1. Contexte
Entrée en vigueur le 15 mai 2022, la loi no 2022‑172 du 14 février 2022 en faveur de l’activité économique indépendante (API) a marqué une évolution juridique importante en consacrant une séparation de plein droit des patrimoines professionnel et personnel de l’entrepreneur individuel. Au‑delà des articles L. 526‑22 et suivants du Code de commerce régissant dorénavant le statut de l’entrepreneur individuel, les articles L. 681‑1 à L. 681‑4 du Code de commerce ont vocation à organiser la scission patrimoniale dont ce dernier bénéficie en cas d’ouverture d’une procédure collective à son égard1.
Dans cette perspective, la loi accorde un rôle prépondérant à la juridiction normalement compétente pour connaître de l’ouverture de la procédure collective de l’entrepreneur. En effet, l’alinéa 1er de l’article L. 681‑1 du Code de commerce énonce que « toute demande d’ouverture d’une procédure prévue aux titres II à IV du présent livre ou d’une procédure de surendettement prévue au livre VII du Code de la consommation à l’égard d’un entrepreneur individuel relevant du statut défini à la section 3 du chapitre VI du titre II du livre V du présent Code est portée devant le tribunal compétent pour connaître des procédures prévues aux titres II à IV du présent livre », ce dernier devant apprécier à la fois les conditions d’ouverture d’une procédure collective à l’égard du patrimoine professionnel de l’entrepreneur et celles d’une procédure de surendettement à l’égard de son patrimoine personnel en vertu de l’article L. 711‑1 du Code de la consommation. Lorsque ces conditions sont réunies, la juridiction saisie doit, en application du III de l’article L. 681‑2 du Code de commerce, ouvrir une procédure unique régie par le droit des procédures collectives dont le périmètre touche tant le patrimoine professionnel de l’entrepreneur que son patrimoine personnel. Le tribunal traite alors dans un même jugement « des dettes dont l’entrepreneur individuel est redevable sur ses patrimoines professionnel et personnel, en fonction du droit de gage de chaque créancier, sauf dispositions contraires ». Par exception, le tribunal de la procédure collective est dessaisi du traitement du patrimoine personnel du débiteur « lorsque la distinction des patrimoines professionnel et personnel a été strictement respectée et que le droit de gage des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’activité professionnelle de l’entrepreneur individuel ne porte pas sur le patrimoine personnel de ce dernier2 ». Dans cette hypothèse, vouée à être assez rare en pratique3, le tribunal ayant ouvert la procédure doit saisir, avec l’accord du débiteur, la commission de surendettement aux fins de traitement des dettes dont ce dernier est redevable sur son patrimoine personnel.
C’est dans ce contexte que la cour d’appel de Grenoble a rendu deux arrêts, les 4 avril et 16 mai 2024, qui retiennent l’attention. Tout d’abord, parce que les décisions relatives à l’évolution du droit de l’entrepreneur individuel en procédure collective sont particulièrement attendues. Ensuite, parce que les solutions affirmées permettent de mesurer la prépondérance accordée au droit des entreprises en difficulté en pareilles circonstances ainsi que les insuffisances de la loi no 2022‑172 du 14 février 2022.
2. Solutions
Dans l’affaire jugée le 4 avril 2024 (no 23/04146)4, un garagiste exerçant une activité à titre indépendant est décédé en 2023. Sa veuve, en sa qualité d’héritière, a demandé sur le fondement de l’article L. 640‑3 alinéa 2 du Code de commerce, permettant aux héritiers d’un débiteur décédé de saisir le tribunal sans condition de délai, l’ouverture d’une liquidation judiciaire afin de régler les difficultés financières de son défunt mari. Contrairement au tribunal de commerce de Grenoble, la cour d’appel, saisie par l’héritière, conclut au bien‑fondé de la demande de cette dernière et ouvrit une procédure de liquidation judiciaire, revoyant l’affaire devant le tribunal pour la désignation des organes de la procédure et la réalisation des mesures de publicité. S’agissant du périmètre de la procédure collective, le juge grenoblois appliqua l’article L. 681‑1 du Code de commerce, l’obligeant à apprécier les conditions d’ouverture de la liquidation judiciaire à l’égard du patrimoine professionnel et celles de la procédure de surendettement pour le patrimoine personnel. Après avoir relevé la cessation des paiements de « l’héritière de M. X EI décédé » en raison notamment d’un passif professionnel échu de plus de 100 000 euros, la cour d’appel constata que la veuve, propriétaire de sa résidence principale, « est sans emploi et doit acquitter le remboursement d’un emprunt et le paiement de charges mensuelles courantes », de sorte qu’elle est également « dans l’impossibilité manifeste de faire face à l’ensemble de ses dettes professionnelles et non‑professionnelles exigibles » au sens de l’article L. 711‑1 du Code de la consommation. Ainsi appréciés à travers le patrimoine de l’héritière des biens de l’entrepreneur, chaque patrimoine étant éligible à la procédure le concernant, la cour d’appel jugea en conséquence qu’une procédure de liquidation judiciaire unique devait être ouverte conformément à l’article L. 681‑2 III du Code de commerce.
Dans l’affaire jugée le 16 mai 2024 (no 24/00097), un entrepreneur exerçant une activité de charpentier a sollicité l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire, ce qu’il a obtenu de la part du tribunal de commerce de Grenoble par jugement du 20 décembre 2023. Toutefois, il en contesta le périmètre dans la mesure où le tribunal ouvrit une liquidation judiciaire tant à l’égard de son patrimoine professionnel qu’à l’égard de son patrimoine personnel sur le fondement des articles L. 681‑1 et L. 681‑2 III du Code de commerce. En effet, le débiteur avança qu’il n’avait fait autre chose que déclarer la cessation des paiements de son entreprise sans démonstration d’une éventuelle insolvabilité de son patrimoine personnel, si bien que le tribunal ne pouvait ouvrir une liquidation judiciaire que sur son seul patrimoine professionnel. En outre, il souligne subsidiairement que le tribunal ne caractériserait pas la situation de surendettement relative à son patrimoine personnel. La cour d’appel de Grenoble confirma le jugement du tribunal de commerce dans toutes ses dispositions. Elle releva, tout d’abord, que l’entreprise présente un passif échu et à échoir de 66 834,82 euros et qu’il n’existe pas d’actif disponible, situation caractérisant l’état de cessation des paiements du patrimoine professionnel du débiteur. Par ailleurs, elle indiqua qu’il ressort des éléments de la procédure que le débiteur « doit faire face à un passif personnel de 23 406,87 euros et que son compte bancaire personnel présente un solde créditeur de 18,49 euros ». Il s’ensuit que ce dernier, contrairement à ce qu’il soutient, est bien également « dans l’impossibilité manifeste de faire face à l’ensemble de ses dettes professionnelles et non professionnelles exigibles » en vertu de l’article L. 711-1 du Code de la consommation.
3. Appréciation
Ces deux décisions sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles appliquent les nouvelles dispositions de la loi no 2022‑172 du 14 février 2022 relatives au régime juridique de la division des patrimoines de l’entrepreneur individuel lors de l’ouverture d’une procédure collective à son égard. L’application de cette nouvelle loi aux deux procédures collectives n’étonne guère en l’occurrence dans la mesure où celles‑ci ont été ouvertes en 2023, c’est‑à‑dire après l’entrée en vigueur de la loi du 14 février 2022, le 15 mai 20225. Cependant, au vu des faits, il n’est pas impossible que les entrepreneurs concernés par chacune de ces procédures se trouvaient déjà en activité à cette date. Si tel est bien le cas, à compter du 15 mai 2022, leurs patrimoines, jusque‑là uniques, se sont trouvés scindés de plein droit en patrimoines professionnels et personnels. Il en résulte que seules les créances nées après l’entrée en vigueur de la loi du 14 février 2022 ont alors été affectées à l’un ou l’autre de ces patrimoines6 tandis que celles nées antérieurement n’ont pu se voir opposer l’affectation patrimoniale résultant de la nouvelle loi. Aucune indication quant à la date de naissance des dettes des débiteurs concernés ne figurant précisément dans les arrêts rendus par la cour d’appel de Grenoble les 4 avril et 16 mai 2024, il est difficile de mener plus avant l’analyse en la matière.
Par ailleurs, les deux décisions commentées sont notamment fondées sur les articles L. 681‑1 et L. 681‑2 III du Code de commerce, issus de la loi du 14 février 2022. Alors que le premier de ces textes impose au juge de la procédure collective d’apprécier la situation de chaque patrimoine de l’entrepreneur en difficulté, le second l’oblige à ouvrir, sauf exception, une procédure unique lorsque les conditions d’ouverture d’une procédure collective et d’une procédure de surendettement sont réunies. Par l’effet d’une véritable extension de compétence, une seule procédure relevant du livre VI du Code de commerce est alors mise en place par le tribunal de la procédure collective, dépassant le seul périmètre du patrimoine professionnel. C’est précisément cet « impérialisme du droit des entreprises en difficulté7 » que contestait tout particulièrement l’entrepreneur individuel dans l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 16 mai 2024 en ce qu’il n’avait pas mesuré l’étendue de la liquidation judiciaire dont il allait faire l’objet lorsqu’il déclara la cessation des paiements de son entreprise. Le Parquet général, lors de l’audience en appel, ne s’y est pas trompé et fit relever que le débiteur « qui a sollicité la liquidation judiciaire de son entreprise de charpente n’a pas précisé que sa demande ne portait pas sur le patrimoine personnel ». Pour autant, en ouvrant une liquidation judiciaire touchant les deux patrimoines du débiteur, la cour d’appel n’a fait que respecter l’automaticité résultant du mécanisme de l’article L. 681‑2 III du Code de commerce. Certes, l’entrepreneur fera l’objet « de deux sous‑procédures intégrant chacune des réalisations d’actifs propres et, de façon corrélative, des répartitions au profit des créanciers par patrimoine8 », limitant ainsi le droit de gage des créanciers personnels aux actifs personnels et celui des créanciers professionnels au patrimoine de l’entreprise individuelle9. Mais, il n’empêche que l’article L. 681‑2 III du Code de commerce a de quoi surprendre les débiteurs non‑avertis, d’autant plus qu’il a vocation à s’appliquer à l’occasion d’une simple demande en ouverture d’une procédure de sauvegarde10. Peut‑être serait‑il judicieux d’en restreindre la portée aux seules procédures de redressement et de liquidation judiciaire afin de ne pas nuire à l’attractivité de la procédure de sauvegarde.
Enfin, la décision de la cour d’appel du 4 avril 2024 présente la particularité d’être rendue dans un contexte successoral puisque la liquidation judiciaire a été demandée par l’héritière de l’entrepreneur désireuse de mettre un terme aux difficultés de l’entreprise de son défunt mari. En pareilles circonstances, l’unicité patrimoniale se trouve en principe « ressuscitée11 » dans la mesure où l’article L. 526‑22 alinéa 9 du Code de commerce énonce que dans le cas où un entrepreneur individuel cesse toute activité professionnelle indépendante ou bien décède, « le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel sont réunis, sous réserve des articles L. 631‑3 et L. 640‑3 du présent Code » lesquels permettent l’ouverture d’une procédure collective à l’égard d’un débiteur décédé. Bien que la cour d’appel de Grenoble ne se réfère pas expressément à l’article L. 526‑22 alinéa 9 du Code de commerce, applicable en l’espèce, il convient d’observer qu’elle en respecte le mécanisme dans la mesure où elle fait subsister le patrimoine professionnel du défunt pour en apprécier l’état et ouvrir une procédure collective. Ainsi, dès lors qu’il se trouve en cessation des paiements et que son passif provient de son activité professionnelle, le débiteur pourra alors prétendre aux procédures du livre VI du Code de commerce pour traiter ce passif professionnel résiduel. En revanche, si le passif révélé postérieurement à la cessation d’activité n’est pas de nature professionnelle, le débiteur relèvera alors de la procédure de surendettement. Une difficulté se pose néanmoins en cas de décès de l’entrepreneur dans la mesure où il faut être une personne physique vivante pour être éligible à la procédure de surendettement, la jurisprudence n’hésitant pas à qualifier d’irrecevable la demande d’ouverture des ayants droit du défunt au motif que cette procédure est « personnelle et non transmissible12 ». Il s’ensuit, en pareilles circonstances, que les conditions d’ouverture de la procédure de surendettement ne peuvent être appréciées par le tribunal en vertu de l’article L. 681‑1 du Code de commerce si bien que le passif personnel d’un entrepreneur décédé ne serait pas traité faute de provenir de l’activité professionnelle13. C’est peut‑être consciente de cette difficulté que la cour d’appel de Grenoble, dans l’affaire jugée le 4 avril 2024, apprécia les conditions requises par l’article L. 711‑1 du Code de la consommation à l’échelle du patrimoine de la veuve de l’entrepreneur individuel. Le raisonnement est discutable. En effet, le patrimoine de l’héritière a certes bien absorbé, dès l’acceptation de la succession par cette dernière, le patrimoine personnel de son défunt mari. Mais, comme cela a été justement observé en doctrine, « on conçoit mal que le patrimoine de l’héritière se trouve finalement soumis à la liquidation judiciaire unique qui porte aussi sur le patrimoine professionnel de son mari décédé14 ». À vrai dire, la solution de la cour d’appel s’apparente à un pis‑aller destiné à s’accommoder autant que faire se peut des malfaçons de la loi du 14 février 2022, qui n’a pas suffisamment pensé les interactions avec les autres branches du droit15. Une solution pourrait être, en cas de décès de l’entrepreneur, de cantonner la procédure collective au seul patrimoine professionnel. Toujours est‑il qu’en l’état du droit positif, on ne saurait trop recommander aux entrepreneurs de recourir à la forme sociale pour l’exercice de leur activité professionnelle et, à défaut, aux héritiers d’accepter la succession de l’entrepreneur à concurrence de l’actif net comme le permet l’article 787 du Code civil16.