L’arrêt de la Cour d’appel de Grenoble, rendu en sa chambre commerciale le 20 janvier 2022, innove moins par sa solution que par l’originalité des faits de l’espèce. En l’occurrence, l’inventeur dissocie sa rémunération perçue au titre de la création de son invention et celle perçue au titre du brevet correspondant.
Faits et procédure
Un inventeur a mis au point et développé un patch breveté pour le compte de la société Y, dont il est associé-gérant. Après avoir obtenu le brevet correspondant, il l’apporte en nature au capital de la société. Or, un pacte d’associés prévoit de ne pas rémunérer les gérants, mais de leur rembourser les frais engagés pour la société, tels que validés par les associés en début d’exercice. Une clause de ce même contrat prévoit d’indemniser les associés qui prendraient de leur temps à titre personnel au bénéfice de la société. L’inventeur, par ailleurs unique associé d’une EURL — la société X —, prétend ainsi que le temps qu’il a passé pour développer le patch breveté a été pris sur son temps personnel, à savoir celui censé passé au service de la société X.
En application du pacte d’associés, la société X, venant aux droits de l’inventeur associé-gérant de la société Y, adresse à cette dernière une facture portant comme motifs : « mise au point et développement des Active Patch 4U dont suivi de tests en plusieurs phases, dépôt de brevet ». Après plusieurs jours sans recevoir le règlement de la facture litigieuse, la société X agit en paiement contre la société Y, invoquant avoir consacré un temps important au développement et au dépôt du brevet détenu par celle-ci.
Par un jugement rendu le 12 février 2020, le tribunal de commerce de Romans-sur-Isère déboute la société X de sa demande, déclenchant évidemment un acte d’appel formé par cette dernière.
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Solution de la cour d’appel
La Cour d’appel de Grenoble commence par accueillir la demande de la société X, reconnaissant que pour les frais exposés par l’inventeur au titre de ses activités réalisées pour le compte de la société Y, au détriment de ses fonctions dans la société qu’il détient personnellement, seule la société X était à même d’adresser des factures à la société Y. Or, poursuivent les magistrats, le pacte d’associés n’a pas prévu l’indemnisation des diligences réalisées pour le dépôt du brevet, mais celles entreprises pour le développement de l’activité. Cependant, la cour constate que la société Y a immobilisé dans sa comptabilité des frais de développement importants dus à la société X. Les comptes ayant été régulièrement approuvés en assemblée générale ordinaire, la juridiction d’appel a appliqué la règle selon laquelle « les livres des marchands font preuve contre eux, de même que les registres et papiers domestiques font foi contre celui qui les a écrits, notamment lorsqu’ils contiennent la mention expresse que la note a été faite pour suppléer le défaut du titre en faveur de celui au profit duquel ils énoncent une obligation ». C’est donc sans surprise que la cour en déduit qu’il s’ensuit que la société X rapporte la preuve de l’existence de sa créance, telle que constatée dans les livres comptables de la société Y.
Observations
Le propos n’est pas de commenter à proprement dit l’arrêt, qui se borne à recevoir, contre le défendeur, un élément de preuve tiré de ses propres documents comptables. Sur ce point, la cour d’appel ne dit rien de nouveau.
En revanche, il peut être relevé la pertinence, voire l’ingéniosité, de la technique sociétaire pour rentabiliser au maximum les investissements humain, matériel et financier dans le développement d’une invention. Il est de coutume, en effet, d’enseigner que l’inventeur a le droit de récolter les fruits de son travail intellectuel sous la forme de redevances de licences d’exploitation du brevet correspondant obtenu. Dans certaines situations, il exerce son activité inventive sur le terrain salarial, ce qui engendre l’application de l’un des trois régimes prévus par l’article L. 611-7 du Code de la propriété intellectuelle :
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soit l’invention brevetée est une invention de mission, auquel cas elle appartient à l’employeur1 ;
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soit encore l’invention brevetée est une invention hors mission, auquel cas elle appartient au salarié inventeur2 ;
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soit enfin l’invention brevetée est une invention hors mission, mais attribuable à l’employeur, auquel cas l’employeur a la possibilité de revendiquer l’exploitation ou la propriété intellectuelle de l’invention3.
Dans d’autres circonstances, l’inventeur conserve son brevet et accorde des licences d’exploitation de son invention, à titre exclusif ou non, à des entreprises tierces qui lui versent alors des redevances négociées. Dans des cas plus fréquents, enfin, l’inventeur cède son brevet au plus offrant, parfois à un prix astronomique, en fonction du nombre de pays où le brevet a été enregistré en vue de réserver des marchés stratégiques. Dans ces différentes hypothèses, le travail intellectuel fourni par l’inventeur, l’invention et le brevet sont exploités en un seul pack et rémunérés une seule fois, en « one shot ».
Dans les faits de l’arrêt soumis à notre étude, l’inventeur a choisi de dissocier les trois sources de revenus, ce qui est fort ingénieux :
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d’abord, il facture le temps qu’il a passé à développer l’invention, ce qui lui fait percevoir des bénéfices non commerciaux déclarés par son EURL ;
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ensuite il apporte son brevet en société, ce qui lui ouvre le droit de percevoir des dividendes en cas de réalisation de bénéfices ;
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et enfin, il dispose du droit de récupérer la titularité de son brevet à la dissolution de la société dont il est associé, sous réserve que la dissolution n’intervienne pas à la suite d’une clôture de liquidation judiciaire pour insuffisance d’actif.
Le montage juridique ainsi opéré génère de facto trois fois plus de profit que les autres choix tactiques précédemment décrits. L’arrêt du 20 janvier 2022 rendu par la chambre commerciale nous aura donc appris une forme d’optimisation comptable dans la gestion d’une invention brevetée.