La personnalité morale prend fin par la dissolution de l’activité qui en constitue le substrat1. Le plus souvent, l’effet extinctif de la dissolution est néanmoins suspendu pour permettre la liquidation du patrimoine de la personne morale2 — la réalisation de ses droits et l’acquittement de ses dettes. La jurisprudence précise à ce sujet qu’une liquidation imparfaite est inopérante, en ce sens que la subsistance de droits et obligations à caractère social malgré la clôture des opérations de liquidation emporte le maintien de la personnalité morale — et avec elle, de la capacité d’ester en justice3. Mais pour se prévaloir du sursis existentiel conféré par la liquidation, encore faut‑il que son ouverture ait été prévue, ce qui n’est pas le cas lorsque la dissolution résulte d’une fusion‑absorption. La cour d’appel de Grenoble a eu l’occasion de le rappeler par une remarquable ordonnance du conseiller de la mise en état rendue le 1er octobre 2024.
Un litige relatif à des produits financiers, opposant une société et son assureur à cinq particuliers, a été porté à l’attention du tribunal judiciaire de Bourgoin‑Jallieu. En cours d’instance, la société partie a cependant fait l’objet d’une fusion‑absorption — décidée le 30 juin 2023 puis mise à exécution le 28 septembre de la même année. Le 8 février 2024, la juridiction s’est prononcée par un jugement dont la société absorbante a immédiatement interjeté appel devant la cour d’appel de Grenoble, avant d’être imitée le 4 mars, par la société absorbée et son assureur. Auprès du conseiller de la mise en état, les intimés ont objecté que le recours de la société absorbée était affecté d’une irrégularité de fond, car exercé par une personne morale n’ayant plus d’existence juridique. De son côté, la société absorbée faisait valoir, d’une part, que la société absorbante était venue à ses droits, et d’autre part, que conformément à un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation rendu le 20 septembre 2023, « la personnalité d’une société dissoute subsiste aussi longtemps que ses droits et obligations à caractère social ne sont pas liquidés4 », si bien que le procès en cours maintenait son existence et que les trois appels formés devaient être reçus. L’argument était toutefois malvenu et fut comme tel, écarté par la cour.
Pour motiver l’irrégularité de la demande adressée par la société absorbée, le conseiller de la mise en état a préalablement concédé que « la capacité d’ester en justice s’attache à la personne morale en tant que sujet de droit quelle que soit sa forme juridique ». De sorte que le simple changement de forme d’une société, qui n’affecte pas son existence, n’est pas de nature à entacher ses demandes d’une irrégularité de fond pour défaut de capacité. Mais se transformer est une chose, et fusionner en est une autre. Car comme l’indiquait la cour, la fusion‑absorption met un terme à l’existence même de la personne morale absorbée sans entraîner sa liquidation. D’où il suit que la subsistance de droits et obligations à caractère social ne pouvait être pertinemment invoquée pour prolonger l’effet suspensif de la liquidation, celui‑ci n’ayant jamais commencé à courir. L’appel de la société absorbée, « dépourvue de personnalité morale et inexistante en fait et en droit depuis la fusion‑absorption », était donc affecté d’une irrégularité de fond et à ce titre, annulable en application de l’article 117 du Code de procédure civile — sans qu’il soit pour cela nécessaire de justifier d’un grief5.
Si la solution ne surprend guère, le raisonnement déployé était particulièrement intéressant. Pour sa clarté de sa rigueur, certes, mais aussi parce qu’en prenant le temps de distinguer la simple transformation de la fusion‑absorption — ce qui, pourtant, n’était pas indispensable — la cour semblait discrètement contredire la Cour de cassation. Par un arrêt du 25 novembre 2020, la chambre criminelle avait en effet assimilé ces deux opérations au soutien de sa décision d’engager la responsabilité pénale d’une société pour des faits commis par une autre, qu’elle avait absorbée6. L’opposition aux juges du droit transparaissait aussi de la fermeté avec laquelle était exprimée l’extinction de la personnalité morale de la société absorbée, personnalité qualifiée par la cour d’appel d’inexistante en fait et en droit, là où l’arrêt du 25 novembre 2020 retenait au contraire sa continuation au sein de la société absorbante. Résistance délibérée ou fortuite, on se réjouira dans tous les cas de ces précisions formulées par le conseil de la mise en état.
Au surplus, l’ordonnance indiquait que le fait pour la société absorbée de signifier dans ses premières conclusions la venue de la société absorbante à ses droits était inopérant puisque la déclaration d’appel n’en faisait pas état. La seule façon de faire échec à l’invalidation de la demande était donc de mentionner la société absorbante dans cet acte même, et non dans ceux subséquents. On admettra cependant ne pas bien saisir l’enjeu que prêtait la société absorbée à sa présence devant la juridiction du second degré. Non seulement parce que la société absorbante — ayant cause universelle — avait préalablement interjeté appel7, mais aussi parce que ladite société était l’associée unique de la société absorbée. Du propre aveu, d’ailleurs, de la société absorbée, l’appel litigieux ne pouvait causer aucun préjudice aux intimés puisque son assureur et la société absorbante contestaient également la décision des premiers juges. L’argument, destiné à faire échec à l’exception de nullité, ne pouvait cependant prospérer puisque l’irrégularité en cause n’était pas de forme mais de fond8.
Pour terminer, on fera simplement observer que si le prononcé de l’irrecevabilité — de l’irrégularité, en vérité9 — de l’appel de la société absorbé était parfaitement logique, puisque la perte de la personnalité morale entraîne celle de la capacité d’ester en justice, peut‑être y avait‑il quelque paradoxe à condamner, par suite, cette même société — pourtant « dépourvue de personnalité morale et inexistante en fait et en droit » — aux dépens de l’incident. La personnalité juridique n’est‑elle pas aussi — et avant tout — le siège de l’aptitude à avoir des biens et à être redevable d’obligations ?