Contexte
Le bien vendu sous clause de réserve de propriété peut-il être inclus dans le plan de cession de l’entreprise débitrice du prix de vente ? La question se pose essentiellement lorsqu’un tel plan doit être organisé à court terme, alors même que les demandes de revendication et de restitution mobilières n’ont pu être dénouées avant son arrêté par le tribunal. La réponse en la matière est acquise depuis longtemps : rien n’interdit d’intégrer dans le plan de cession des biens faisant l’objet d’une clause de réserve de propriété tant le vendeur bénéficiant d’une telle clause ne peut s’opposer à leur revente par l’acquéreur1 afin de ne pas bloquer le jeu normal des circuits commerciaux2. Le droit de propriété du créancier réservataire n’est pas pour autant sacrifié au sein de ce schéma puisqu’il se reporte alors sur la créance de prix de l’acheteur-revendeur à l’égard du sous-acquéreur, ce dernier étant à l’abri d’une revendication en nature en raison de l’article 2276 du Code civil. Connue de longue date en droit des procédures collectives, pareille subrogation réelle3 est consacrée, depuis l’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006, à l’article 2372 du Code civil4 dès lors que le bien dont la propriété est réservée a été revendu. Lorsque le prix a été payé par le sous-acquéreur au revendeur postérieurement à l’ouverture de la procédure collective dont ce dernier fait l’objet, ce n’est plus alors la créance de prix qui est revendiquée mais en réalité une somme d’argent entre les mains du débiteur5, ce qui explique la formule retenue par l’article L. 624-18 du Code de commerce6.
Quel que soit le cas de figure, le vendeur impayé dispose ainsi d’une revendication de substitution7 sur la créance de prix de revente constituant l’équivalent en valeur de la revendication en nature du bien revendu. Cependant, de quelle valeur parle-t-on précisément ? La valeur du bien au moment de sa vente initiale ou celle au moment de sa revente ? La question est relativement peu abordée en droit positif, ce qui confère un intérêt particulier à l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Grenoble le 22 septembre 2022.
Solution
Dans cette affaire, le tribunal de commerce de Romans-sur-Isère a ouvert en décembre 2018 une procédure de redressement judiciaire à l’égard d’une société de cartonnage, dont l’entreprise a fait l’objet d’un plan de cession en janvier 2019, suivi le même jour d’une conversion de la procédure de redressement judiciaire en liquidation judiciaire. Quelques jours avant l’ouverture du redressement judiciaire, un fournisseur avait vendu et livré avec une clause de réserve de propriété plusieurs tonnes de carton d’emballage à la société débitrice. D’autres marchandises avaient également été livrées par une société sœur de ce fournisseur si bien que le total des livraisons effectuées par ces sociétés et demeurées impayées s’est élevé à la somme de 269 257 euros, dont 238 905 euros pour le fournisseur principal. Or, ces marchandises ont été incluses dans le plan de cession dont le débiteur a fait l’objet en janvier 2019 alors même que le fournisseur venait d’en revendiquer la propriété ainsi que le prix de revente auprès de la procédure collective. Saisi ultérieurement par le fournisseur, le juge-commissaire reçut la demande en revendication et ordonna la remise de la somme de 116 029 euros, correspondant à la quote-part du prix de cession revenant au fournisseur pour les marchandises ayant été cédées dans le cadre du plan de cession. Statuant sur l’opposition formée par le fournisseur, le tribunal de Romans-sur-Isère confirma l’ordonnance du juge-commissaire en toutes ses dispositions. Appel fut, par conséquent, interjeté par le fournisseur notamment au motif que le juge-commissaire comme le tribunal avaient refusé qu’il puisse recourir contre le sous-acquéreur des marchandises, cessionnaire de l’entreprise, afin d’obtenir le règlement du solde des sommes lui étant dues, soit la somme de 122 876 euros, outre les 116 029 euros versés.
Confirmant la décision du tribunal de commerce, la Cour d’appel de Grenoble, dans son arrêt du 22 septembre 2022, rejette cette prétention au motif « l'action en revendication n'est pas une action en paiement, mais ne tend qu'à permettre au créancier bénéficiaire d'une clause de réserve de propriété de reprendre possession des biens livrés, sinon de leur prix de revente, jusqu'à due concurrence de sa créance initiale, par l'effet de la subrogation réelle ». Le créancier subit « les risques d'une dépréciation des marchandises existant encore en nature, ou d'une revente en dessous du prix de leur achat, notamment suite à une cession des actifs du débiteur ». Le créancier revendiquant n’est ainsi pas fondé à poursuivre le sous-acquéreur en vue d’obtenir le paiement de la fraction de sa créance initiale non-couverte par le prix de revente perçu.
Portée
La décision de la Cour d’appel de Grenoble abonde pertinemment dans le sens d’une valorisation glissante de l’assiette du droit de propriété du vendeur au moment de la revente du bien. En effet, la valeur du bien dont la propriété est réservée ne se conçoit pas de façon statique mais dynamique : à la valeur des marchandises au moment de la vente, appréciée sur la base de leur prix d’achat, correspond ultérieurement la valeur des mêmes marchandises au moment de leur revente, sur la base du prix de revente. Dès lors, est-il logique que la valeur de l’assiette du droit du créancier réservataire corresponde, le cas échéant, au prix de revente. Lorsque ce dernier est inférieur au prix d’achat, le vendeur bénéficiant d’une clause de réserve de propriété subit alors les risques de la dépréciation des biens, sauf minoration anormale du prix, notamment à la suite d’une collusion frauduleuse entre le revendeur et le sous-acquéreur. C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel de Grenoble n’a pas permis au vendeur de recourir contre le sous-acquéreur afin d’obtenir le paiement du solde de sa créance initiale. On en déduit a contrario que lorsque le prix de revente est supérieur au prix d’achat, le créancier réservataire doit pouvoir le revendiquer dans la limite du montant du solde de sa créance. La décision de la Cour d’appel de Grenoble du 22 septembre 2022 rejoint ainsi la position adoptée par la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 16 juin 20098. Revenant sa jurisprudence selon laquelle le prix versé au créancier ne peut inclure la marge bénéficiaire que l’acheteur-revendeur fait supporter à ses clients9, la Haute Cour énonça dans cette décision que « la revendication du prix s'exerce sur le solde du prix de revente du bien affecté de la clause de réserve de propriété restant dû (…), à concurrence du prix tel que fixé lors de la convention conclue avec le vendeur initial ». L’évolution est particulièrement perceptible lorsque des acomptes ont été versés par le sous-acquéreur au revendeur en difficulté, comme le souligna le professeur Michel Cabrillac à travers un exemple tiré de l’espèce : « soit la vente d'une machine au prix restant dû après la conclusion de 11 400 € ; elle est revendue à 19 800 €, avec un acompte de 4 000 €, reste dû par le sous-acquéreur 15 800 €. Avec l'interprétation antérieure, le vendeur initial pouvait revendiquer auprès du sous-acquéreur 11 400 – 4 000 = 7 400 ; avec l'interprétation nouvelle, il pourrait revendiquer 15 800 €, mais ce plafond doit naturellement être ramené au montant de sa créance, soit 11 400 €10 ». La marge prise par le revendeur peut ainsi utilement entrer dans l’assiette du droit de propriété du vendeur initial à due concurrence du montant du solde de sa créance, ce qui est conforme à l’idée d’une valorisation glissante de cette assiette au moment de la revente des biens.
Il n’en demeure pas moins que l’articulation de ces solutions avec celles relatives à la responsabilité des mandataires de justice reste délicate. En effet, lorsque les biens affectés d’une clause de réserve de propriété sont revendus pendant le délai de revendication, notamment dans le cadre d’un plan de cession, la Cour de cassation a élaboré une jurisprudence excessivement sévère à l’égard des professionnels. La Haute Cour a énoncé un principe selon lequel il appartient à l’administrateur judiciaire, lorsqu’il a connaissance d’une demande de restitution, de prendre les mesures appropriées en isolant le ou les biens concernés afin d’empêcher leur transfert au cessionnaire11. A défaut, il est susceptible d’engager sa responsabilité professionnelle. Cette position a été ultérieurement précisée puisqu’il a été affirmé que l’administrateur judiciaire ne peut procéder à la réalisation des actifs portant sur des biens objets d’une clause de réserve de propriété dont il connait l’existence sans l’accord du vendeur à qui il doit alors payer le solde du prix restant dû sur le matériel12. Ces solutions surprennent tant elles contredisent la règle précédemment exposée, selon laquelle l’assiette du droit de propriété du vendeur doit s’apprécier sur la base du prix de revente. Si un bien dont la propriété est réservée peut en principe être revendu par l’acheteur, pourquoi en rendre responsable le mandataire de justice ? L’administrateur judiciaire devrait ainsi pouvoir librement inclure des biens dont la propriété est réservée dans un plan de cession, si bien que la seule faute susceptible de lui être reprochée devrait être l’absence de restitution au vendeur de la quote-part du prix de cession correspondant à la vente des biens revendus13. Puisse la Cour de cassation, en particulier sur la base de l’arrêt d’appel grenoblois du 22 septembre 2022, assouplir sa jurisprudence en la matière.