisons notamment lorsque le bien est un instrument de travail de l’un des indivisaires qui participe à une exploitation agricole. Les articles 831 à 834 du Code civil nous révèlent les conditions à remplir pour prétendre à une telle attribution préférentielle. Concernant par exemple une exploitation agricole, la tributaire du bien doit en être l’utilisateur et avoir la qualité de copartageant, être titulaire de droit en propriété ou nue-propriété, l’exploitation doit être en activité et doit s’effectuer sur des terres qui sont la propriété de l’indivision successorale.

La cour ne manque pas de souligner toutes les conditions imposées par l’article 831 du Code civil et considère que l’appelante les remplit puisqu’elle est copropriétaire en nue-propriété et que son fils a bien exploité de manière effective les terres. Cependant, elle ajoute que l’attribution préférentielle est demandée pour des parcelles dépendant de la succession du père qui ont été mises à la disposition du fils de l’appelante suivant un acte signé par la mère «  seule pour le compte de l’indivision pour une durée d’une année renouvelable  ». Les héritiers ont contesté cette occupation et dans des courriers adressés, ils ont évoqué le caractère précaire de la mise à disposition des terres. De plus, l’exploitation actuelle des parcelles par l’appelante n’est pas justifiée ni même sa qualité d’administrateur provisoire de l’EARL. Ainsi la cour déboute la demande d’attribution préférentielle des parcelles visées.

L’irrecevabilité des demandes de salaires différés

La créance de salaire différé prévue par les articles L321 –13 à L321 –21 du Code rural et de la pêche maritime est une institution permettant à un héritier ayant participé à l’exploitation agricole, sans recevoir de rémunération, de se voir reconnaître un droit de créance contre la succession. Il est de la sorte «  réputé légalement bénéficiaire d’un contrat de salaire différé  », mais ne peut prétendre au paiement qu’au décès du de cujus. La Cour de cassation analyse désormais cette créance comme une dette du de cujus lui-même assortie d’un terme suspensif4. Le créancier ne peut, dans ce cas, exiger sa créance de salaire différé qu’au décès du de cujus qui doit avoir été exploitant agricole. Le créancier doit, en outre, avoir été âgé de plus de 18 ans5 lors de sa participation gratuite à l’exploitation agricole6, c’est-à-dire qu’il ne doit pas avoir perçu de salaire en argent et ne doit pas avoir été associé à une participation aux bénéfices et aux pertes. Il incombe au descendant invoquant la participation gratuite à l’exploitation agricole de prouver cette gratuité7. Il est utile de préciser qu’un descendant ayant participé successivement à l’exploitation dirigée par son père puis par sa mère après le décès de son père «  est réputé bénéficiaire d’un unique contrat de salaire différé, et donc titulaire d’une unique créance 8 ». Le règlement intégral de la créance peut donc être demandé à l’une ou l’autre des deux successions9. Le créancier pourra dès lors exiger le paiement à partir de l’ouverture de la succession du prémourant jusqu’au partage ou l’écoulement du délai de prescription apprécié distinctement pour chaque succession10.

Dans la décision étudiée, la cour commence par rappeler l’article L. 321-13 du Code rural et de la pêche maritime puis indique que «  l’action en reconnaissance de la créance de salaire différé est soumise au droit commun de la prescription et se prescrit désormais par cinq ans en application de l’article 2224 du Code civil à compter du décès de l’exploitant agricole, puisque la créance de salaire différé est une dette de la succession  ». Elle relève que les attestations fournies par les héritiers sont imprécises et ne permettent pas de démontrer que l’exploitation agricole a été reprise au décès de leur père par leur mère ni avoir aidé leur mère. Par conséquent, elle conclut que seul le père avait la qualité d’exploitant agricole au cours des périodes mentionnées par les intimés, « de sorte que les demandes de salaire différé sont prescrites pour avoir été formées plus de cinq ans après son décès ». Partant, elle confirme le jugement.

L’exclusion du rapport à la succession de la mère des primes d’assurance-vie

Le contrat d’assurance-vie s’analyse comme un instrument de prévoyance et bénéficie des règles relatives à la stipulation pour autrui, c’est-à-dire l’héritier bénéficiaire n’est pas tenu de rapporter le capital perçu au titre d’une assurance-vie souscrite par le de cujus, car il acquiert un droit direct contre l’assureur. Cependant, si un tel contrat a été souscrit dans une logique de pure transmission alors le droit des successions reprend tout son empire. Cela est observable lorsque les primes versées au sein du contrat sont considérées comme manifestement exagérées au regard des facultés du souscripteur. Malheureusement, la loi ne définit pas l’excès qui se détermine à partir d’un faisceau d’indices et s’apprécie au jour du versement des primes «  au regard de l’âge ainsi que des situations patrimoniale et familiale du souscripteur et de l’utilité du contrat pour ce dernier11  ». Les juridictions s’efforcent donc d’apprécier le caractère manifestement exagéré des primes non seulement «  au regard de l’âge ainsi que des situations patrimoniale et familiale du souscripteur 12 », mais également de l’utilité de l’opération. Pour ce faire, la cour dénote que le versement des 100 000 € a été réalisé 4 ans avant le décès de la mère au moment où elle habitait «  encore à son domicile et disposait de ressources […] lui permett[ant] de faire face à ses charges courantes  ». La déclaration de succession de l’époux prédécédé en date de 2011 évalue l’actif successoral à «  753 355 € composé de bâtiments et parcelles et de plus de 150 000 € de liquidités placées sur divers comptes  ». Elle conclut que «  la prime de 100 000 € n’était donc pas excessive eu égard aux ressources et au patrimoine  » de la mère. Elle ajoute que «  contrairement à ce qu’a retenu le premier juge, la souscription d’un contrat d’assurance-vie pour y placer une partie des liquidités dont elle disposait présentait une utilité pour elle puisqu’il lui permettait de réaliser un placement financier sûr et rémunérateur et de constituer une réserve dans laquelle elle pouvait puiser en cas de besoin, notamment en prévision d’une éventuelle admission en établissement  ». Le caractère manifestement exagéré de la prime versée au titre de l’assurance-vie eu égard à la situation et aux capacités financières au moment du versement de la souscriptrice n’ayant pas été démontré par les héritiers se prétendant lésés, le jugement du 7 juillet 2020 ordonnant le rapport des primes versées est infirmé sur ce point.

Conseil - Afin d’éviter la crise familiale, il est conseillé à l’exploitant agricole d’anticiper et de planifier le règlement de sa succession en veillant à ne pas porter atteinte à la réserve héréditaire des héritiers et à respecter les conditions de validité des instruments juridiques utilisés.

Notes

1 C. civ., art. 1100-1, al. 1er. Retour au texte

2 C. civ., art. 901. Retour au texte

3 C. civ., art. 414-1. V. par exemple M. Th. Cordier, « Insanité d’esprit et droit patrimonial, panorama de la jurisprudence », Dr. fam, avr. 2018, prat. 2; Cass. Civ. 1re, 1er mars 1961, Bull. civ. i, n° 36, p. 25, JCP 1961, IV, 59. Retour au texte

4 Cass. Civ. 1re, 18 janv. 2012 : D. 2012, p. 854, note F. Roussel ; Defrénois 2012, 1201, obs. G. Champenois; RTD civ. 2012, p. 350, obs. M. Grimaldi. Retour au texte

5 Cass. Civ. 1re, 3 juill. 1996: Bull. civ. 1996, I, n° 97. V. Cass. Civ. 1re, 26 juin 2019, n° 18-19.561. Retour au texte

6 Cass. Civ. 1re, 10 juin 1980: Bull. civ. 1980, I, n° 180. V. également Cass. Civ. 1re, 20 juin 2012 : Bull. civ. 2012, I, n° 142. Retour au texte

7 Cass. Civ. 1re, 3 mars 1987 : D. 1987, 321, note A. Breton ; RTD civ. 1988, p. 159, obs. J. Patarin.– Cass. Civ. 1re, 17 déc. 1991 : D. 1993, comm. p. 69, obs. E -N. Martine. – Cass. Civ. 1re, 13 avr. 1999, n° 97-11.598. – Cass. Civ. 1re, 21 janv. 2013, n° 11-29.000. Retour au texte

8 M. Grimaldi, Droit des successions, préc., p. 488. Retour au texte

9 Cass. Civ. 1re, 28 janv. 1997: Bull. civ. 1997, I, n° 36. – Cass. Civ. 1re, 23 janv. 2008: Bull. civ. 2008, I, n° 29. Retour au texte

10 Cass. Civ. 1re, 30 oct. 2006: Bull. civ. 2006, I, n° 455 – Cass. Civ. 1re, 21 sept. 2005: Bull. civ. 2005, I, n° 343. Retour au texte

11 V. par exemple Cass. Civ. 2e, 4 déc. 2008, n° 07-20.544 : JurisData n° 2008-046152. Retour au texte

12 C. ass., art. L. 132-13, al. 2. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Yeliz Akkas, « «  Nulle terre sans guerre  » : succession, exploitation agricole et conflits familiaux », BACAGe [En ligne], 01 | 2023, mis en ligne le 25 octobre 2023, consulté le 23 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=561

Auteur

Yeliz Akkas

Docteure, enseignante-chercheuse, USMB, CRJ et CERDAF

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