Le contenu de l’incidence professionnelle dans la jurisprudence civile de la cour d’appel

DOI : 10.35562/bacage.1068

Décisions de justice

CA Grenoble, 1re ch. civile – N° 23/00665 – 24 septembre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/00665

Date de la décision : 24 septembre 2024

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 17/02265 – 02 juillet 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 17/02265

Date de la décision : 02 juillet 2024

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 23/00576 – 03 septembre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/00576

Date de la décision : 03 septembre 2024

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 23/01403 – 24 septembre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01403

Date de la décision : 24 septembre 2024

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 22/03176 – 24 septembre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 22/03176

Date de la décision : 24 septembre 2024

CA Grenoble, 2e ch. civile – N° 23/01524 – 22 octobre 2024

Juridiction : CA Grenoble

Numéro de la décision : 23/01524

Date de la décision : 22 octobre 2024

Résumé

En distinction relative avec la perte certaine des gains professionnels futurs, l’indemnisation de l’incidence professionnelle du handicap est susceptible de générer quelques difficultés au regard du caractère purement potentiel de certaines conséquences des préjudices qui y sont comptabilisés. L’activité des chambres civiles de la Cour d’appel de Grenoble est l’occasion de rappeler que le critère déterminant qui doit guider l’indemnisation est le caractère certain du préjudice, au-delà de l’incertitude de ses conséquences.

Plan

En matière de réparation, la nomenclature Dintilhac1, qui sert depuis 2005 de référentiel consensuel pour la classification et l’évaluation des préjudices pouvant résulter d’un dommage corporel, recommande le regroupement de divers postes de préjudices patrimoniaux permanents après consolidation ayant trait aux conséquences professionnelles du handicap de la victime directe au sein d’une catégorie « fourre‑tout » : celle de l’incidence professionnelle (ci‑après I P), excluant néanmoins les pertes de gains professionnels futurs (ci‑après PGPF) qui disposent de leur catégorie dédiée. Par opposition à ces gains futurs aussi certainement perdus aujourd’hui que leur avènement était acquis hier, le contenu de l’incidence professionnelle, en partie marqué du sceau de l’incertitude, peut donner lieu à quelques complexités et questionnements pour les parties au procès civil, victimes et assureurs débattant de la nécessaire réparation intégrale des préjudices2. L’intérêt d’une observation de la régulation de ce contenu par les juridictions est ainsi vif, observation qui sera ici effectuée sur les arrêts des chambres civiles de la cour d’appel de Grenoble pour la période allant du 1er juillet au 31 décembre 2024. En la matière, six arrêts ont particulièrement retenu notre attention et seront brièvement mobilisés pour illustrer certaines grandes lignes présidant à la détermination de ce que peut ou ne peut pas recouvrir le concept d’incidence professionnelle du handicap, au regard du degré de certitude du préjudice considéré.

Comme le rappelle didactiquement la cour dans ses décisions respectives de deuxième et première chambres civiles des 2 juillet et 24 septembre, l’incidence professionnelle vise à indemniser « non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime » (ce qui correspond aux PGPF) « mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle », reproduisant la lettre même du rapport Dintilhac3. Ce dernier indique ensuite une liste non limitative regroupant synthétiquement4 l’incidence du handicap sur le travail effectué (susceptible de continuer mais selon des modalités différentes impliquant changements et adaptations éventuels), la perte de chance professionnelle d’évolution de la carrière (qui aurait ainsi pu entraîner une évolution à la hausse de la rémunération) et enfin la perte des droits à la retraite. Le caractère ouvert de cette liste à des préjudices périphériques qui n’auraient pas encore été identifiés fait que les difficultés émergentes sur le sujet ont moins trait à la nature de ces préjudices5 qu’au degré de probabilité raisonnable des pertes qu’ils impliquent.

1. Des préjudices certains aux conséquences certaines

Lorsque l’indemnisation au titre de l’IP vient réparer une modification évidente des conditions de travail liées au handicap, il n’y a que peu matière à discussion, comme pour cette victime d’agression physique dans le cadre d’un conflit inter‑familial qui sollicite pour ce poste une indemnisation supérieure à ce que lui avait alloué le tribunal judiciaire (3 000 euros, contre 2 000 euros alloués) pour ce poste, en raison de son incapacité de se trouver seule sur son lieu d’activité du fait de séquelles psychologiques persistantes, ce qui nécessite sans hésitation des aménagements importants pour l’ouverture et la fermeture du salon de coiffure dans lequel elle travaille6. Bien que cela ne l’empêche pas d’exercer sa profession, ce qui écarte en l’occurrence l’indemnisation d’une perte de gains futurs, il n’y a pas de débat sur le fait que cette incapacité « ajoute une contrainte dans le cadre de cet exercice ». Il en est ainsi également de ce maçon victime à l’occasion d’une rixe qui ne recevra certes pas d’indemnité pour reclassement professionnel, étant responsable de sa propre entreprise, mais qui se verra bien indemnisé pour la pénibilité professionnelle et la dévalorisation certainement induite par son déficit fonctionnel permanent pour son activité7.

L’impact professionnel certain est également pris en compte lorsque le handicap est si lourd qu’il implique non pas une simple altération des conditions de travail, mais bien une inaptitude totale à l’emploi telle que celle frappant une victime de pratique sportive. Pour l’agent judiciaire de l’État, il y avait lieu de débouter la victime de toutes ses demandes de réparation en matière d’incidence professionnelle, en ce que les différents préjudices seraient alors déjà intégralement réparés par l’indemnisation de la perte totale de revenus à titre viager. La cour d’appel, mobilisant le revirement de jurisprudence de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation sur ce sujet8, tranche en faveur de la reconnaissance d’un préjudice d’incidence professionnelle qui ne concerne pas les seuls gains et conditions professionnels potentiellement impactés, déjà couverts par la rente, mais également les conséquences sociales de cette incapacité au travail. À la dévalorisation professionnelle déjà réparée s’ajoute ainsi une « dévaluation sociale ressentie par la victime du fait de son exclusion définitive du monde du travail », « de par la privation de cette source d’épanouissement et des relations sociales qu’elle engendre », ce qui justifie une indemnisation supplémentaire au titre de l’IP d’un montant de 120 000 euros.

2. Des préjudices certains aux conséquences incertaines

Les difficultés peuvent davantage émerger lorsque l’on se questionne sur les potentialités de la carrière professionnelle des victimes, comme pour celle n’ayant pu continuer sa formation de boulanger par suite d’un accident de circulation9. Pour l’assureur de la partie adverse, « rien ne permet d’affirmer que (la victime) aurait bénéficié d’une progression de carrière ni même qu’il aurait obtenu son CAP », ce qui justifierait une indemnisation au titre de l’IP très réduite. Si la deuxième chambre civile estime que la progression de carrière n’était effectivement pas totalement acquise (sans quoi la perte afférente aurait été indemnisée au titre des PGPF), elle demeurait tout de même une potentialité raisonnable. Plus largement, il faut tenir compte du fait que la victime « ne pourra jamais exercer la profession de boulanger et s’épanouir dans celle‑ci », ce qui justifie la fixation de l’IP à 80 000 euros, somme légèrement supérieure aux demandes de l’ex‑apprenti. Le diplôme n’était certes pas obtenu, mais il demeurait un futur tangible, comme les postes auxquels aurait pu prétendre cette victime d’un accident de la circulation qui envisageait, son diplôme de BTS tourisme obtenu, de poursuivre une année d’étude supplémentaire10. Pour la deuxième chambre, le secteur professionnel du tourisme auquel se destinait la victime « ne peut lui offrir, compte tenu de ses séquelles, tous les débouchés auxquels elle aurait pu prétendre, puisque doivent être exclus tous les postes nécessitant des déplacements un peu conséquents, tels qu’un poste de guide‑conférencier ». Il y a donc bien lieu d’indemniser la victime au titre de l’IP, mais à hauteur de 50 000 euros, somme loin d’être à la hauteur de sa demande de près de 200 000 euros car elle « a néanmoins la possibilité de rester dans ce secteur, sur des postes plus sédentaires ». Le poste qu’elle choisira et donc les revenus d’autres postes potentiellement mieux rémunérés dont elle ne verra jamais la couleur sont tous incertains, mais cette perte de possibilité est, elle, bien certaine.

3. Des préjudices à la frontière de la certitude ?

Il est des situations où le caractère certain du préjudice même, exigence jurisprudentielle ferme11, est à la frontière du tangible en ce qu’il semble reposer davantage sur une chaîne d’attentes et de probabilités que sur un événement futur certain. Si dans les exemples précédents tout laissait à penser, préalablement à l’accident, que le cours normal des choses aurait mené à la poursuite de la carrière escomptée, ce cours normal avait été rompu préalablement au fait générateur concerné pour la victime dont l’indemnisation au titre de l’incidence professionnelle est notamment en jeu pour l’arrêt de la première chambre civile du 24 décembre (n23/00665). Un accident de travail l’avait en effet préalablement affectée d’une lombalgie très invalidante, l’empêchant d’exercer son métier. Le fait générateur considéré en l’espèce n’est pas celui advenu à l’occasion de l’accident de travail, mais un accident médical (non‑fautif) survenu à l’occasion des interventions chirurgicales censées lui faire retrouver ses capacités de travail. Quelle peut donc être l’incidence professionnelle d’un handicap advenu alors même que la victime était déjà en incapacité de travailler au préalable, mais dans l’espoir — à présent éteint — d’une rémission future ? Le fait même que le dommage résulte d’une malchance (l’accident étant non‑fautif) rappelant l’irrémédiable aléa du domaine médical ne prouve‑t‑il pas que le retour à l’emploi était tout sauf certain « dès le début », faisant perdre au préjudice l’un de ses critères essentiels pour entraîner son indemnisation ?

C’est ce que semble sous‑entendre l’ONIAM qui demande à la cour d’appel de supprimer purement et simplement l’indemnisation au titre de l’IP. La première chambre n’accèdera pas à cette demande, en argumentant qu’il convient d’indemniser le préjudice « en tenant compte du fait que (la victime) avait cessé de travailler avant l’accident médical, que l’intervention devait lui permettre précisément de reprendre une activité professionnelle qu’elle appréciait et qu’elle aurait pu se prévaloir de cette reprise de travail ». Si le caractère fortement incertain du résultat de l’opération pousse la première chambre à tempérer les attentes de la victime qui demandait de chiffrer ce préjudice à hauteur de 100 000 euros, la cour semble se rattacher au caractère certain de la perte de chance du retour à l’emploi pour estimer que le tribunal judiciaire de Grenoble « a justement pris en compte ces divers éléments pour indemniser ce poste de préjudice à hauteur de 50 000 euros, compte tenu de l’âge de la victime à environ une décennie de la retraite ». Même dans la probabilité (du succès de l’opération) d’une probabilité (du retour à l’emploi), il reste ainsi une certitude : celle de la perte bien réelle d’une chance, qui demeure indemnisable.

Notes

1 Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, dirigé par le Président de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation Jean‑Pierre Dintilhac, juillet 2005, ci‑après « Rapport Dintilhac ». Retour au texte

2 Cass. civ. 2e, 28 oct. 1954, Bull. civ. II, no 328, JCP, 1955. II. 8765, RTD civ., 1955, 324, obs. H. et L. Mazeaud ; sur la notion, voir notamment P. Le Tourneau, « Responsabilité : généralités », in Répertoire de droit civil, Dalloz, 2009, actualisation 2025, no 10. Retour au texte

3 Rapport Dintilhac, op. cit., p. 36. Retour au texte

4 Cette synthétisation tripartite des différents préjudices regroupés au sein de l’IP est proposée par Y. Lambert‑Faivre et S. Porchy‑Simon, Droit du dommage corporel – Systèmes d’indemnisation, 9e édition, Coll. Précis, Dalloz, Paris, 2022, no 197. Retour au texte

5 D’autant plus que, comme le souligne P. Jourdain, « les éléments de préjudice composant le poste de l’incidence professionnelle sont hétérogènes et leur analyse révèle que certains d’entre eux ont en réalité un caractère extrapatrimonial », sans que cela ne pose aujourd’hui de véritable problème pratique aux juges pour leur admission au sein d’une catégorie générale des postes de « préjudices patrimoniaux » (P. Jourdain, « Dommage corporel : une victime devenue professionnellement inapte peut‑elle cumuler des indemnisations au titre de ses pertes de gains professionnels futurs et de l’incidence professionnelle ? », comm. Cass. civ. 2e, 13 sept. 2018, RTD Civ. 2019, p. 144). Notons tout de même, comme le relève l’auteur, que le projet de décret de nomenclature de 2014 prévoyait d’établir cette distinction. Retour au texte

6 CA Grenoble, 2e ch., 24 sept. 2024, no 23/01403. Retour au texte

7 CA Grenoble, 2e ch., 22 oct. 2024, no 23/01524. Retour au texte

8 Cass. civ. 2e, 6 mai 2021, no 19‑23.173 ; 14 oct. 2021, no 20‑13.537. Retour au texte

9 CA Grenoble, 2e ch., 3 sept. 2024, no 23/00576. Retour au texte

10 CA Grenoble, 2e ch., 24 sept., no 22/03176. Retour au texte

11 Cass. civ. 2e, 16 avril 1996, no 94‑13.613, Bull. civ. II, no 94, D. 1997, somm. 31, obs. P. Jourdain, RTD civ. 1996, 627, obs. P. Jourdain. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Raphaël Serres, « Le contenu de l’incidence professionnelle dans la jurisprudence civile de la cour d’appel », BACAGe [En ligne], 04 | 2025, mis en ligne le 16 juin 2025, consulté le 17 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/bacage/index.php?id=1068

Auteur

Raphaël Serres

Enseignant-chercheur contractuel, Univ. Grenoble Alpes, CRJ, 38000 Grenoble, France
Raphael.serres.ius[at]gmail.com

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