Faits et procédure. La société APE, dont le nom commercial est APE Affichage pour les Entreprises, commercialise des panneaux dont l’affichage est obligatoire en entreprise et qui contiennent diverses informations. Une personne physique exploitant une entreprise individuelle de vente à distance sur catalogue général a adressé à de potentiels clients un document de prospection comprenant notamment un renvoi à ses conditions générales de vente. Estimant que l’usage de ce document, qui ressemblait à s’y méprendre au sien, constituait un acte de concurrence déloyale, la société APE l’a assignée devant le juge des référés du tribunal de commerce de Romans‑sur‑Isère. Dans une ordonnance rendue le 9 janvier 2024, ce dernier constate la création d’un risque de confusion constitutive d’actes déloyaux et parasitaires et prononce en conséquence une mesure d’interdiction. Il considère en revanche que la demande de provision se heurte à une contestation sérieuse. Alors que le défendeur avait interjeté appel de cette décision, la société APE a découvert qu’il contournait la mesure d’interdiction prononcée en poursuivant l’utilisation des documents litigieux via la société Euro Services dont il était le gérant. Elle l’a donc assignée en intervention forcée.
Caractérisation de la déloyauté. La cour d’appel de Grenoble se fonde sur les articles 872 et 873 du Code de procédure civile pour accueillir les demandes de la société APE.
Elle s’intéresse tout d’abord aux habitudes de prospection suivies par la société demanderesse et reprises par le défendeur ainsi que par la société assignée en intervention forcée. Elle souligne que la société demanderesse cible des entreprises françaises auxquelles elle adresse un document de prospection comprenant un bon de commande et ses conditions générales de vente. L’évocation sommaire de ce mode de prospection peut interroger, car il paraît à ce point usuel que sa reprise ne saurait faire naître un quelconque risque de confusion. Toutefois, en matière de concurrence déloyale, le diable est souvent dans les détails. Dès lors, la cour d’appel de Grenoble s’attache utilement à comparer les documents litigieux, en soulignant que la mise en page est « quasi identique avec des rubriques similaires présentés sous le même format et l’inscription en entête des deux documents de la mention en gras “Affichage obligatoire” ». Si les défendeurs utilisent un QR code pour permettre la consultation de leurs conditions générales de vente, cette différence n’est pas décisive, dès lors qu’elles constituent « une copie de celles émises par la société APE à l’exception du paragraphe “Modalités de paiement” ». La cour d’appel de Grenoble approuve ainsi le premier juge pour avoir retenu que le défendeur personne physique, « qui intervient dans le même domaine d’activité que la société APE, a copié sa stratégie commerciale et a diffusé des documents quasi identiques à ceux créés par cette société ». Les mêmes conclusions s’imposent s’agissant de la société défenderesse, dès lors qu’elle a utilisé le document litigieux.
La copie des documents commerciaux utilisés par la société demanderesse étant établie, elle se trouve appréhendée ensuite au travers de ses effets. Si la création d’un risque de confusion est un des comportements topiques de concurrence déloyale, il est question ici d’une confusion effective. En effet, plusieurs clients de la société demanderesse ayant reçu le document adressé par les défendeurs se sont questionnés sur sa provenance et ont interrogé la demanderesse sur ce point. La cour d’appel de Grenoble écrit même qu’un des clients a demandé des explications à la société demanderesse, ce qui traduit une véritable incompréhension de la clientèle. Or, si cette dernière avait compris que le document litigieux, qui comprenait une adresse et des prix différents de ceux de la société demanderesse, provenaient d’autres opérateurs économiques, elle ne se serait pas adressée à la société demanderesse pour obtenir des explications. La confusion sur l’origine du document commercial semble donc démontrée par les pièces produites au débat. Elle s’explique tout à la fois par la ressemblance entre les documents commerciaux et par la proximité des domaines d’activité.
Toutefois, la cour d’appel de Grenoble ne se contente pas de retenir des actes de concurrence déloyale par la création d’un risque de confusion. Elle affirme que les défendeurs se sont rendus coupables d’agissements parasitaires. Elle juge en effet que les « agissements consistant à utiliser des documents créés par un tiers en utilisant la même méthode de prospection que ce tiers pour commercialiser des services identiques visent à se placer dans le sillage de ce tiers afin d’en tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et savoir‑faire, de la notoriété acquise et des investissements consentis et constituent des actes déloyaux et parasitaires ». La motivation reprend les marqueurs classiques du parasitisme : la métaphore du sillage mais également le profit retiré sans bourse délier des efforts, du savoir‑faire, de la notoriété ou encore des investissements consentis par un opérateur économique. Le parasitisme semble opérer une sorte de séduction, qui s’explique sans doute par le fait qu’il peut apparaître comme un « terme plus métaphorique que technique1 ». Comment ne pas considérer en effet qu’en copiant des documents commerciaux pour les adresser à la même clientèle les défendeurs se sont placés dans le sillage de la société demanderesse ? La difficulté résulte toutefois dans le fait que copier revient toujours à s’inscrire dans le sillage de l’autre. La métaphore est belle ; elle occulte toutefois l’essentiel. Car, en l’espèce, la motivation retenue ne permet pas de s’assurer qu’il existe effectivement une valeur économique individualisée qui aurait été parasitée. La cour, qui rentre pourtant dans le détail s’agissant de la caractérisation du risque de confusion, ne semble pas vérifier l’existence d’un savoir‑faire, d’une notoriété ou d’investissements particuliers.
Mesures d’interdiction et de réparation. Les actes de concurrence déloyale identifiés constituent selon la cour un trouble manifestement illicite justifiant le prononcé d’une mesure d’interdiction provisoire et l’octroi d’une provision.
La mesure d’interdiction prononcée est formulée dans les termes suivants : « il convient de faire droit à la demande de la société APE de prononcer l’interdiction pour la SARL Euro Service de diffuser les documents litigieux et/ou reproduire et/ou diffuser des textes et/ou conditions générales crées par APE et/ou créant une confusion avec cette dernière, par voie postale et/ou sur internet, sous astreinte de 5 000 euros par infraction constatée. » Comme bien souvent en matière de concurrence déloyale, il s’agit d’une interdiction assez large, voire même trop large. En effet, la motivation de la cour d’appel ne peut valoir que pour les documents litigieux qu’elle a examinés avec soin. Dès lors, nous voyons assez mal comment l’interdiction pourrait viser de manière large la reproduction — donc même sans diffusion — de n’importe quel texte créé par la société APE. D’une part, cela revient à vider de sa substance le principe de liberté de copie s’agissant de cette société. D’autre part, cela peut créer des difficultés d’exécution. Il aurait donc sans doute été préférable de formuler une interdiction provisoire plus restrictive.
S’agissant de la demande de provision, la cour d’appel de Grenoble réforme sans surprise la décision du premier juge. Dès lors que les actes de concurrence déloyale se trouvent retenus, la cour d’appel de Grenoble conclut que « l’obligation n’est pas sérieusement contestable », ce qui permet l’octroi d’une provision.
Pour ce faire, elle se rattache à une jurisprudence qu’elle qualifie à juste titre de constante en vertu de laquelle il s’infère nécessairement un préjudice des actes déloyaux retenus. Ce principe se trouve en effet affirmé par la Cour de cassation à travers l’utilisation de formules qui connaissent de légères variations : « il s’infère nécessairement un préjudice d’un acte de concurrence déloyale2 » ; « un préjudice s’infère nécessairement d’acte de concurrence déloyale générateur d’un trouble commercial3 » ; « il s’infère nécessairement d’actes de concurrence déloyale ou de parasitisme un trouble dans l’activité exercée constitutif d’un préjudice, fût‑il seulement moral4 » ou encore « il s’infère nécessairement un préjudice, fût‑il seulement moral5 ». La démonstration du préjudice se trouve ainsi facilitée. Toutefois, il faut saluer le fait que la cour d’appel de Grenoble s’attache tout de même à préciser la nature du préjudice accordé, à savoir un préjudice moral, et sa consistance tenant à l’atteinte causée à l’image de la société demanderesse.
Mise en perspective avec le référé en droit d’auteur. La décision étudiée est tout à la fois classique dans les faits et dans les principes mobilisés. Elle a toutefois le mérite de montrer que le juge de l’évidence peut investir pleinement le débat qui s’offre à lui, même en présence de notions qui peuvent paraître fuyantes ou qui peuvent donner prise à des appréciations relativement subjectives. À plusieurs reprises, la cour d’appel de Grenoble se montre extrêmement affirmative s’agissant de la constitution de la faute de concurrence déloyale. La comparaison avec certaines ordonnances rendues récemment sur le terrain du droit d’auteur nous laisse quelque peu songeurs… En effet, alors que le référé en droit d’auteur se fonde également sur le droit commun, certains juges rejettent toute demande provisoire dès lors que l’originalité se trouve contestée6, sous prétexte que l’appréciation de cette notion relèverait par essence du fond. Cela revient à entraver l’octroi de toute mesure provisoire en matière de droit d’auteur, ce qui nous semble extrêmement problématique7. Il faut donc souhaiter que l’audace du juge des référés grenoblois fasse des émules !