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Renonciation tardive de l’employeur à une clause de non-concurrence : une curieuse différence de régime selon la cause de la rupture

Jordi Mvitu Muaka


1L’application de la clause de non-concurrence à la relation de travail a naguère suscité de nombreux débats. S’analysant comme une barrière temporaire au rétablissement professionnel du salarié, elle constitue une sérieuse atteinte à la liberté du travail et à la liberté d’entreprendre. Deux libertés fondamentales qui figurent notamment dans le décret d’Allarde (art. 17 de la loi des 2 et 17 mars 1791 : « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon »). Le salarié est tenu d’une obligation légale de non-concurrence à son employeur qui s’estompe avec la fin de la relation de travail (L. 1222-1, C. trav). S’ensuit un halo de liberté pour le salarié dont seul l’usage abusif peut lui être reproché sur le fondement de la concurrence déloyale (art. 1240 C. civ.).

21. A priori inconcevable ou incompatible avec la protection de la liberté du travail, la clause de non-concurrence n’en présente pas moins un intérêt pour l’entreprise (P. Laurent, « La clause de non-concurrence : une enclave commerciale dans le droit du travail », Gaz. Pal., 1974. 1, doct. 71). Le principe d’une économie de concurrence invite à la préservation de ses avantages concurrentiels et de son savoir-faire. La poursuite par un ancien salarié d’une activité concurrente de son fait ou pour le compte d’un nouvel employeur fragilise la situation économique de l’ancien employeur. Le salarié dispose d’une information prisée sur l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise ou sur sa clientèle. Sans attendre la manifestation à son encontre d’un acte de concurrence déloyale imputable à son ancien salarié ou son nouvel employeur, l’extension post-contractuelle du devoir de loyauté du salarié apparaît comme une solution adéquate, un moyen plus efficace que le recours à la responsabilité civile de droit commun. (Y. Picod, « L'obligation de non-concurrence de plein droit et les contrats n'emportant pas transfert de clientèle », JCP E 1994. I. 349). En outre, l’on conçoit mieux de nos jours la possibilité d’une atteinte aux libertés d’un salarié lorsque celle-ci est justifiée et proportionnée au but recherché (Art. L. 1222-1, C. trav). En ce sens, la protection des intérêts de l’entreprise par le truchement d’une clause de non-concurrence ne fait dorénavant plus l’objet d’une prohibition de principe (Cass. Com., 1er juin 1999, no 97-15.421, D. 2000. Somm. 325, obs. Y. Auguet).

3Néanmoins, l’entreprise n’a pas blanc-seing lorsqu’elle conclut une clause de non-concurrence avec son ou ses salariés. La validité de cette clause n’échappe pas aux règles impératives du droit des contrats, du droit de la concurrence ainsi que du droit du travail. Ainsi doit-elle être limitée dans le temps et dans l’espace, être justifiée par un intérêt légitime et être adaptée à la qualité de son débiteur (Cass. soc., 19 nov. 1996, no 94-19.404, Bull. civ. V, no 392 ; Dr. soc. 1997. 95, obs. G. Couturier), et comporter une contrepartie financière au profit du salarié (Cass. soc., 10 juill. 2002, no 99-43.334, n° 00-45.135, n° 00-45.387, D. 2002. 2491, note Y. Serra.).

42. Cette clause a un caractère synallagmatique (C. Tétard, « Réflexions sur le régime de la renonciation à la clause de non-concurrence », JCP S 2006. 1885). Elle ne constitue pas une clause stipulée au bénéfice exclusif de l’employeur, mais plutôt une créance de celui-ci sur le salarié obligé dont la contrepartie est constituée par la compensation financière due à ce dernier (art. 1169 C. civ.). La nature synallagmatique de cette clause impose à l’employeur qui souhaite y renoncer d’obtenir l’accord du salarié (Cass. soc., 17 févr. 1993, n° 89-43658, RJS 1993, n° 391). La renonciation s’apparente à une modification du contrat de travail. En revanche, les parties peuvent expressément convenir d’accorder un droit de renonciation à l’employeur qui l’exerce librement. Cette mention peut figurer dans le contrat de travail ou dans la convention collective qui s’y applique. La plupart du temps il est d’usage de retrouver une clause de renonciation au bénéfice de l’employeur dans une convention collective. Il en va de même pour les modalités de son exercice. Il est loisible aux parties d’encadrer l’exercice par l’employeur du droit de renonciation que le contrat lui accorde. Elles peuvent déterminer la forme de l’acte qui doit manifester sa volonté de renonciation à la clause, mais également le délai butoir de l’exercice de ce droit. Les parties ne sont pas tenues de le faire mais lorsqu’elles y ont pourvu, ce formalisme procédural doit être scrupuleusement suivi par l’employeur. À défaut de quoi, il ne peut pas prétendre l’avoir dûment exercé, ou il en perd simplement le droit. Dans cette dernière hypothèse, la contrepartie financière est acquise au salarié (Cass. soc., 27 mars 2008, no 06-44.782). De même, une renonciation après l’échéance du délai prévu ne produit pas d’effets. Les conditions d’exercice de la renonciation ne doivent ainsi pas échapper à l’attention de l’employeur. Il en va de l’opposabilité de son droit au salarié obligé.

5Deux arrêts récents de la cour d’appel de Lyon donnent une actualité à cette thématique. De manière singulière la présente juridiction établit une différence de régime en fonction de la cause de rupture du contrat de travail liant les parties. Alors que l’expiration du délai d’exercice du droit de renonciation de l’employeur emporte sa déchéance pour le cas d’une rupture du contrat de travail fondé sur un licenciement, elle ne fait pas obstacle à son exercice postérieur suite à une rupture conventionnelle d’un contrat de travail, pour peu qu’elle intervienne avant l’échéance de l’obligation de non-concurrence.

63. Dans la première espèce (CA Lyon, Chambre sociale B, 31 Janvier 2020 – n° 17/07258), le salarié ayant fait l’objet du licenciement était débiteur d’une obligation de non-concurrence d’une durée de 2 ans, en contrepartie de laquelle le versement d’une indemnité correspondant à 10 % de son salaire mensuel moyen des 12 derniers mois lui était dû. Le contrat de travail accordait à l’employeur un droit de renonciation dont l’exercice était conditionné à une information non équivoque du salarié concerné de sa dispense d’exécution de l’obligation de non-concurrence par une lettre recommandée avec accusé de réception (LRAR). En revanche, son exercice n’était pas soumis à une date butoir. Toujours est-il que l’employeur a adressé au salarié obligé un courrier électronique l’informant de sa dispense à la suite du licenciement.

7Dans sa décision, la cour d’appel de Lyon a considéré la renonciation de l’employeur inopposable au salarié. L’omission des formes requises ne permettait pas au courriel de produire des effets. L’exigence d’une LRAR, plus qu’une « simple formalité probatoire », conditionnait l’exercice même de son droit de renonciation. En l’absence d’une dispense dûment accordée au salarié, l’employeur avait perdu son droit de renonciation et était devenu débiteur de la contrepartie financière fixée. Par ailleurs, l’arrêt donne une indication quant au délai d’exercice de la renonciation. En l’absence de stipulation contractuelle ou conventionnelle spécifique, l’évènement qui emporte déchéance du droit de renonciation de l’employeur est le départ effectif de l'entreprise du salarié concerné. Une dénonciation postérieure de l’obligation de non-concurrence est inopposable à ce dernier.

84. Dans la seconde décision (CA Lyon, Chambre sociale A, 19 Février 2020 – n° 17/00062), la mise en œuvre de l’obligation de non-concurrence faisait suite à une rupture conventionnelle entre le salarié obligé et son employeur. Ce dernier bénéficiait toutefois d’un droit de renonciation. L’exercice de ce droit était conditionné à l’information du salarié débiteur par simple courrier au plus tard à son départ effectif de l’entreprise. Deux éléments laissaient supposer une renonciation à la clause de non-concurrence consentie par le salarié obligé. Tout d’abord, le montant de l’indemnité de rupture conventionnelle se composait de l’indemnité de licenciement auquel le salarié pouvait prétendre, et de toutes les contreparties financières également à son bénéfice, énumérées dans une annexe jointe aux documents de l’accord de rupture du contrat de travail. Ensuite, le salarié obligé avait signé son reçu pour solde de tout compte, attestant de la réception de toutes les indemnités auxquelles il aurait pu prétendre. La rupture conventionnelle commune aurait alors emporté dénonciation de la clause de non-concurrence.

9Estimant cependant la contrepartie financière de l’obligation de non-concurrence toujours exigible, le salarié obligé a demandé en vain son versement à son ancien employeur. Ce dernier a, en réponse, considéré avoir consenti à sa dispense au même moment que la conclusion de l’accord de rupture.

10Une fois saisie par l’employeur, après une condamnation de ce dernier en première instance, la cour d’appel de Lyon a considéré que la renonciation par celui-ci à son droit devait résulter d’un acte manifestant sans équivoque sa volonté, laquelle ne transparaissait pas de manière claire dans les documents accompagnant la rupture conventionnelle. L’annexe jointe à l’accord de rupture du contrat de travail évoquait par ailleurs des obligations de confidentialité et de discrétion distinctes de l’obligation de non-concurrence qui a une portée singulière. Ainsi, la clause de non-concurrence produisait ses effets et donnait droit à une contrepartie financière au bénéfice du salarié obligé.

11Néanmoins, l’employeur avait conservé ici la faculté de mettre fin à l’obligation de non-concurrence malgré l’expiration du délai de renonciation à ladite clause. Le fondement du maintien de cette faculté reposait sur la cause de la rupture du contrat de travail. Les délais d’exercice du droit de renonciation stipulés dans le contrat de travail visaient spécifiquement la situation du licenciement, qui suppose une initiative unilatérale de la rupture. L’on ne pouvait les transcrire à l’hypothèse d’une rupture conventionnelle, qui repose à l’inverse sur un accord des parties. La rédaction de la clause devait envisager cette hypothèse pour pouvoir s’aligner sur les mêmes conditions de délai.

125. Cette interprétation semble s’éloigner de la position de la Cour de cassation, qui non seulement s’oppose à l’idée d’une influence de la cause de rupture du contrat de travail dans l’application de la clause de non-concurrence (Cass. soc., 25 oct. 1995, no 93-45.442), mais aussi délimite le délai d’exercice du droit de renonciation au départ effectif du salarié, en l’absence d’une stipulation contractuelle ou conventionnelle prévue par les parties (Cass. soc., 3 févr. 1993, n° 89-44.031). L’indifférence de la rupture conventionnelle dans l’application de la clause semblait en constituer le corollaire, d’autant plus que le décalage entre la rupture du contrat de travail et la dénonciation d’une clause de non-concurrence va à l’encontre de l'objectif d'une information en temps utile du salarié concerné (C. Tétard, « Réflexions sur le régime de la renonciation à la clause de non-concurrence », JCP S 2006. 1885), et porte atteinte à sa liberté de travail. C’est semble-t-il en raison de cet effet que la cour d’appel de Lyon reconnaît au salarié concerné un droit à une contrepartie financière pour la période précédant la dénonciation de l’obligation, une manière de préserver la nature synallagmatique de cette clause. En effet, sans compensation financière au bénéfice du salarié obligé malgré sa mise en œuvre, la clause de non-concurrence ne profiterait qu’à l’intérêt exclusif de l’ancien employeur.

136. En définitive, la cour d’appel de Lyon, à la lumière des deux décisions analysées, reconnaît une influence de la cause de rupture sur les modalités d’exercice du droit de renonciation de l’employeur. Elle n’en encadre pas moins les effets au risque de modifier la nature synallagmatique de la clause de non-concurrence dans la relation de travail.

Arrêts commentés :
CA Lyon, ch. soc. B, 31 janvier 2020, n° 17/07258
CA Lyon, ch. soc. A, 19 février 2020, n° 17/00062



Citer ce document


Jordi Mvitu Muaka, «Renonciation tardive de l’employeur à une clause de non-concurrence : une curieuse différence de régime selon la cause de la rupture», BACALy [En ligne], n°15, Publié le : 01/10/2020,URL : http://publications-prairial.fr/bacaly/index.php?id=2457.

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À propos de l'auteur Jordi Mvitu Muaka

Doctorant, équipe de recherche Louis Josserand


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