Des époux font faire des travaux sur leur propriété, qui donnent lieu à des désordres. Un expert judiciaire est désigné par ordonnance du président du tribunal de grande instance de Grenoble, lui donnant un délai de huit mois et demi pour rendre son rapport.
Moins de deux mois après sa désignation, les époux confirment à l’expert judiciaire la consignation des sommes à faire valoir sur ses honoraires. Un premier accedit a lieu deux mois plus tard, qui n’est suivi d’aucun compte‑rendu, malgré les relances faites par les époux.
Près d’un an plus tard, l’expert judiciaire n’a toujours pas remis son rapport. Les époux sollicitent alors son remplacement auprès du juge chargé du suivi des expertises, et l’expert judiciaire est remplacé dans la foulée. Deux ans et trois mois se sont alors écoulés depuis sa désignation.
Selon les époux, la carence de l’expert judiciaire leur a causé un préjudice patrimonial, résultant de l’aggravation des désordres consécutifs à l’arrêt du chantier (augmentation de l’humidité, faute de mesures conservatoires) et des frais de représentation qu’ils ont dû exposer, ainsi qu’un préjudice moral. À l’appui de leurs prétentions, une attestation d’une entreprise de bâtiment indiquant la présence d’une humidité importante, laquelle semble provenir de la construction de l’extension de leur propriété.
Déboutés en première instance, les appelants n’obtiennent pas gain de cause devant la cour d’appel de Grenoble. Le jugement est confirmé à la faveur d’une motivation originale. En effet, les conseillers, qui constatent la faute commise par l’expert judiciaire du fait de son retard injustifié, considèrent toutefois qu’elle n’est pas la cause du préjudice patrimonial avancé, car : « L’indication [dans l’attestation produite] selon laquelle l’humidité pourrait également résulter de la durée “de trop longues expertises” peut certes concerner le retard pris dans l’organisation de la première expertise mais aussi les délais inhérents à toute expertise […]3. »
Le lien de causalité n’étant pas démontré par les appelants, la responsabilité de l’expert fautif n’est pas retenue. C’est dire que toute expertise est susceptible de causer l’aggravation de désordres en raison des délais habituellement longs de la procédure. L’affirmation a de quoi interroger, puisqu’il est courant d’avoir recours à une expertise judiciaire en la matière4.
Toute mise en cause de la responsabilité civile oblige, il conviendra, dans les prochaines lignes, de revenir sur la qualification de la faute (1), avant d’interroger la causalité, manquante selon la cour d’appel de Grenoble (2).
1. La faute de l’expert judiciaire retardataire
Dans la mesure où l’ordonnance du président du tribunal judiciaire qui désigne l’expert judiciaire et qui fixe la date à laquelle il devra rendre son rapport n’explicite pas les pénalités auxquelles l’expert judiciaire s’expose en cas de manquement, on pourrait croire que les délais impartis ne sont qu’indicatifs, qu’ils sont dépourvus de sanction (1.1). Or, si le Code civil ne prévoit pas de sanction spécifique en cas de retard de l’expert judiciaire, la responsabilité pour faute le rend tout de même comptable des délais imposés (1.2).
1.1. Des délais impartis dépourvus de sanction
Comme l’expose M. Charpentier5, les articles 265 et 239 du Code de procédure civile prévoient que la décision ordonnant l’expertise détermine le délai dans lequel l’expert doit remettre son rapport, délai qu’il doit donc en principe respecter, mais force est de constater qu’aucune sanction n’est expressément prévue par les textes. D’ailleurs, le dépassement du délai n’entraîne pas la nullité de l’expertise.
En outre, contrairement aux injonctions habituellement prononcées contre certains défendeurs, qui doivent remettre la chose objet du litige par exemple, ou encore effectuer une prestation au titre de l’exécution forcée, les ordonnances de désignation d’experts judiciaires ne comportent pas d’astreintes en cas de retard.
Faut‑il croire que l’expert, qui n’est pas partie à l’instance, demeure impuni en cas de manquement aux obligations résultant de sa mission, telles que le respect du délai imparti ?
Non, car, comme cela s’est avéré nécessaire dans la présente affaire, le juge peut pourvoir à son remplacement sur le fondement de l’article 235 du Code de procédure. S’ajoute à cette éventualité la possibilité de réduire ou de le priver du paiement de ses honoraires et frais6. Enfin, l’expert judiciaire sera condamné aux dépens de l’incident si le tribunal fait droit à la demande des parties. Il encourt au surplus son retrait de la liste des Experts, ou encore des sanctions disciplinaires.
Ces sanctions ne semblent cependant pas suffire à réparer l’éventuel dommage que peut causer sa carence. C’est pourquoi la jurisprudence a reconnu, dès les années 1930, la possibilité pour les parties d’agir en responsabilité civile contre l’expert judiciaire fautif7.
1.2. La responsabilité pour faute de l’expert judiciaire
L’avènement de la responsabilité pour faute de l’expert judiciaire, fondée sur l’article 1240 du Code civil, n’est pas le fruit d’une évolution tranquille. Si elle est désormais incontestablement assise en jurisprudence, il convient de remarquer qu’elle a pendant longtemps été rejetée par les magistrats8. En cause, l’idée que l’erreur matérielle ou technique de l’expert judiciaire, éventuellement reprise par le juge dans sa motivation, s’intégrait à la décision juridictionnelle, laquelle ne peut être contestée qu’au travers des voies de recours habituelles.
Cette idée est aujourd’hui dépassée. La décision du juge se détache de celle de l’expert, du moins sur le plan théorique, permettant ainsi de retenir l’éventuelle faute de l’expert. On constate cependant, en pratique, que le juge suivra la plupart du temps les conclusions de l’expert qu’il désigne9. Et pour cause, le juge n’a pas les compétences techniques de l’expert judiciaire, ce qui explique, outre le gain de temps de transport sur les lieux et d’étude, la désignation de celui‑ci.
Naturellement, l’expert judiciaire, qui n’est qu’un auxiliaire de justice temporaire du juge10, n’est pas lié aux parties par un quelconque lien contractuel. Sa responsabilité ne peut donc être recherchée que sur le fondement de la responsabilité civile extracontractuelle, plus précisément la responsabilité pour faute des articles 1240 et 1241 du Code civil.
Qu’en est‑il des fautes retenues à son encontre ? On observait, à la fin du xxe siècle, que seules les fautes les plus caractérisées, voire grossières, étaient susceptibles d’entraîner la responsabilité civile de l’expert judiciaire11.
Mais, dans les deux dernières décennies, le recours accru à l’expertise judiciaire explique sans doute que des fautes procédurales, telles que le retard concernant le présent arrêt, ont progressivement été retenues. La cour d’appel de Nancy a par exemple retenu la faute de l’expert judiciaire n’ayant pas exécuté sa mission en tardant à rendre compte au juge des difficultés rencontrées12. Dans cette affaire, la faute était caractérisée par un retard d’un an, mais le lien de causalité avec le préjudice allégué (pertes de rémunérations d’un employé durant une période non couverte par l’expertise) n’était pas démontré.
Les cours d’appel de Colmar et de Dijon avaient déjà reconnu la faute d’experts judiciaires n’ayant pas déposé leur rapport dans les délais impartis malgré les rappels et le remplacement de l’un d’eux13. À cette occasion, les conseillers dijonnais ont par ailleurs affirmé que la surcharge de travail de l’expert judiciaire ne l’exonère pas de sa responsabilité14.
À vrai dire, la faute de l’expert judiciaire qui ne respecte pas les délais impartis pour remettre son rapport, comme en l’espèce, ne fait pas de difficulté, puisqu’elle procède de la violation d’une norme individuelle (l’acte juridictionnel que constitue l’ordonnance qui le désigne) et d’une norme d’origine légale (l’article 239 du Code de procédure civile précité).
On observe ainsi que le retard doit être sanctionné par la responsabilité civile de l’expert judiciaire fautif, si tant est que sa faute soit liée au préjudice allégué par les parties demanderesses. Or, la cour d’appel de Grenoble n’a pas retenu le lien de causalité dans le présent arrêt, malgré la demande de dommages‑intérêts faite à son encontre en raison du préjudice moral subi par les appelants. Si l’immunité des experts judiciaires est tombée en 194915, il semble donc que les magistrats, qui ont plus que jamais besoin de la collaboration des experts judiciaires16, se montrent toujours très prudents, voire hostiles à l’accueil de telles demandes.
En effet, comme le relève d’ailleurs un certain nombre d’auteurs17, la causalité constitue bien souvent la pierre d’achoppement sur laquelle trébuchent les parties invoquant la responsabilité pour faute de l’expert judiciaire.
2. L’absence de lien de causalité entre la faute et le préjudice
Comme il a été exposé en amont des présents développements, les plaideurs rencontrent souvent des difficultés à établir le lien de causalité entre la faute technique ou matérielle de l’expert et le préjudice allégué, car la source de leur préjudice réside dans le jugement qui avalise l’erreur, jugement qui ne peut être attaqué qu’en suivant les voies de recours traditionnelles (au premier rang desquelles, l’appel).
Or, ici, les appelants arguaient que la faute procédurale de l’expert (le retard, ou plus précisément l’inaction durable) avait conduit à l’accumulation de l’humidité dans leur demeure, dont les travaux faisaient déjà l’objet d’un litige. En retenant que la faute de l’expert pouvait certes avoir participé au dommage, mais en excluant tout lien de causalité en raison du fait que toute expertise était de nature à engendrer un retard, cet arrêt interroge quant aux fondements théoriques de la causalité qui ont présidé à l’énonciation d’un tel motif (2.1). À s’en tenir à la formulation, il semble qu’il y ait concours entre la faute de l’expert et un événement naturel, celui de l’aggravation des désordres par le seul écoulement du temps employé à l’expertise (2.2). Or, ni la théorie de la causalité ni celle du concours des faits générateurs ne parviennent ici à établir la responsabilité de l’expert judiciaire.
2.1. Des théories de la causalité
Des deux principales théories de la causalité mise en œuvre par la jurisprudence, théorie de l’équivalence des conditions ou de la causalité adéquate, seule la première a été explicitement consacrée par la Cour de cassation18. Il n’est pas inutile de rappeler qu’elle vise à retenir, comme fait générateur du dommage, tous ceux sans lesquels le dommage ne se serait pas produit19. Cette théorie semble bien à l’œuvre dans la formulation choisie par la cour d’appel de Grenoble. En effet, les conseillers relèvent qu’il n’est pas certain que le retard de l’expert ait participé à la survenance du dommage. Dans les termes de la théorie de l’équivalence des conditions, cela revient à énoncer le motif de la manière suivante : le dommage se serait produit même en l’absence du retard de l’expert judiciaire, puisque toute expertise est de nature à générer un allongement des procédures.
Néanmoins, si la théorie de l’équivalence des conditions a semblé, un temps, avoir les faveurs de la Cour de cassation, c’est qu’elle est notoirement plus favorable à la victime. Or, ici, son jeu conduit à l’exclusion de la responsabilité de l’expert. Cela dit, en admettant que le retard de l’expert judiciaire pût certes être considéré comme l’origine du dommage allégué par les appelants, tout comme le temps nécessaire pour la conduite de n’importe quelle expertise judiciaire, l’équivalence des conditions pouvait conduire à l’établissement du lien de causalité avec la faute de l’expert, dans une acception plus favorable à la victime, comme l’une des causes ayant participé au dommage. Ici, le cas particulier de la responsabilité pour faute de l’expert judiciaire illustre finalement que la théorie de l’équivalence des conditions n’est pas toujours favorable à la victime, dès lors du moins qu’elle est appliquée de manière rigoureuse.
Selon la théorie de la causalité adéquate ensuite, il est nécessaire que la faute de l’expert judiciaire ait, dans le cours naturel des choses, participé à la survenance du dommage pour qu’un lien de causalité soit établi 20. En d’autres termes, cette théorie revient à se demander s’il est prévisible que le retard (de plus d’un an et demi) de l’expertise judiciaire participe à la survenance du dommage constitué par l’accumulation d’humidité dans la construction en chantier. Une réponse positive s’impose, mais cette lecture est sujette à l’interprétation souveraine des juges du fond. Il en ressort que la théorie de la causalité adéquate n’explique pas l’arrêt commenté, ou qu’une fois encore, l’interprétation faite par les conseillers grenoblois en a été exigeante à l’égard des plaideurs qui recherchent la responsabilité civile de l’expert judiciaire.
Les justiciables qui tentent d’établir ce type de responsabilité doivent donc veiller à démontrer de manière rigoureuse l’existence d’un lien de causalité. L’arrêt contraste par ailleurs avec la jurisprudence de la Cour de cassation, si l’on admet l’idée d’un concours entre la faute de l’expert judiciaire et la survenance d’un événement naturel (l’humidité due à l’écoulement naturel du temps).
2.2. Le concours de la faute et d’un événement naturel
Il arrive que le dommage participe tant de la faute commise par le défendeur que d’un événement naturel, tel que l’usure du temps ou l’influence des conditions météorologiques, ou bien d’un événement anonyme qui ne relève donc d’aucun auteur identifié. Est‑ce pour autant que, dans le cas du concours de la faute et d’un événement naturel, l’événement naturel exonère celui dont le fait est identifié comme ayant également participé à la survenance du dommage ?
Une première réponse est aisée. Lorsque l’événement naturel présente les caractères de la force majeure, il exonère totalement le défendeur de sa responsabilité. Les choses se compliquent lorsque l’événement naturel en cause n’arbore pas les atours de la force majeure. En effet, dans les années 1950, la Cour de cassation se montrait encline à admettre l’exonération partielle du défendeur en raison de l’existence d’un événement naturel ayant contribué à la survenance du dommage21. Mais depuis un revirement de jurisprudence opéré dans les années 1970, la Cour de cassation a désormais décidé que la survenance d’un événement naturel qui ne présente pas les caractéristiques de la force majeure n’exonère en rien celui dont on peut également établir une faute ayant concouru à la survenance du dommage22.
Si l’on s’en tient à la formulation du motif de l’arrêt commenté, les conseillers grenoblois établissent un lien de causalité éventuel entre le dommage, qui « peut certes concerner le retard », et la faute de l’expert judiciaire, tout en ajoutant l’écoulement naturel du temps (suivant les termes « mais aussi ») comme cause hypothétique du dommage. Si tel était bien le cas, la responsabilité de l’expert judiciaire devrait être retenue, sauf à constituer un cas d’exception du droit de la responsabilité civile.
À défaut, il semble que la seule manière de concilier la jurisprudence de la Cour de cassation avec la solution retenue par les conseillers de la cour d’appel de Grenoble soit de conclure à l’absence de causalité totale entre la faute de l’expert judiciaire ayant engendré le retard de la procédure et le préjudice allégué. Malgré la spécificité de la faute retenue, on constate donc que la causalité demeure un écueil difficilement surmontable que rencontrent les plaideurs successifs et à qui, l’on ne saurait trop le souligner par cet arrêt, le fardeau sisyphéen de la preuve incombe.